mardi 13 novembre 2018

Centenaire 14-18. Cette guerre n’était ni fatale ni nécessaire

La commémoration du 11 Novembre peut être l’occasion de réfléchir aux enchaînements qui conduisent au pire et à fuir les instrumentalisations des mémoires.
Une victoire ? Pour qui ? Les commémorations du centenaire de l’armistice qui réuniront dimanche de nombreux chefs d’État éviteront d’exalter un camp des vainqueurs au détriment des vaincus. Emmanuel Macron veut éviter de froisser une Angela Merkel en perdition dans son pays. Mais, surtout, le registre cocardier s’est effacé, et s’accusent les traits saillants de cet immense massacre. Commémorer n’est plus célébrer…
 
Le 11 novembre 1918, quand à 11 heures entre en vigueur le cessez-le-feu, des milliers de cloches sonnent à la volée, c’est le soulagement qui l’emporte. À Paris, un million de personnes défilent. À Berlin, c’est aussi la joie qui domine. Dans la soirée, Georges Clemenceau, le président du Conseil et un partisan de la guerre à outrance, confie : « Nous avons gagné la guerre et non sans peine. Maintenant, il va falloir gagner la paix et ce sera peut-être encore plus difficile. »
 
Les carillons résonnent ce jour-là sur une Europe en ruine. Le nord et l’est de la France sont un chaos de tranchées et de trous de bombes. Des paysages ont été remodelés, des villages totalement rasés qui survivent aujourd’hui comme des fantômes aux abords de Verdun, des centaines de milliers d’hectares sont stérilisés… Et 18,6 millions de personnes sont mortes, blessées ou invalides. Une hécatombe à une échelle que personne n’avait osé imaginer. La mort s’est mécanisée, industrialisée, banalisée. Elle ne s’est pas réduite à l’affrontement franco-allemand, à la « revanche ». Ni même au théâtre de la vieille Europe : les deux tiers des militaires tués ne sont pas européens. L’Amérique mais plus encore l’Asie et l’Afrique ont payé le prix du sang avec des troupes coloniales souvent jetées en première ligne.

L’alarme n’a pas été entendue

La haute voix de Jean Jaurès qui annonçait la fournaise est aujourd’hui célébrée. Le dirigeant socialiste et fondateur de l’Humanité avait tenté d’unir les socialistes européens pour contrer la montée des périls, avait alerté les travailleurs français jusqu’à son dernier souffle. En vain. Son assassinat, le 31 juillet 1914, suscita de l’émotion mais pas de réaction populaire. Sa mort levait en quelque sorte le dernier obstacle à la guerre. Le conflit, déclenché sur le prétexte de l’assassinat de l’archiduc François-Joseph, ralliait alors les socialistes, les cégétistes, les anarchistes. Moins d’un mois après le crime, Jules Guesde, marxiste intransigeant et même dogmatique, devenait ministre d’État, flanqué par un autre socialiste, Marcel Sembat. Albert Thomas, un autre socialiste, deviendra même ministre de l’Armement en 1916. Le discours ultrapatriotique est devenu un credo « républicain » après l’affaire Dreyfus et la défaite nationaliste. Valmy, Jemappes, Fleurus… La geste de la Révolution française est invoquée pour justifier la mobilisation de trois millions cinq cent quatre-vingt mille de nos compatriotes. L’Union sacrée est imposée à coup de censure s’il le faut. Une immense machine de propagande et de désinformation est à l’œuvre. Le cubisme est banni des expositions. Le délire chauvin s’empare des poètes et des philosophes ; Paul Fort exalte la destruction de la cathédrale de Reims par le « Barbare exécré », Paul Claudel adresse au général Joffre des éloges mercenaires, Paul Valéry, Bergson, Durkheim, Lavisse… Misère de la pensée en temps de guerre. Faut-il voir en l’interdiction aujourd’hui, dans certaines cérémonies ou établissements scolaires, de la Chanson de Craonne – l’hymne antiguerre qui courait clandestin dans les rangs des poilus –, les restes de cette mise au pas de l’opinion ?

On croit mourir pour la patrie...

L’Alsace-Lorraine a bon dos. En coulisses de la propagande cocardière, de grands intérêts s’affrontent. Le partage colonial, et les rentes qu’il permet, est en cause. Les grands groupes qui possèdent la plupart des journaux soufflent sur les braises et parient sur les destructions de guerre et la manne des industries d’armement. « On croit mourir pour la patrie, on meurt pour les industriels », écrit Anatole France. Des fortunes croissent à vive allure au rythme des croix de bois qui jonchent l’arrière des champs de bataille. Les États-Unis assurent leur domination non tant par leurs troupes plutôt inexpérimentées, mais par des prêts financiers géants à l’Angleterre et à la France. Les banques et Wall Street prospèrent sur la prédation de l’homme par l’homme. L’équilibre du monde bascule.

Une immense crise politique et morale

Toutes les générations en âge de porter les armes ont été mobilisées. Elles sont englouties dans un enfer d’acier, de boue, et de corps éparpillés. Les charniers se nomment Notre-Dame-de-Lorette, Vimy, le Chemin des Dames, Verdun… Des mutineries éclatent. Cette apocalypse signe une crise de civilisation qui va secouer le XXe siècle. Dans le village suisse de Zimmerwald, des délégués socialistes se réunissent en 1915 avec Lénine et appellent à « transformer la guerre impérialiste entre les peuples en une guerre civile des classes opprimées contre leurs oppresseurs, en une guerre pour l’expropriation de la classe des capitalistes, pour la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, pour la réalisation du socialisme ».
 
Au fil de la guerre qui s’éternise, des jeunes gens comme Aragon – qui transforme le vers d’Apollinaire « Ah ! Dieu que la guerre est jolie » en « Adieu, que la guerre est jolie… » –, Breton ou Paul Vaillant-Couturier, le futur rédacteur en chef de l’Humanité, entrent en révolte. En Russie ou en Allemagne, elle deviendra révolution, l’une victorieuse et l’autre pas.
 
À Berlin, la population épuisée et affamée n’en peut plus. Le « front intérieur » s’effondre. Ludendorff, qui commande l’armée du Kaiser, lance une grande offensive. Après de premiers succès, l’attaque est bloquée sur la Somme et les Allemands reculent. Tout se conclut à 5 h 15 du matin le 11 novembre, à Rethondes, dans un wagon du train militaire de l’état-major français.

Les germes d’autres conflits

La guerre ne s’éteint pas totalement, elle se poursuit à l’Est contre la Russie bolchevique. Elle se poursuit, feutrée, sur le sol allemand avec l’occupation de la Ruhr. Elle court encore entre les lignes du traité de Versailles. L’Allemagne, désignée comme fauteuse de la guerre, est humiliée. L’Italie et le Japon sont ulcérés par des partages de territoires dont ils sont les parents pauvres. Les frontières redessinées amorcent de nouvelles tensions. Les peuples colonisés qui ont payé un lourd tribut sont exclus des débats et maintenus sous le joug. Le jeune Hô Chi Minh, qui a tenté de parler à Versailles, a été éconduit sans ménagement.

Des commémorations pour réfléchir

En France, les anciens combattants rentrent meurtris et blessés. À l’arrière, le monde a changé. Les campagnes sont dépeuplées et les premiers monuments aux morts alignent les noms de familles entières. Les femmes ont pris une place nouvelle dans la production. Des familles n’ont pas résisté à l’épreuve. Pour les gueules cassées commence un chemin de croix. Mais les profiteurs de guerre occupent le haut du pavé. La faillite des milieux dirigeants suscite des colères divergentes. Un nationalisme qui flirte avec le fascisme se dessine avec les ligues. Le Parti socialiste s’est discrédité en abandonnant la trajectoire de Jaurès et dès 1920 la majorité de ses membres – et surtout ses plus jeunes qui reviennent des tranchées – crée le Parti communiste.
 
La toile de fond du 11 Novembre ne peut faire l’économie de l’horreur, de ses raisons et de ses conséquences. Ce n’est pas nier l’héroïsme, et il y en eut dans cet immense sacrifice qui a englouti des générations. Mais l’intérêt de la mémoire de ce premier conflit est de susciter l’alarme sur les risques pour l’avenir.
 
Aucune des commémorations à venir ne devrait se dérouler sans réflexion collective sur les processus de décision, les interactions des pouvoirs, leurs outils idéologiques qui habituent à la nécessité de la guerre. Indispensable pour ne pas commémorer la fatalité des guerres…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire