lundi 27 février 2017

Cécile Alduy. « Quand les mots du politique sont brouillés et dénaturés, c’est la démocratie qui perd »

Dans cette année électorale à hauts risques, la campagne pour l’élection présidentielle présente un niveau d’incertitude inédit, sous lequel se dessine une reconfiguration profonde du champ politique. S’y greffent « la confusion des signes et le brouillage de la parole politique », observe Cécile Alduy.

Professeure de littérature française à Stanford University (Californie) et chercheuse associée au Cevipof (Sciences-Po), elle « ne s’intéresse pas au ballet des personnes, mais à la dynamique des discours ». Alors pour savoir « Ce qu’ils disent vraiment » – titre de son récent ouvrage –, elle a appliqué à l’expression publique, de 2014 à 2016, des candidats Le Pen, Fillon, Mélenchon et de ceux qu’ils ont supplantés – Hollande, Sarkozy, Juppé – une analyse scientifique utilisant programmes informatiques et grille de lecture sémiotique fine. Afin de « dégager les structures profondes et la vision du monde et de la société française des principales figures qui façonnent le débat politique ». Elle en présente ici les principaux enseignements et enjeux.
Rarement bataille pour l’élection présidentielle aura été une équation à autant d’inconnues. De primaires en scandales à rebondissements, de ralliements transpartisans en défections individuelles, le plus grand flou règne sur le scénario même de la campagne : quels candidats seront vraiment en lice ? Avec quels programmes ? Sur quels thèmes vont-ils s’affronter ? Au-delà du casting à suspense, c’est une reconfiguration profonde du champ politique qui s’annonce, avec une quadri-polarisation inédite (FN, droite, centre, gauche) qui perturbe le jeu traditionnel de la Ve République et redistribue les cartes – et les mots – sur l’échiquier politique. Car, aux inconnues traditionnelles de tout scrutin (abstention, mouvements d’opinion, aléas de campagne), s’ajoute une source d’incertitude plus retorse, plus dommageable aussi pour le jeu démocratique : la confusion des signes et le brouillage de la parole politique.
Comment s’y repérer en effet lorsque Emmanuel Macron cite tantôt Jean Jaurès, Pierre Mauroy ou Roger Salengro le 14 janvier 2017 à Lille, en terres autrefois socialistes, tantôt encense Simone Veil, Jacques Chirac et Philippe Séguin, dans un appel du pied aux déçus du fillonisme le 4 février à Lyon ? Ou lorsque, en pleine primaire de la Belle Alliance populaire, Manuel Valls reprend à la droite sarkozyste et au Front national le concept d’« assimilation » comme critère d’accès à la nationalité française, après s’être interrogé pendant l’été 2016 sur la compatibilité de l’islam avec la République ? Comment ne pas être perplexe quand François Fillon, fier descendant d’une famille de Vendéens convaincus, récupère les symboles de la Révolution de 1789, moment fondateur du clivage droite/gauche, et promet de « faire tomber les Bastilles », pour ensuite préciser : « La Bastille des 35 heures. La Bastille du Code du travail… La Bastille de l’impôt confiscatoire… La Bastille de la dépense publique… La Bastille de l’égalitarisme… La Bastille de l’assistanat » ? Mme Le Pen avait déjà fait une OPA sur la laïcité en 2012. Elle campe à présent en féministe à tous crins, citant Simone de Beauvoir et Badinter. Dans cette stratégie rhétorique d’accaparement permanent des références historiques et des mots valeurs du camp adversaire, on ne s’étonnera bientôt plus que la seule personnalité citée dans le programme du Front national soit… Jean Zay, ministre de l’Éducation du gouvernement Blum, résistant emprisonné par Vichy, panthéonisé par François Hollande.
Polysémique « système »
Sur cette carte politique en pleine reconfiguration, les repères lexicaux et idéologiques des camps en présence sont devenus des sables mouvants où se perdent citoyens et commentateurs. Or la délibération démocratique ne peut avoir lieu, et faire avancer la France, lorsque glissements de sens et brouillage des valeurs érodent ou dénaturent les mots mêmes qui devraient constituer le socle d’une identité et d’un avenir communs.
Au titre des mots flous que tous se disputent comme l’étendard de la victoire, « système », « caste » et « révolution », mots polysémiques que chacun remplit en fonction de ses animosités et de son programme. De Le Pen à Mélenchon en passant par Fillon et Macron, tous dénoncent « le » système, alors même que chacun désigne par ce mot une réalité différente : un mode de représentation politique et des médias qui l’excluent du pouvoir pour Mme Le Pen, une administration étatique « à bout de souffle » qui étouffe l’énergie des Français pour Fillon, les vieux appareils partisans et le clivage droite/gauche pour Macron, la structure de domination sociale et de dévastation écologique du système capitaliste pour Jean-Luc Mélenchon. Le point commun ? Tous entendent s’exclure du fameux « système » qu’ils dénoncent et se soustraire ainsi opportunément à la vindicte populaire qu’ils attisent en lançant en pâture des boucs émissaires.
Loin d’avoir un sens précis, ces mots à la mode sont à la fois le symptôme du malaise démocratique actuel, où il vaut mieux se positionner en « outsider » que s’exposer au dégoût des Français pour la classe politique, et une sorte de blanc-seing brandi par chacun comme une preuve de virginité et de radicalité. Font-ils avancer le débat sur ce qu’il faudrait changer ? Clarifient-ils les positions, explicitent-ils les valeurs de chacun ? Garantissent-ils que les programmes proposés produiraient des résultats tangibles, mesurables ? Non. On est dans la politique émotionnelle et fusionnelle, où agiter des mots étendards aussi vagues que doux à l’oreille de citoyens mécontents tient lieu d’explication du monde.
Reprendre les mots « volés », disait Jean-Luc Mélenchon dans « l’Ère du peuple » : « Commença une ère spéciale. Non plus celle de l’abus de langage traditionnel chez tant de politiciens. Mais l’ère du vol des mots. Les mots furent confisqués et mis sur des objets sans rapport avec eux. Sans les mots pour parler des réalités qui nous intéressent, comment penser correctement ? Et même comment penser tout simplement ? » s’interrogeait-il.
La langue, ce bien commun
Effectivement, il serait temps que la gauche reparle des droits des femmes – selon notre étude, « Ce qu’ils disent vraiment » (voir « Pour en savoir plus » ci-contre – NDLR), c’est bien Mme Le Pen qui a le plus parlé des femmes ces trois dernières années –, de laïcité – là encore, le Front national est en tête –, mais aussi de ces mots simples et forts qu’elle a abandonnés, au premier rang desquels l’égalité, parent pauvre du discours politique. Même Jean-Luc Mélenchon parle davantage des « entreprises » que d’« égalité » ; et le mot valeur qu’il utilise le plus est la « souveraineté ».
Mais il faudrait aussi se départir des mots fourre-tout, des mots flous, des mots faux qui caressent dans le sens du poil rancunes et rancœurs, fussent-elles légitimes. Quand Jean-Luc Mélenchon se dispute avec Marine Le Pen le « peuple » et qu’il s’insurge dans les mêmes termes contre les « européistes », les « eurobéats » et la « caste politico-médiatique », leurs différences idéologiques risquent de s’effacer aux yeux des électeurs, plus sensibles aux similitudes de rhétorique et de ton.
Dans son ouvrage prémonitoire sur le totalitarisme, « Psychologie des foules », Gustave Le Bon écrivait en 1895 : « La puissance des mots est si grande qu’il suffit de termes bien choisis pour faire accepter les choses les plus odieuses. » Prenons garde que, à force de brouiller notre bien commun, la langue, et de vider les mots de tout contenu stable et tangible, nos représentants ne préparent les électeurs à succomber aux séductions démagogiques les plus dangereuses.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire