mardi 19 janvier 2010

Les 35 heures ont dix ans, mais plus toutes leurs dents…


On ne se presse pas au portillon pour célébrer l’anniversaire de la dernière réduction collective du temps de travail. Trop dévoyée, trop détournée ? En Belgique, la plus puissante centrale syndicale vient, face à la crise, de proposer de passer à la « semaine de quatre jours », sans perte de salaires.

« Il faut passer à la semaine de quatre jours. » Imaginez le pavé dans la mare : la crise économique cogne dur, les déficits budgétaires se creusent, les emplois perdus se ramassent à la pelle, les salaires stagnent, le chômage partiel crève les plafonds, les conditions de travail sont dégradées, le travail fait souffrir aussi… Et un dirigeant syndical vient proposer de réduire drastiquement le temps de travail en passant à 32 heures par semaine sans perte de salaire.
Décalé ? Pas en Belgique en tout cas, où Anne Demelenne, secrétaire générale de la FGTB (syndicat d’obédience socialiste, 1,4 million d’adhérents), plaide, depuis le début de l’année 2010, pour une mesure de cette ampleur afin de « partager le temps de travail » et de « réduire le chômage ». « Ce qui nous interpelle, c’est le fatalisme qui semble s’emparer du monde politique et socio-économique, justifie-t-elle. Avec les mesures de relance, on reste sur la défensive. Nous, ce que nous voulons, c’est passer à l’offensive, qu’on prenne des mesures concrètes, non seulement pour maintenir l’emploi, mais aussi pour en créer. La semaine de quatre jours, cela résoudrait un grand nombre de problèmes liés à la mobilité, cela permettrait aussi de mieux concilier le travail et la vie privée. »
La CSC, l’autre grande centrale syndicale belge, d’inspiration sociale-chrétienne, embraie plutôt mollement : « On n’habille pas tout le monde avec les mêmes vêtements, estime Claude Rolin, son secrétaire général. Il faut tenir compte de la réalité des secteurs, des entreprises. » Et côté patronat belge, c’est la bronca contre une « idée farfelue » ou un « ballon d’essai crevé » : « Forcer les salariés à limiter leur temps de travail à quatre jours par semaine, c’est répéter l’erreur française des 35 heures et menacer leur pouvoir d’achat », considère l’une des organisations patronales ; « le syndicat se trompe de siècle, la plus grande bêtise a été les 35 heures qui ont ridiculisé les entreprises françaises aux yeux du monde », lance une autre.
L’effet miroir s’avère saisissant quand, en France, justement, on célèbre dans l’indifférence générale les dix ans de la mise en oeuvre des 35 heures : la seconde loi Aubry sur la réduction du temps de travail avait été votée au Parlement le 15 décembre 1999 et, au 1er février 2000, toutes les entreprises de plus de 20 salariés devaient y être passées. Hormis Lionel Jospin, en tournée nostalgie ces derniers jours, il n’y a plus guère que Nicolas Sarkozy pour ne pas manquer une occasion d’évoquer les 35 heures… Comme un fléau, évidemment. « Nous avons mis fin au carcan des 35 heures, se vantait-il, par exemple, le 6 janvier à Cholet (Maine-et-Loire) lors de ses voeux aux forces économiques. Ce n’est pas une question idéologique. Le problème de la France n’est pas que nous travaillons trop, mais qu’on ne travaille pas assez. »
Une fois les 35 heures « enterrées » ou « détricotées » – ce qui demeure à prouver, par ailleurs, car la durée légale n’a pas été modifiée en France et que peu d’entreprises se risquent à dénoncer les accords –, que reste-t-il de ce qui a été si longtemps l’une des revendications phares du mouvement ouvrier en France ? On le sait, l’objectif de réduction collective du temps de travail en France a été passablement dévoyé par sa mise en oeuvre concrète et, plus encore, par ses « assouplissements » successifs : sous la pression d’un patronat de combat remobilisé pour l’occasion derrière la silhouette d’Ernest-Antoine Seillière, les effets annoncés des lois Aubry (emploi pour les chômeurs et temps libéré pour les salariés) ont été largement contrebalancés par le blocage des salaires, la flexibilité, l’annualisation du temps de travail et les cadeaux largement distribués aux entreprises sous forme d’exonérations de cotisations sur les bas salaires et d’aides publiques. Derrière le succès démagogique de son « travailler plus pour gagner plus », qui vient démolir le « travailler moins pour travailler tous et vivre mieux » au coeur d’une conception progressiste de la réduction du temps de travail, Nicolas Sarkozy en rajoute encore sur le volet de déréglementation contenu dès l’origine dans la réforme des 35 heures et va bien au-delà en bouleversant le Code du travail : il privilégie les accords d’entreprise pour déterminer les contingents d’heures supplémentaires pour chaque salarié et ouvre la possibilité d’accords de gré à gré via des conventions individuelles.
Ainsi, dans les faits, grâce à l’extension au fil du temps du nombre restreint de cadres sous statut dérogatoire, il est aujourd’hui possible pour certains salariés, comme l’ont fait remarquer certains spécialistes du droit social, de travailler 57 heures par semaine en moyenne sur une année, payées 35 !
L’air est bien connu, mais alors qu’à la crise générale dans le travail, pointée par les psychologues (difficulté croissante à être sujet dans son travail, explosion de la pression liée aux exigences de productivité toujours plus forte, etc.), vient s’ajouter la crise dans l’emploi, le non-débat français sur les 35 heures apparaît aujourd’hui plus que jamais en décalage avec la réalité : par exemple, l’explosion du chômage partiel, maintenu pour 2010 à 1 000 heures par salarié pour l’ensemble des branches professionnelles (quand les temps de travail annuel en France tourne autour des 1 680 heures), ne démontre-t-elle pas, en creux, l’utilité sociale d’une réduction du temps de travail face aux problématiques de l’emploi ?
Alors que, dans le dernier baromètre BVA publié le 12 janvier, 53 % des Français jugent que les 35 heures ne constituent pas un « handicap pour les entreprises », peut-être l’heure est-elle venue de reprendre l’offensive pour que la réduction du temps de travail soit un « atout pour les salariés ». La voie est étroite, peut-être, mais en France, elle est libre…

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