dimanche 11 février 2018

Notre-Dame-des-Landes. La ZAD, zone d’autonomie de décision

Les habitants de la ZAD, qu’ils soient « historiques » ou « nouveaux », revendiquent dans une plateforme rédigée en commun de pouvoir tous rester et de faire de cette zone un espace d’expérimentation d’une nouvelle gestion du foncier agricole. Jean-Claude Moschetti/REA 
 
Que faire de l’espace occupé par les opposants à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes à présent que le projet s’est scratché ? Sur place, on plaide pour maintenir cette zone d’expérimentation sociale, qui revendique l’indépendance sans chercher l’autarcie.
Évidemment, en deux ans, Étienne a déjà eu quelque envie de se tailler en vacances. De raccrocher les gants et de se sortir les mains de la terre, de garer le tracteur et d’oublier quelques jours ses légumes.
Bref, de souffler et d’aller voir ailleurs. Un bonnet de laine vissé sur le crâne, la mine dégoulinante qu’affichent, les hivers pluvieux, ceux qui travaillent dehors même quand ils parviennent à éviter les gouttes, le jeune homme ne se raconte pas d’histoire : dans la vie, il faut savoir faire des pauses.
Seulement les siennes ont toujours tourné court. Non par manque de temps, mais de sens. « Parce qu’il n’y a qu’ici que je me sente vraiment en prise avec ma vie », explique-t-il. « Ailleurs, tout me semble plus… contraint. Ici, que l’on bêche, que l’on cuisine ou que l’on conduise un tracteur, nous le faisons par choix et dans la perspective de construire quelque chose. Ici, le moindre de nos gestes est politique. » Étienne a la vingtaine avancée, une barbe dorée et, après avoir longtemps théorisé sa société idéale, a des appétits de passage à l’acte. Il est de cette génération de militants qui, ces dernières années, a débarqué dans ce qui est devenu l’un des bocages les plus célèbres de France – celui de Notre-Dame-des-Landes, préempté par l’État à l’époque où germait sa vocation d’y construire un aéroport.
Étienne est ce que l’on nomme communément un « zadiste », de ceux qui, aujourd’hui, postulent au droit de rester sur place afin d’y faire mûrir ce qui a été semé en près de dix ans d’occupation. Étienne est un cas de conscience pour les décideurs et, plus globalement, pour ceux qui s’interrogent sur ce qu’il convient de faire de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, à présent que le projet d’y transférer l’aéroport Nantes-Atlantique est officiellement enterré (lire ci-dessous).

La ZAD, un large triangle de bocages inviolés, perlés de fermes et de hameaux...

Faut-il la rendre à l’État, son légitime propriétaire, qui, depuis trois semaines, multiplie les déclarations pour dire qu’il la reprendra, fût-ce manu militari ? Ou faut-il la laisser à ceux qui l’habitent illégalement depuis 2009, mais revendiquent la légitimité de leur lutte et de l’expérience sociale qui en a décliné ?
Sur place, la question est bien évidemment tranchée. Samedi, une manifestation est annoncée : le projet d’aéroport envolé, une nouvelle bataille s’engage, visant à défendre la zone à défendre qui, d’outil de combat, s’est muée en objet à préserver, dont l’utilité collective est revendiquée.
« La ZAD n’est pas un espace sans contrôle ni État de droit », résume Kévin (1), membre du collectif presse, qui nous accueille ce matin-là dans le vaste chalet de bois baptisé « la Cabane », servant d’espace commun à une dizaine de résidents. « C’est une zone de densification des luttes, un outil à notre disposition pour nourrir d’autres batailles. » Toute communauté a son histoire. La genèse de celle-ci se lit dans le paysage, rayé de haies et carrelé de prés, gras, épais, dégorgeant d’humidité. Un large triangle de bocages inviolés, perlés de fermes et de hameaux, que seules quelques routes cabossées sillonnent, comme des canaux sillonneraient un marais. Ici, rien n’a changé depuis 1974, l’espace est resté dans son jus, préservé – c’est tout le paradoxe – par le dessein d’y ériger, un jour, un complexe aéroportuaire.
Le temps a passé et est arrivée la bataille contre l’aéroport, entamée à mi-chemin des années 2000, après la relance du projet, lequel validait, à terme, l’expulsion contre l’indemnisation des habitants de la zone. Certains partiront. D’autres pas, dont le refus de céder le terrain s’affiche encore aujourd’hui sur quelques façades de maisons.
Plusieurs associations ferraillaient déjà juridiquement quand, en 2007, celle des Habitants qui résistent, des dissidents désireux de passer à une contre-offensive plus directe, appellent à la rescousse les soutiens extérieurs. « Beaucoup d’habitants étaient partis, les maisons étaient vides », explique Jules (1), la barbe poivre et sel de la cinquantaine et l’œil malin de l’adolescence, accoudé au comptoir de l’auberge des Q de plomb, QG culinaro-associatif où l’on peut se ravitailler à prix libres. « L’idée était de les occuper pour ne pas les laisser détruire. » Lui habitait le lieu-dit des Rosiers. « Je n’étais pas militant écolo, mais j’avais trouvé ce coin dix ans plus tôt avec ma compagne et les enfants. Nous étions bien. » Ils étaient locataires : le propriétaire vendra la maison au groupe Vinci, et Jules et sa famille deviendront squatteurs de fait.

L’autonomie et l’agriculture bio au cœur du projet

Les occupations par « ceux de l’extérieur » démarreront vraiment à compter de 2009. « À nous, les “historiques”, les “nouveaux” paraissaient décalés en termes de mode de vie et de stratégie », raconte Marcel Thébault, éleveur de vaches laitières, installé depuis 1999 au Liminbout, l’un des bourgs du bocage. « On se demandait s’ils allaient assumer, et l’on ne partageait pas toujours leur façon de résister. » Comme cette fois, lors d’une tracto-vélo (manifestation en tracteurs et vélos), en 2011, où certains ont poursuivi un agent des renseignements généraux. « Tous les médias se sont focalisés là-dessus, c’était contre-productif… » Mais survint César, où plutôt l’opération « César », en 2012, et le débarquement violent des forces de l’ordre, visant à déloger tout le monde. Les occupants se feront salement sortir des maisons, dont beaucoup seront détruites. Inlassablement, ils reviendront sur place, construiront des baraques, s’y réinstalleront. Jusqu’à ce que les autorités renoncent. « Cette épreuve du feu a réuni tout le monde », reprend Marcel Thébault. « Nous avons tous compris que si nous avions gagné, c’est parce que nous étions ensemble, au-delà de nos divergences. Cela a changé radicalement notre univers relationnel. » Et a préfiguré la ZAD de 2018 et l’identité qu’elle se revendique. Celle d’un territoire autonome mais inclusif, où les choix se tranchent en commun, même si cela nécessite du temps et une confrontation de points de vue parfois costaude. Celle, aussi, d’un lieu d’expérimentation sociale et démocratique, libre de ses choix et de leurs sens. « Nous ne visons pas l’autarcie, mais l’autonomie de décision », nuance Kévin, installé à la longue table de bois qui remplit la cuisine de la Cabane. « Nous voulons pouvoir discuter avec l’État, les collectivités ou les entreprises, de tout ce qui touche à notre fonctionnement, qu’il s’agisse du ramassage des poubelles ou de la réfection d’une route. » Quitte à ce que le choix final soit de s’y coller soit-même. « L’an dernier, nous avons organisé une journée des quatre saisons durant laquelle nous avons réparé les nids-de-poule d’une route communale… » L’idée d’autonomie se niche partout. Mais c’est dans l’organisation du lieu et de ses productions qu’elle est la plus saillante. Ici, tout part de collectifs auto-organisés, qu’il s’agisse d’habiter – souvent en caravanes, rassemblées autour de maisons de bois, de pierre ou de métal, érigées pour beaucoup depuis 2012 –, de travailler ou de penser. Et si l’agriculture – bio, cela va sans dire – est au cœur du projet, ce qui cherche à être réinventé, c’est d’abord le rapport à l’argent et au collectivisme.
« Nous portons l’idée d’une agriculture communiste », tente de résumer Kévin, pour expliquer une visée générale qui l’a poussé à prendre racine ici, au point d’y être devenu jeune papa par trois fois. « J’étais venu passer quelques heures et je suis resté des années. C’est comme de tomber amoureux : on ne se demande pas si cela va durer une semaine ou la vie… ». Il était ferrailleur dans le bâtiment, en banlieue parisienne : il est désormais vacher et travaille à la ferme de Bellevue, où un troupeau de laitières a été constitué après 2012 pour résister à l’expulsion. « Tous nos projets ont été engagés afin de prendre à contre-pied la volonté de désertifier cette zone d’aménagement différé, poursuit-il, mais ils portent aujourd’hui leur propre sens. » Le lait tiré n’est pas vendu, mais partagé sur le « non-marché », où, chaque vendredi, les aliments produits s’échangent à prix libres. Comme d’autres productions – maraîchères, essentiellement – il sert également à alimenter un réseau de ravitaillement des luttes, initié pendant le mouvement contre la loi travail. Le principe est tout bête : nourrir, au sens propre et via des banquets gratuits, les mouvements de résistance, qu’il s’agisse de celui des migrants, à Calais, ou les piquets de grève des postiers de Saint-Herblain. « Nous avons une énergie à maintenir mais surtout à redistribuer, reprend Kévin, un capital de mobilisation et d’organisation que nous pouvons partager. » L’idée de gratuité continue néanmoins d’être questionnée. « Nous sommes beaucoup à penser que l’agriculture a un coût », ajoute Étienne, abrité sous le vaste hangar de la Vacherie, point de rendez-vous des rassemblements et d’acheminement du matériel collecté. « Notre réflexion se poursuit sur le juste équilibre à tenir, pour ne pas tomber dans un système de marchandisation. » Parfois, les projets calquent ce qui se fait déjà ailleurs. Une épicerie solidaire est en gestation, une Cuma (coopérative d’utilisation de matériel agricole) a été constituée et un collectif de gestion des espaces forestiers est à l’œuvre depuis 2010 – l’Abracadabois – lancé avec la participation d’acteurs de la filière afin de réguler les prélèvements et les plantations d’arbres. Mais c’est la cohérence d’ensemble qui fait la singularité de la démarche.
« À l’autre bout de la chaîne, nous avons développé un chantier école à Bellevue, qui nous a permis de former des gens à la construction et de bâtir un hangar, depuis la charpente jusqu’à la couverture », reprend Kévin. Artisanalement érigé, le lieu compte, désormais, parmi ceux les plus remarquables du bocage.

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