Dans ce grand entretien réalisé par le site de la revue ContreTemps que reprend ici Mémoire des luttes, Franck Gaudichaud expose son point de vue sur les processus de transformation latino-américains qui se déploient dans la région depuis quinze ans. Le spécialiste de l’Amérique latine et de ses mouvements populaires analyse les contradictions qui travaillent ces processus et développe son point de vue sur leurs perspectives.
Cet entretien est une contribution à un ouvrage collectif (à paraître courant 2015) sur le thème : « Movimientos sociales y poder popular en Chile. Retrospectivas y proyecciones políticas de la izquierda latinoaméricana », travail réalisé par le Groupe d’études sociales et politiques – Chili (GESP) de l’Université de Santiago (USACH) et les Éditions Tiempo Robado Editoras (Santiago du Chili).
Le scénario politique latino-américain actuel et la (ré)émergence des gauches
Bryan Seguel (BS) : De nombreux commentateurs signalent que l’Amérique latine se constituerait aujourd’hui, à nouveau, comme un espace propice à l’émergence de projets politiques de gauche. Quels éléments géopolitiques, à ton avis, poussent-ils à cette conjoncture favorable à la mobilisation des gauches en Amérique latine ? Je me réfère ici à des éléments de la politique internationale, au rôle des États-Unis et à leur politique envers l’Amérique latine, ou à des événements tels que la mise en œuvre et la contestation sociale du néolibéralisme dans la région ou aux virages stratégiques au sein des gauches.
Franck Gaudichaud (FG) : On peut examiner ici divers plans. Sur un plan continental, nous pouvons signaler qu’effectivement la perspective géopolitique est centrale pour comprendre une partie de la conjoncture actuelle. Depuis quelque temps, on parle d’une possible « nouvelle autonomie » ou souveraineté de l’Amérique latine face aux « géants » du Nord, à l’impérialisme du centre et des États-Unis en particulier. Le scénario régional est évidemment fondamental pour analyser l’impulsion ou le « tournant » progressiste – institutionnel et électoral – de plusieurs pays, successivement, en moins de quinze ans. Plus de dix pays, notamment en Amérique du Sud, ont connu l’élection (et souvent la réélection) de présidents qui se reconnaissent comme de gauche ou de centre-gauche. Et des gouvernements de nouveau type, d’allure « progressiste » ou d’orientation national-populaire, plus ou moins radicaux, plus ou moins réformistes, sont apparus. On ne saurait pour autant affirmer que l’influence de Washington a disparu de la région ou que l’impérialisme (plutôt les impérialismes) soit devenu désuet en Amérique latine... Il s’agit d’un phénomène de domination continentale essentiel, mais combiné à de nouveaux processus et de multiples acteurs qu’il faut intégrer dans notre analyse : de la relation des gouvernements latino-américains avec les « pouvoirs de fait » (poderes facticos) toujours plus impressionnants des multinationales, à l’action des ONG ou celle des médias dominants, en passant par le nouveau rôle de la Chine et du Brésil. Néanmoins, nous pouvons certainement constater l’existence d’une nouvelle – quoique très relative – autonomie de la région et de marges de manœuvre plus grandes pour les États et leurs politiques publiques progressistes. J’insiste sur l’aspect relatif, mais aussi sur la nouveauté de la conjoncture, qui se traduit par exemple par un cours intégrateur régional créatif et bolivarien. C’est le cas de l’ALBA [1], impulsée par le président Chávez, sans doute la plus grande nouveauté de la période 2006-2010 car proposant un échange commercial solidaire, mais malheureusement à ce jour toujours dans une phase de développement limité en termes économiques et géopolitiques (au-delà de l’axe Cuba-Venezuela et des collaborations avec des pays de la Caraïbe, la Bolivie ou le Nicaragua).
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