e 8 mai 1945, les nazis signaient leur capitulation sans condition. En France et sur la scène internationale s’exprime alors une puissante volonté de paix et de justice, propre à encourager d’immenses conquêtes sociales et la création de l’ONU. Un rêve jamais pleinement accompli, affaibli par la guerre froide et l’offensive du néolibéralisme, mais à remettre à l’ordre du jour alors que, depuis quatre-vingts ans, l’extrême droite n’a jamais autant relevé la tête.
Est-ce que cela ressemble à la civilisation, une signature ? Il n’y a pas plus tranquille et protocolaire en apparence. Un bureau, une feuille de papier, un stylo. On se donne de la contenance. On a mûri la réflexion. Mais cela peut très bien être l’antithèse de la civilisation, une signature. C’est parfois la barbarie la plus extrême. Prenez le maréchal nazi Wilhelm Keitel. C’est lui qui, le 7 décembre 1941, a signé le décret « nuit et brouillard » ordonnant la déportation de tous les opposants au IIIe Reich, afin de les faire disparaître.
Lui qui, l’air de rien, a participé aux discussions qui ont conduit à la solution finale. À quoi cela sert, d’être rigide dans un uniforme sur mesure, de se gominer impeccablement les cheveux, de porter un monocle, pour finalement se conduire comme la plus immonde des bêtes ? Surnommé « Lakeitel » tant il était soumis à Hitler, le mot allemand « lakai » signifiant « laquais », Wilhelm Keitel a signé bien des horreurs et donné les pires ordres. Et puis, contraint et forcé par une défaite incontestable, il a fini par signer, en lieu et place d’un Hitler qui s’était suicidé, un texte fondamental : la capitulation sans condition de l’Allemagne nazie.
Victoire de la civilisation face à la barbarie
Keitel, dirigeant de l’Oberkommando de la Wehrmacht, signe avec Friedeburg pour l’armée navale et Stumpff pour l’armée de l’air. En face, le Britannique Tedder, le Soviétique Joukov, le Français Lattre de Tassigny et l’Américain Spaatz apposent leur nom.
La scène se déroule dans le quartier général de l’Armée rouge à Berlin. Les nazis voulaient une guerre totale, ils ont eu une défaite totale. Une défaite aussi militaire que morale. Ce 8 mai 1945, il y eut une forme de victoire de la civilisation face à la barbarie : l’humanité l’emportait devant ce qu’elle avait produit de pire et parvenait à surmonter l’épreuve la plus monstrueuse qu’elle s’était jamais imposée à elle-même.
L’Europe, car en Asie et dans le Pacifique le conflit n’était toujours pas terminé, sortait de cinq ans, huit mois et six jours de nuit noire, de sang, de sueur et de larmes pour les peuples. Notre monde était en ruine, avec plus de 50 millions de morts, dont 6 millions de juifs exterminés dans une entreprise inouïe d’industrialisation de la mort fondée sur la haine raciale. Ce 8 mai 1945, « cette immense joie pleine de larmes », comme l’écrit le jour même le journal Combat, apparaît comme la fin d’un cauchemar, obtenu de haute lutte, et le début d’un monde nouveau.
Le temps des « jours heureux »
Un espoir gigantesque se lève alors. Pas seulement parce que les familles françaises retrouvent 1 million de prisonniers de guerre, 650 000 travailleurs réquisitionnés par le STO (Service du travail obligatoire) et aussi les déportés ayant survécu (47 000 pour les politiques, 3 943 pour les juifs…).
Pas seulement parce que la paix, la joie, l’émulation festive et culturelle ont un goût de délice. Mais aussi parce que la France vit en quelques mois un formidable mouvement de conquêtes sociales. Pensé dans la clandestinité, en pleine Occupation, le programme « Les jours heureux » du Conseil national de la Résistance (CNR) est alors appliqué.
Gaullistes et communistes, qui ont pris une part centrale dans la Résistance, se font forts de refonder notre modèle de société. Le fait qu’une large part du capitalisme hexagonal se soit vautrée dans la collaboration permet une action lucide et immédiate. Les usines Renault sont nationalisées, tout comme les transports aériens, la Banque de France ainsi que le gaz et l’électricité.
Une période lumineuse qui s’arrête aux frontières de la métropole
L’objectif est d’instaurer « une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières », stipule le CNR. Mais ce n’est pas tout : le retour de la République, de la liberté de la presse, le droit de vote enfin accordé aux femmes, le statut de la fonction publique, l’élaboration du plan Langevin-Wallon pour l’éducation s’accompagnent d’une mesure phare, éblouissante, avec l’instauration de la Sécurité sociale défendue par le communiste Ambroise Croizat.
La protection sociale face à la maladie, des retraites dignes sont étendues pour l’ensemble des Français. L’adage marxiste selon lequel chacun contribue selon ses moyens et bénéficie selon ses besoins devient une réalité. La France vit une période lumineuse, qui s’arrête hélas aux frontières de la métropole.
Car le 8 mai 1945, jour de la capitulation nazie, est aussi la date anniversaire du massacre de Sétif. L’Algérie est toujours une colonie que la France prétend « civiliser ». De 1942 jusqu’au 31 août 1944, le Gouvernement provisoire de la République française siège pourtant à Alger.
« La guerre d’Algérie a commencé le 8 mai 1945 »
Plus de 100 000 Algériens ont contribué à libérer la France des nazis. C’est pour célébrer ce succès qu’un défilé est organisé. Dans la liesse, des drapeaux français, alliés et algériens sont brandis, et l’indépendance de l’Algérie est pacifiquement revendiquée.
Sauf que, si le nazisme est bel et bien tombé, l’heure de la grande fraternité humaine n’est pas encore advenue. « Il y a répression de la manifestation puis fusillade. Des Algériens sont tués. Puis des Européens en représailles. La gendarmerie et des milices de colons armés se livrent alors à une véritable « chasse à l’Arabe » en massacrant, sans aucune forme de procès, plusieurs milliers de personnes dans le Constantinois », raconte l’historien Alain Ruscio.
« La France avait fait des promesses d’améliorations citoyennes, sociales et économiques. Elles n’ont pas du tout été tenues. Ceux qui pensaient, en Algérie, qu’il était possible d’améliorer le système colonial, de le réformer, de l’amadouer ont été démentis ce jour-là, ce qui fera dire à l’écrivain Kateb Yacine qu’en réalité « la guerre d’Algérie a commencé le 8 mai 1945 » », ajoute ce spécialiste de l’histoire coloniale.
La création des Nations Unies
S’ouvre alors le temps des indépendances. Le monde change et pas seulement en Europe. Lattre de Tassigny le mesurait-il, ce jour-là, au moment d’assister à la reddition des nazis, lui qui allait s’embourber pendant des années en Indochine ?
« La Seconde Guerre mondiale a été un accélérateur des prises de conscience des colonisés, à la fois parce que la démonstration est faite que les colonisateurs peuvent être vaincus, et parce que les colonisés sont appelés à se battre au nom de la liberté, qu’ils réclament ensuite logiquement pour eux-mêmes », analyse Alain Ruscio.
Depuis Berlin, Washington, Moscou, Paris, depuis Sétif ou Hanoï, le monde vit donc plusieurs révolutions, de façon contrastée. En gestation pendant la guerre, comme pour le programme du CNR, se forge la volonté de bâtir l’ONU. Les Nations unies sont d’ailleurs écrites en noir sur blanc dans l’acte de capitulation que les Alliés font signer aux nazis.
Dès 1941, la charte de l’Atlantique entre Roosevelt et Churchill stipule que « toutes les nations du monde devront finir par renoncer à l’usage de la violence ». Avec Staline, ils s’entendent sur la création d’une organisation internationale dédiée à « la sauvegarde de la paix et de la sécurité ».
« L’urgence, c’est de forger une culture de paix »
Mais, de la même manière que les conquêtes du CNR sont ensuite attaquées en France, les principes fondateurs de l’ONU sont remis en question. « Certes la guerre froide est vite venue contrarier les plans de l’ONU, mais les avancées observées en quatre-vingts ans sont plus que jamais à défendre. Les textes adoptés ne sont pas à regarder comme étant des reliques, mais comme des obligations à respecter et des solutions à reconsidérer ! Or nombre d’États tancent désormais le bien-fondé du droit humanitaire et du droit international. Netanyahou le méprise en Palestine. Poutine en Ukraine. Et Trump menace le Groenland, le Canada et le Panama », s’alarme Jean-Marie Collin.
Le directeur France de la Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires (Ican), quatre-vingts ans après l’horreur d’Hiroshima et de Nagasaki, observe également que tous les pays qui disposent de la bombe « sont dans des phases de modernisation et de pérennisation des arsenaux nucléaires, avec un risque d’annihilation de nos sociétés », malgré les engagements pris devant l’ONU. « L’urgence, c’est de forger une culture de paix. Il nous faut œuvrer au rapprochement des peuples à travers de grands programmes sociaux, économiques et culturels », insiste-t-il.
Enfin, alors que de plus en plus de pays cèdent, en pleine confusion, aux sirènes des néofascistes, des xénophobes et des dirigeants autoritaires, Jean-Marie Collin appelle à célébrer le 8 mai pour ce qu’il est : « On ne le souligne jamais assez, mais cette date constitue une immense victoire contre l’extrême droite et tout ce qu’elle charrie. »
« L’un des risques majeurs que l’on voit déjà poindre dans un contexte de recul profond de la raison gouvernante, c’est la relativisation, la banalisation ou bien la trivialisation de la barbarie nazie, de la Shoah et de toutes les horreurs de la Seconde Guerre mondiale », alerte ici l’historien Nicolas Offenstadt, pour qui ce danger constitue « la sortie d’une forme de morale universelle, plus petit dénominateur commun » issu du 8 mai 1945.
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