dimanche 31 mai 2020

À la RATP, les intérimaires distributeurs de gel hydroalcoolique sont les nouveaux charbonneurs du monde d’après

Dans les médias et les réseaux sociaux, les images de ces hommes et femmes en bleu distribuant du gel hydroalcoolique aux usagers du métro parisien ont fait l’objet de nombreux commentaires enjoués. Pourtant, derrière le coup de communication, des conditions de travail difficiles posent la question d’une mission vouée à se pérenniser. Reportage auprès de ces premiers de corvée.
Ils n’avaient pas imaginé qu’ils deviendraient, dès leurs premières heures de travail, une attraction pour les voyageurs du métro parisien. « À peine on avait commencé notre mission qu’il y avait plein de journalistes autour de nous, se souvient Peter, 42 ans, en poste à Châtelet-Les Halles avec quatre autres personnes. Je me suis même reconnu dans une des photos publiées », s’amuse-t-il. « C’est normal, les gens n’ont pas l’habitude, réagit sa compagne et collègue, Lenuta, 30 ans, c’est tout nouveau pour tout le monde ! ». Ces travailleurs, reconnaissables dans les couloirs du métro parisien à leur veste bleue, leur visière vissée sur la casquette et leur masque, ont surtout étonné avec leur énorme sac à dos muni d’un tuyau que prolonge un pistolet. Depuis lundi 11 mai, début du déconfinement progressif, ils inaugurent un nouveau travail dans les stations principales de la RATP. Leur mission : distributeur de gel hydroalcoolique. C’est l’intitulé même de leur contrat. 
Postés à proximité des sorties des grandes stations de métro ou au niveau des points de jonction avec d’autres lignes, les travailleurs, à très grande majorité des hommes, opèrent aux heures de pointe : du lundi au vendredi, de 7h à 10 h et de 16h à 19h. Leurs profils : des étudiants en pause du fait du confinement ou des travailleurs précaires, souvent jeunes, dont les missions intérimaires ou les CDD se sont brusquement arrêtés. Sur leur sac à dos, le sigle de la RATP apparaît en grosses lettres mais ces travailleurs ne sont pas des agents de la régie de transports parisiens. Comme de nombreux autres sous-traitants de la RATP, ils sont intérimaires, recrutés pour une mission censée durer jusqu’au 5 juin 2020, au moins. 

Du gel hydroalcoolique dans des sacs à bière

Tous ont signé un contrat qu’ils renouvellent chaque semaine soit avec Force Interim soit avec Samsic Emploi, la société intérimaire du groupe Samsic, spécialisé dans les services aux entreprises. C’est d’ailleurs une autre société du groupe, Samsic City, qui a obtenu ce marché de distribution de gel hydroalcoolique auprès de la RATP. Les gros sacs à dos sont, eux, la propriété du Stade de France. Jusqu’à récemment, ils servaient à la distribution de bières aux spectateurs des grandes rencontres de football ou de rugby. Lors de la préparation du déconfinement dans les transports, Samsic City a conclu un partenariat avec le Stade de France pour une réutilisation de ces sacs avec du gel hydroalcoolique à destination des voyageurs de la RATP. Une aubaine économique pour un marché qui assure le transport de près de 10 millions de personnes chaque jour. Selon la RATP, ces intérimaires seraient une trentaine, 80 selon Samsic City.
« La RATP met à votre disposition du gel ! N’hésitez pas ! Bonne journée ! » Il est 7h30 ce lundi 25 mai et à Châtelet-Les Halles, après les portes battantes qui mènent aux RER B et D, la voix guillerette de Lenuta détonne. La travailleuse d’origine roumaine, en France depuis 13 ans, ne manque pas d’enthousiasme vis-à-vis des nombreux voyageurs qui pressent le pas pour se rendre au travail. Elle n’hésite pas à aller au contact des utilisateurs du métro pour proposer du gel tandis que d’autres viennent spontanément à elle, tendant leur bras pour une petite dose avant de repartir très vite avec un “merci” ou un “bon courage” adressés à la jeune femme. Tous ceux rencontrés ce jour-là disent apprécier le service, comme Philomène, 55 ans, assistante maternelle. « On est tout le temps pressé, d’arriver au travail, de rentrer chez nous. Et aujourd’hui, avec ce virus, c’est vraiment important de se désinfecter les mains régulièrement dans les transports. Alors, leur présence nous aide beaucoup et ça nous évite de perdre du temps à chercher notre gel au fond du sac. »

12 kilos sur le dos : une pénibilité réelle

Le sac de Lenuta, qu’elle porte sur le dos quotidiennement pendant six heures malgré sa petite taille, pèse 12 kilos. « Ça va, je ne me plains pas. Heureusement, comme il y a du monde à ces heures-là, le gel part vite, ce qui allège aussi le sac. On le remplit tous les deux jours. » Lenuta ne se plaint pas car elle, qui travaille habituellement comme serveuse dans la restauration, n’a pas pu embaucher durant deux mois en raison de la situation sanitaire. C’est le cas d’un grand nombre des travailleurs rencontrés, des intérimaires sans revenus fixes pour qui ce type de travail, dans le contexte actuel, est indispensable pour subvenir à leurs besoins. Certains, d’origine étrangère, doivent également envoyer une partie de leurs salaires à leurs familles restées au pays.
À quelques mètres de Lenuta, Ghiles, collègue de 26 ans et étudiant algérien, a démarré son contrat le 13 mai 2020 après avoir reçu un SMS de Force Interim pour qui il a l’habitude de travailler. Depuis, la charge du sac le fait régulièrement souffrir.
« C’est un travail pénible. Depuis le début, je ressens des douleurs au niveau des épaules, c’est surtout le côté droit, je ne sais pas pourquoi, témoigne-t-il. Sans compter le fait qu’on est debout pendant 6 heures chaque jour, qu’on bouge beaucoup pour aller à la rencontre des voyageurs, en faisant des pas en avant, des pas en arrière… » À Gare de Lyon, Patrick, un des autres intérimaires distributeurs de gel posté juste avant les escaliers qui mènent au RER D et à la ligne 14 du métro, ressent lui aussi les mêmes douleurs. Pourtant, l’homme de 37 ans est un grand gaillard. « C’est aux épaules que ça fait le plus mal », raconte-t-il. « On a le droit à vingt minutes de pause toutes les trois heures, mais ça nous arrive de nous arrêter trois, voire quatre fois par vacation, précise Ghiles. Certains ont arrêté la mission à cause de la pénibilité ». En poste à Gare de Lyon depuis la mi-mai, à quelques mètres de Patrick, Jean, 25 ans, confirme. « Ici, quatre collègues ont abandonné le travail au bout de quelques jours. Ils n’ont pas tenu. Ils disaient que c’était difficile. »  
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Selon les témoignages que nous avons recueillis, les intérimaires ne bénéficient d’aucun lieu de repos pour leurs pauses. Lors de notre rencontre à Châtelet-Les Halles, Ghiles prenait sa pause à l’endroit même où il est posté pour distribuer son gel aux voyageurs. « Moi, je continue à distribuer du gel aux voyageurs même quand je suis en pause, confie Patrick. Ils passent à mes côtés pendant que je m’arrête et que je suis accoudé à cette barrière. Alors s’ils me demandent, je leur donne ». Contactée, la RATP n’a pas répondu à nos questions à ce sujet.

Des sacs à dos ramenés au domicile chaque soir

Ce n’est pas tout. La pénibilité du travail poursuit ces intérimaires jusqu’à leur domicile. Comme ses autres collègues, chaque soir après sa vacation s’achevant à 19h, Jean trimballe dans les transports en commun son gros sac à dos qu’il doit obligatoirement ramener chez lui. Demeurant à Cergy, ses trajets pendulaires domicile-travail durent au moins une heure. « On nous a dit qu’il n’y avait aucune sécurité ici, qu’il y avait trop de passages dans les locaux de la gare de Lyon pour qu’on laisse les sacs. » Et que se passe-t-il s’il arrive quoi que ce soit aux sacs à dos chez les intérimaires ?
« Les sacs coûtent cher, environ 1000 euros chacun, ils ne nous appartiennent pas. Je n’avais pas les conditions de sécurité pour les laisser toute la nuit dans les locaux de la RATP », précise Bertrand Castagné, directeur général de Samsic City, l’entreprise du groupe Samsic qui a le marché de la distribution de gel auprès de la RATP. Problème : identifiés par leur gros sacs à dos, certains des intérimaires nous ont indiqué avoir été à plusieurs reprises « embêtés » par des voyageurs dans les transports. « Moi, ça m’arrive dans mon RER, quand je rentre chez moi le soir ou le matin quand je vais au travail, témoigne Patrick. Les gens me voient avec mon gros sac et ils me demandent du gel. Bah, je leur en donne ! »
Interrogé à ce sujet, le directeur général de Samsic City dit trouver cela « marrant », précisant également « avoir équipé les sacs de housses afin de cacher les inscriptions dessus ». Quant à la charge de 12 kilos que représente le sac à dos et des douleurs physiques que cela implique, Bertrand Castagné estime avoir été clair avec les intérimaires. « Dans la fiche de poste, nous avons été transparents sur les conditions de ce travail, sur le poids du sac à dos. Vous savez, ce n’est pas plus pénible que d’être ripeur derrière une benne à ordures ! Je n’ai embauché personne sous la contrainte ! C’est une belle opportunité pour ces gamins de 20 à 30 ans d’avoir trouvé un job dans ce contexte et avec des conditions de rémunération au dessus du SMIC, de se sentir utiles, d’avoir un engagement social, de vraies relations nouées avec les passagers. Chacun est libre de partir si les conditions ne sont pas supportables. » [1] À ce sujet, Bertrand Castagné chiffre à 10 % environ le nombre de personnes qui ont abandonné la mission en raison de la pénibilité du poste, « un petit turn-over », estime-t-il.
S’agissant de leur matériel, tous les travailleurs rencontrés assurent ne disposer que d’une seule et unique veste qu’ils doivent laver eux-mêmes chez eux. « Je la lave tous les soirs dès que j’arrive à la maison à 20h pour qu’elle soit sèche le lendemain matin », affirme Peter, en poste à Châtelet-Les Halles. D’autres reconnaissent ne la laver qu’une fois tous les deux ou trois jours. En revanche, aucun d’entre eux n’a été informé d’une prime quelconque qui leur serait versée par les sociétés intérimaires pour le dédommagement des frais d’entretien et de nettoyage. Un des contrats intérimaires de Force Interim que nous avons consulté ne la mentionne nulle part. Bertrand Castagné, le directeur général de Samsic City, assure de son côté que les vestes sont bien nettoyées par l’employeur malgré les différents témoignages qui le contredisent et précise « avoir repassé commande » pour l’achat de nouvelles vestes.

L’inspection du travail saisie

Selon nos informations, le syndicat Solidaires-RATP s’est étonné de ne pas avoir été informé de l’arrivée de ces travailleurs, ni par la direction de la régie ni par les présidents des Comités sociaux économiques des métros et des RER. Dans un courrier en date du 13 mai 2020 qui leur a été adressé et que nous nous sommes procuré, le syndicat a demandé des précisions quant à la mission de ces intérimaires, leurs conditions de travail et l’évaluation du risque, mettant en copie l’Inspection du travail qui s’est saisie du dossier. « On ne peut pas accepter que la RATP sous-traite le risque sans savoir les conditions d’employabilité de ces travailleurs. Nous n’avons à aucun moment été informés de leur présence, affirme François-Xavier Arouls, élu Solidaires à la RATP. C’est la raison pour laquelle nous avons saisi l’Inspection du Travail. Ces intérimaires travaillent dans notre entreprise, on ne peut pas fermer les yeux sur comment ils travaillent et comment ils sont traités. Nous, élus de la RATP, devons nous emparer de ces sujets ».  

vendredi 29 mai 2020

« La pandémie n’est pas une vengeance de la Terre, c’est le résultat de notre rapport à la nature »

Le nouveau virus, issu d’un contact entre l’humain et l’animal, pose la question de notre rapport au monde vivant. La philosophe Virginie Maris s’intéresse depuis longtemps à ces sujets : dans un livre passionnant, La Part sauvage du Monde (Seuil, 2018), elle interroge les voies d’une possible cohabitation entre humains et non-humains, en rappelant qu’il faut pour cela « restreindre notre territoire ». Première partie de cet entretien.

lundi 25 mai 2020

Des multinationales pourraient attaquer les Etats qui ont pris des mesures sanitaires et sociales

Les cabinets juridiques spécialisés dans les conflits entre investisseurs et États étudient d’éventuelles plaintes contre les mesures suspendant les activités économiques, instaurant un moratoire des loyers ou rendant accessible à tous un futur vaccin.
Les États qui ont choisi de sauver des vies et de ralentir l’épidémie, quitte à mettre à l’arrêt une partie des activités économiques, vont-ils se retrouver devant les tribunaux ? Et devoir payer des millions de dommages et intérêts au profit de multinationales s’estimant lésées ? C’est ce que craignent les ONG Corporate Europe Observatory (CEO) et Transnational Institute (TNI). Les deux organisations ont scruté ces dernières semaines les communications de grands cabinets d’avocats spécialisés dans les poursuites contre les États. Il s’agit des ISDS, pour « Investor-State dispute settlement », ces mécanismes d’arbitrage international qui permettent à toute entreprise d’attaquer des États auprès de juridictions privées, en vertu de traités d’investissements.
Les entreprises se tournent vers ces tribunaux d’arbitrage si elles jugent que des lois ou des décisions sont défavorables à la rentabilité de leurs investissements. Veolia a par exemple attaqué la Lituanie et sa capitale, Vilnius, qui avaient mis fin au contrat du groupe français sur le chauffage urbain, réclamant à la ville 120 millions d’euros de dédommagements. Le groupe énergétique suédois Vattenfall a demandé plus de quatre milliards d’euros à l’Allemagne pour avoir décidé de sortir du nucléaire.
Or, ces dernières semaines, des cabinets d’avocats actifs dans ce type de procédures « exhortent les grandes entreprises à contester les mesures d’urgence afin de défendre leurs profits »écrivent les deux ONG [1]« Les États pourraient être confrontés à des poursuites judiciaires de plusieurs millions de dollars », ajoutent-elles.
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Des procédures contre un accès universel aux médicaments anti-Covid ?

Fin mars, alors que l’épidémie tue des milliers de personnes en Italie, un cabinet local, ArbLit, publie un article intitulé « Les mesures d’urgence COVID-19 pourraient-elles donner lieu à des procédures sur les investissements ? » [2]. Les États ont répondu à la crise sanitaire avec des mesures de restrictions des déplacements, de fermeture obligatoire des commerces ou de sites de production, voire des réquisitions d’hôtels ou d’équipements médicaux, ou encore des moratoires sur les paiements des loyers ou des factures d’électricité… Autant d’aspects de l’action publique en temps d’urgence sanitaire qui pourraient conduire à des demandes de dédommagements de la part d’investisseurs et d’entreprises.
Les deux ONG examinent plusieurs scénarios possibles de plaintes d’entreprises. La question de l’accès aux médicaments fait partie des sujets sensibles. Des États pourraient décider d’appliquer des « licences obligatoires » pour des traitements contre le Covid. Celles-ci permettent à des producteurs de génériques, non titulaire des brevets, de produire malgré tout les médicaments et de les distribuer (voir notre article Covid : pour des traitements accessibles à tous, casser les monopoles, socialiser la production). Les avocats spécialisés considèrent que ces licences mutualisées pourraient donner lieu à des procédures en « expropriation » en vertu de traités d’investissement. « Imposer un plafond sur les prix pour les fournitures médicales est également identifié comme une cible », soulignent les deux organisations, car cela peut « réduire considérablement les revenus des ventes ».

Porter plainte contre des mesures qui protègent les populations…

Les mesures en faveur des habitants à petits revenus risquent aussi d’attirer les foudres d’investisseurs. Plusieurs gouvernements, comme en Espagne, ont instauré un moratoire sur les loyers ou interdit de couper l’approvisionnement en eau, gaz et électricité même en cas d’impayés (voir notre article). Les avocats des multinationales « suivent ces débats en gardant à l’esprit les éventuelles demandes d’indemnisation des sociétés immobilières et des sociétés de services publics. »
Autre angle d’attaque de ces cabinets d’avocats et de leurs fortunés clients : poursuivre les gouvernements pour ne pas « avoir empêché l’agitation sociale », possible après des mois de confinement et avec la crise économique qui se profile. « Si les troubles sociaux entraînent le pillage des entreprises, les investisseurs étrangers pourraient prétendre que l’État a manqué à son obligation de fournir une protection et une sécurité complètes », avance ainsi le cabinet d’avocats londonien Voltera Fietta [3]. Les deux ONG rappellent une décision rendue contre l’Égypte en 2017. Les « arbitres » avaient estimé, sur la base d’un accord d’investissement avec les États-Unis, que l’Égypte n’avait pas assuré une protection policière suffisante à un gazoduc dans lequel l’investisseur israélo-américain Ampal-American avait des intérêts. Le gazoduc avait subi des attaques de la part de groupes militants dans le sillage du Printemps arabe.
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Et porter plainte si les entreprises ne se jugent pas assez protégées

En clair, les gros investisseurs jouent sur les deux tableaux : si trop de mesures sociales sont prises, ils demanderont des dédommagements, si aucune mesure n’est prise et que des troubles politiques s’en suivent, ils demanderont des dédommagements.
Depuis des années, de nombreuses ONG alertent sur les dangers que représentent ces tribunaux d’arbitrage pour la démocratie. Des pays ont déjà décidé de mettre fin à des traités d’investissements qui les exposaient à ce type de poursuites. Début mai, 23 États européens ont signé un accord pour en finir avec 130 traités bilatéraux conclus entre eux [4]. L’Italie s’est aussi retirée du traité européen « Charter » sur l’énergie, sur lequel se basent les poursuites de Vattenfall contre l’Allemagne et celle d’une société pétrolière contre l’Italie.

dimanche 24 mai 2020

Plus de tests, plus de santé de proximité, moins de discours martiaux : comment l’Allemagne s’en sort mieux

L’Allemagne n’a pas multiplié les tracasseries administratives pendant son confinement, moins strict. L’endiguement du virus y semble pourtant plus efficace qu’en France, avec quatre fois moins de décès. Explications.
Avec 175 000 cas enregistrés depuis le début de l’épidémie et 8000 morts au 19 mai, l’Allemagne semble s’en sortir bien mieux que la France – 142 000 cas confirmés et plus de 28 000 décès – dans la crise du coronavirus [1]. Moins touché, le pays a commencé à déconfiner fin avril. Certaines classes ont repris l’école dès le 27 avril. Des classes de lycée, de collège et d’école primaires rouvrent progressivement. L’accueil redevient normal dans les crèches et jardins d’enfants dans plusieurs régions. Les commerces ont repris, les restaurants commencent à servir à nouveau des clients.
L’Allemagne a adopté dès mi-mars des mesures sanitaires. À Berlin par exemple, les musées ont fermé le 14 mars, suivis une semaine plus tard par les écoles, cinémas et commerces non essentiels. Les rassemblements de plus de deux personnes ont été interdits, sauf pour les membres d’un même foyer. Il n’était officiellement autorisé de sortir que pour des activités nécessaires. Outre-Rhin, prendre l’air, faire une balade, demeuraient des activités jugées essentielles. Des amendes étaient prévues, des contrôles de police aussi. L’Allemagne n’a cependant pas mis en place un système d’ « attestations de sortie » comme en France. Les parcs, jardins, forêts, n’ont en général pas été fermés au public.

Pas de discours guerrier, centralisé et infantilisant

Le pays déconfine, mais pas à pas et à des rythmes différents dans chaque État-région. C’est l’une des spécificités allemandes : le pays est fédéral. Les seize États-régions – les « Länder » – disposent de leur propres gouvernements et parlements régionaux, et détiennent de larges compétences. Les décisions sont toutes prises en concertation, avec autour de la table la chancelière Angela Merkel, son ministre de la Santé Jens Pahn et les ministres compétents des 16 États-régions. Les Länder ont ainsi poussé à déconfiner plus rapidement que ce que souhaitait la chancelière. Et les régions adaptent les mesures à leur situation. Le Mecklembourg-Poméranie, dans le Nord-Est, n’a enregistré pour l’instant que 740 cas de Covid. Les autorités régionales ont donc décidé de rouvrir les restaurant dès le 9 mai, avant le reste du pays [2] Partout, le port du masque, chirurgical ou en simple tissu, est devenu obligatoire dans les transports en commun et les magasins.
Macron a annoncé le confinement le 16 mars, lançant un martial « nous sommes en guerre » qui reste dans les esprits. Le discours du 18 mars d’Angela Merkel était d’un tout autre genre. Pas de métaphore guerrière, mais un discours posé et rigoureux :  « Une crise inédite depuis la Réunification, non depuis la Seconde Guerre mondiale », a-t-elle alors déclaré, ajoutant : « Nous avons besoin de vous »« Il n’y a pas encore de thérapie ni de vaccin. Aussi longtemps qu’il n’y en aura pas, il faut ralentir la propagation, pour gagner du temps (...). Chaque vie compte ». Sans oublier de remercier les soignants et les travailleuses et travailleurs des commerces de première nécessité [3]. Macron ne le fera que dans son « adresse aux Français » du 13 avril.
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Pourquoi quatre fois moins de morts qu’en France ?

Ce ne sont toutefois sûrement pas les mots de Merkel qui ont tenu le nombre de morts du Covid à un niveau relativement bas. Dix morts pour 100 000 habitants en Allemagne contre 40 morts pour 100 000 habitants en France. On meurt moins du Covid en Allemagne. Pourtant, le nombre de cas déclarés y est supérieur. Ces chiffres peuvent avoir plusieurs explications.
D’une part, la chance. L’Allemagne n’a pas connu de gros foyer de contaminations comme celui de la réunion évangéliste de Mulhouse fin février. Il y a bien des « clusters », comme dans la commune de Gangelt, près de la frontière néerlandaise, où des centaines de personnes ont été contaminées mi-février suite à une fête de carnaval [4]. Mais rien de comparable à la déflagration de Mulhouse qui a ensuite propagé le virus dans tout le Grand-Est.
Depuis avril, le pays voit cependant se multiplier les foyers de contaminations dans les maisons de retraites : par exemple à Wolfsburg (Basse-Saxe), où 43 résidents d’une maison de retraites sont décédés du Covid, ou à Würzburg (Bavière), où 25 des 160 résidents d’un Ehpad sont morts du virus [5]. Depuis début mai, comme en France, des foyers sont apparus dans de grands abattoirs industriels de plusieurs régions, où les travailleurs viennent en grande partie d’Europe de l’Est et sont logés par leurs employeurs dans des conditions souvent déplorables, notamment en termes de promiscuité. « Il faut partir du principe qu’il ne s’agit pas de foyers isolés, puisque les conditions de vie et de travail sont similaires dans toute la branche. Nous demandons que tous les travailleurs des abattoirs soient testés », a réagi le syndicat des travailleurs de l’alimentaire NGG dans une lettre ouverte adressée au ministre du Travail allemand [6].

Plus de tests, et plus vite

Tester tous les travailleurs de l’industrie de la viande, est-ce possible ? L’Allemagne a accumulé de grandes capacités de tests au fil des semaines. Le dernier bulletin épidémiologique de l’Institut Robert-Koch indique une capacité de plus d’un million de tests par semaine ! Dans les faits, 300 000 à 400 000 tests y sont effectués chaque semaine depuis mi-mars. Fin mars, la France arrivait à peine à réaliser 15 000 tests par semaine, et en effectue actuellement environ 100 000. Soit toujours trois à quatre fois moins.
Outre-Rhin, la consigne a été de tester aussi les personnes présentant des symptômes modérés et les personnes ayant été en contact avec un cas positif (à ce sujet, voir nos articles d’avril Dépister le virus : comment l’Allemagne réussit à tester cinq fois plus qu’en France et Pourquoi la France tarde-t-elle à pratiquer un dépistage massif du coronavirus ?). Soit des critères plus larges qu’en France, où jusqu’à mi-avril, les tests étaient réservés aux patients hospitalisés et au personnel soignant, avant de concerner les personnels en Ehpad et les personnes dotées d’une ordonnance de leur médecin.

Le rôle crucial des administrations de santé de proximité

Les administrations locales de santé allemandes tracent également les contacts des personnes contaminées. Et ce, depuis le début. C’est une autre spécificité : dans chaque commune, et chaque quartier d’une grande ville, il existe des administrations locales de santé publique. Elle ont le pouvoir de placer des personnes en quarantaine de deux semaines si elles reviennent de l’étranger ou si elles présentent un risque d’avoir été contaminées. « La quarantaine est prévue dans la loi de protection contre les maladies infectieuses », nous explique Ute Teichert, présidente du groupement des médecins des services de santé public. Cette loi, qui date de 2001, a été amendée en mars face à la crise du coronavirus.
« Les administrations locales de santé ont la compétence de décider des quarantaines, elles administrent et ouvrent des centres de dépistage et pratiquent aussi des tests à domicile, tout en assurant le suivi des contacts des personnes testées positives. Déjà, avant le Covid, ces administrations locales de santé avaient le pouvoir de placer les gens en quarantaine, mais cela n’arrivait que très rarement. Et en temps normal, elles mènent ce travail de suivi des contacts sur la tuberculose ou la rougeole. Pour la rougeole, nous allons chez les gens pour recommander un vaccin. Dans le cas du coronavirus, on met les gens en quarantaine et on les teste », précise Ute Teichert.
Une administration locale de santé. CC Soenke Rahn via Wikimedia Commons.
Ces agences locales disposent de larges missions de santé publique : prévention contre les maladies infectieuses, dont le VIH ; mais aussi vigilance quant au respect des règles d’hygiène dans les hôpitaux, les foyers et les Ehpad. Elles veillent à la qualité de l’eau, aux normes sanitaire en cas de nouvelles antennes téléphoniques… Elles proposent aussi des soins psychiques ou spécifiques pour les personnes sans domicile, les prostituées, les réfugiés… En France, une partie de ces missions (veilles des normes d’hygiène) sont assurées, mais au niveau régional, par les ARS, avec certaines délégations départementales. Mais sur de nombreux sujets, les ARS doivent en référer au ministère de la Santé avant de prendre une décision...

samedi 23 mai 2020

Les ventes de pesticides et de glyphosate ont explosé en France

Une étude pilotée sous l’égide du ministère de la Transition écologique et solidaire révèle une hausse des ventes d’insecticides, fongicides et herbicides depuis 10 ans en France. Un bilan alarmant.
Entre 2009 et 2018, les ventes d’insecticides ont été multipliées par 3,5 ! Celles des fongicides ont progressé de 41 %, tandis que celles des herbicides ont augmenté de 23 %. Ces données sont issues d’une étude publiée en mai 2020 par le Commissariat général au développement durable, rattaché au ministère de la Transition écologique et solidaire [1]. Cette explosion des ventes de pesticides révèle l’échec cuisant du plan Écophyto lancé en 2008, qui vise une réduction de l’utilisation des pesticides. La moyenne des quantités de substances actives vendues a augmenté de 22 % entre 2009-2011 et 2016-2018. Toujours selon cette étude, près d’un quart des substances achetées sont particulièrement préoccupantes pour la santé humaine.
En 2018, la quantité totale de substances actives vendues en France s’élève à 85 900 tonnes (t), contre 71 200 t en 2017. Source : BNV-D
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La Gironde, premier acheteur de pesticides

Entre 2016 et 2018, vingt départements ont totalisé plus de la moitié de la quantité de pesticides achetée. Avec plus de 3600 tonnes de ces toxiques vendues en 2018, la Gironde arrive en tête. Viennent ensuite la Marne, le Pas-de-Calais, la Somme et le Gard.
La superficie agricole et la nature des cultures contribueraient largement, selon l’étude, à expliquer les disparités territoriales observées. La Marne est ainsi le département qui compte la plus grande surface agricole utile avec près de 555 000 hectares, soit plus du double de la moyenne nationale. La vigne – notamment pour le champagne – y est prépondérante. La Somme est le premier département producteur de pommes de terre, qui, quand elle est intensive, requiert des épandages fréquents. Les surfaces de cultures permanentes sont également dominantes en Gironde et dans le Gard.

Échec complet sur le glyphosate

Les achats de glyphosate, dont la France a annoncé vouloir se passer d’ici à 2022, ont augmenté de 25 % sur dix ans. Le glyphosate demeure l’herbicide le plus vendu au niveau national parmi les 122 substances actives à usage herbicide. Sa consommation en France a même augmenté entre 2017 et 2018, passant de 8800 tonnes à 9700 tonnes.
Alors que les ventes d’herbicides, en moyenne triennale, augmentent de 14 % entre 2009-2011 et 2016-2018 (période la plus longue disponible), celles de glyphosate progressent de 25 %. Source : BNV-D
Plus de la moitié des achats de glyphosate se concentrent dans un quart des départements. La dose utilisée – la quantité de glyphosate rapporté au nombre d’hectares agricoles – a également augmenté. La Gironde est, là-encore, le département qui a acheté le plus de glyphosate par hectare, suivi par l’Hérault, le Vaucluse, le Gard et le Var. La Charente-Maritime est le département totalisant la plus grande quantité de glyphosate achetée. L’épidémie de cancers est loin d’être terminée...
Seule source d’optimisme, l’effet de la loi « Labbé » qui interdit, depuis janvier 2017, l’usage des pesticides pour l’entretien des espaces verts, des voiries, des promenades et des forêts, ouverts ou accessibles au public. Pour les particuliers, cette interdiction est effective depuis le 1er janvier 2019. Les ventes de produits référencés « emploi autorisé dans les jardins – EAJ » ont ainsi diminué de plus de la moitié entre 2013 et 2018 (936 tonnes en 2018, contre 1200 tonnes en 2017). L’étude souligne néanmoins que 98 produits portant la mention « EAJ », et donc autorisés à la pulvérisation dans les jardins, contient du glyphosate.

vendredi 22 mai 2020

Télétravail : le rêve qui a viré au cauchemar pour de nombreux salariés confinés

Explosion de la charge de travail, absence d’horaires et de coupure entre vie professionnelle et vie privée, pressions supplémentaires, manque de pauses, insomnies, délitement du lien social… Les syndicats demandent la mise en place d’accords interprofessionnels sur le télétravail.
Dans l’entreprise d’Emmanuelle*, le télétravail a toujours été « contre-culturel ». Malgré une demande croissante des salarié.es ces dernières années, le grand groupe du CAC 40 dans lequel elle exerce s’y est toujours opposé. Jusqu’au confinement : du jour au lendemain, c’était télétravail pour l’ensemble des employé.es. Idem pour Sylvain, cadre dans une entreprise informatique : « Le vendredi juste avant le confinement, c’était "non non, on ne fermera surtout pas le site". Le week-end, on a commencé à recevoir des messages en disant qu’il faudrait venir chercher notre matériel le lundi. Les premiers jours de télétravail ont été un peu laborieux », raconte-t-il.
Pour Joëlle*, juriste en droit social dans une organisation syndicale, la question flottait dans l’air depuis quelques jours. Elle est retournée au bureau le 16 mars dernier, après avoir été en congés. « On m’a dit "tu prends ton ordi et tu te mets en télétravail à partir d’aujourd’hui". Je suis rentrée chez moi et l’enfer a commencé. Ça a été un déferlement d’angoisses de l’ensemble des salariés. » Joëlle a reçu en moyenne 150 à 200 mails par jour, avec des questions très techniques sur l’application des textes. Et pas que. « Il fallait en même temps faire la psy, les rassurer… J’ai vu d’autres lois passer, notamment la loi El Khomri en 2016, j’ai l’habitude des changements brusques, de l’énervement de tout le monde. Mais là, j’ai cru que je n’allais jamais y arriver. Moi qui rêve de télétravailler depuis longtemps, j’ai vécu un véritable cauchemar. »

Un télétravail « en dehors de tous les clous »

Pour un grand nombre de Français.es contraint.es à exercer à leur domicile ces dernières semaines, le télétravail était une première. Près d’un salarié sur trois a télétravaillé pendant le confinement. Deux tiers d’entre-eux ne le pratiquaient pas avant, selon une enquête publiée par l’Ugict-CGT le 4 mai, réalisée à partir des réponses de 34 000 personnes de tous secteurs professionnels [1]. Cela concerne d’abord les employé.es à 71%, et les professions intermédiaires (70%), ainsi que 62% des cadres. Conséquence de cette généralisation : « On a assisté à un basculement vers le télétravail, rapide, non anticipé et non encadré collectivement. Dans la majorité des entreprises qui le pratiquent, il existe des accords sur le télétravail. Là, on était en dehors de tous les clous », met en lumière Sophie Binet, co-secrétaire de l’Ugict-CGT.
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« Le télétravail a été mis en place dans l’urgence, avec les moyens du bord, donc très variables en fonction des entreprises. On a vu la différence entre celles qui le pratiquaient déjà et celles qui l’ont découvert », abonde Béatrice Clicq, secrétaire confédérale de Force ouvrière.

« On m’a mise devant le fait accompli »

Parmi les témoignages reçus pour cet article, beaucoup de cadres ou de personnes occupant des fonctions managériales, ou poussées à le faire. Comme Stéphanie*, secrétaire d’une association d’insertion. « Avec le confinement, ma hiérarchie a décidé de ne pas renouveler un CDD et m’a imposé un autre centre à gérer. Il y a d’autres secrétaires au chômage partiel pour économiser de l’argent et mon responsable est parti en congés, donc je me retrouve à faire le travail de responsable de trois centres, et par conséquent de la gestion du personnel. On m’a mise devant le fait accompli », se désole-t-elle. Sans réel cadre, les abus en tout genre ont fleuri : « Quand le confinement a été annoncé, on nous a tous mis en chômage partiel. Deux jours après, un responsable a proposé aux "volontaires" de "travailler bénévolement pendant le chômage partiel" », ajoute Stéphanie, finalement en télétravail depuis, comme beaucoup de ses collègues.
Mélanie*, manager dans une grosse agence de communication à Paris, estime quant à elle que l’« on paye en ce moment le fait d’avoir désinvesti les ressources humaines. » « Ce sont souvent des fonctions supports sous-staffées ces derniers temps au profit de l’administratif, alors que les managers ont une importance primordiale. Aujourd’hui, je me retrouve à devoir veiller sur les gens, m’assurer qu’ils vont bien. Il y en a à qui j’ai dû parler tous les jours, j’étais comme un coach. Cette crise remet en lumière les rouages indispensables que sont les managers intermédiaires », ajoute-t-elle. Ses supérieurs hiérarchiques l’ont désormais compris à leurs dépens. À l’inverse de ceux d’Emmanuelle : « J’ai l’impression d’un manque de confiance de la part de certains supérieurs qui ont des positions clé. On n’a pas eu la bulle de respiration nécessaire à notre organisation. Je peine, dans ces conditions, à trouver du temps et l’écoute nécessaires pour faire ce qui est censé être le cœur de mon travail », se plaint-elle. Ironie du sort : elle est responsable des ressources humaines.

« La nuit, je triais mes mails »

Parmi les conséquences directes de cette transition abrupte et non encadrée : une surcharge de travail dont Emmanuelle, et d’autres, se seraient bien passés. Cela concernerait un tiers des salariés en télétravail, et notamment les cadres (40%) selon le rapport de l’Ugict-CGT, qui déplore également une absence de droit à la déconnexion pour 78% des répondant.es, ainsi qu’une absence de définition de plages horaires précises durant lesquelles le salarié doit être joignable (pour 82%).
« La crise a engendré de facto du travail supplémentaire et d’autres projets auraient mérité d’être mis en veille ou décalés pour pouvoir gérer ça, or ça n’a pas du tout été fait. On a maintenu des échéances sur des projets qui auraient dû être secondaires, ça crée un sentiment de pression supplémentaire », explique Emmanuelle. Et d’ajouter : « C’est un sentiment partagé par mes collègues qui travaillent en RH. On se dit tous que c’est de la folie. » Résultat : elle travaille quasiment sans interruption de 8h15 à 21h. Sylvain raconte aussi travailler une dizaine d’heures par jour, y compris les soirs et week-ends. « Je dirais que, pendant trois semaines, j’ai dû faire 55 heures par semaine, peut-être plus. À un moment, j’ai arrêté de compter. Quand je me réveillais la nuit, j’avais mon ordi à côté de moi et je triais mes mails. Je me suis sentie en burn-out chez moi, ce qui est quand même paradoxal », confie pour sa part Joëlle.
Pour Mélanie, il n’était pas non plus question de déconnexion pendant les jours qu’elle a dû poser. « Pendant mes congés, j’ai travaillé. En réalité, ils m’ont simplement servi à couper le téléphone et à bosser plus tranquillement », concède-t-elle.

« Je fais pipi le PC sur mes genoux »

Dans ce contexte, difficile de trouver des moments pour s’aérer l’esprit. « Au début, il faut prouver qu’on télétravaille donc on ne prend pas de pause. On se sent coupable de simplement se faire un thé ou de discuter avec son conjoint », confie Emmanuelle. Mais ça ne s’est pas arrangé au fil des semaines : « On a 30 minutes pour déjeuner entre deux réunions et, en 30 minutes, c’est super dur de se faire un repas, manger, faire la vaisselle… » Même constat pour Joëlle, qui décrit son rythme effréné : « Le matin, je me lève, je prends une douche, je prends mon café devant l’ordi, je déjeune devant l’ordi, j’éteins l’ordi, je prends une douche et je vais me coucher. »
Pour Emmanuelle, le plus dur a été l’enchaînement quotidien de « conf calls », qui ne lui laissent plus aucun répit. Elle confie : « Ces dernières semaines, j’avais près de 8 heures de "conf calls" par jour, avec parfois des pics à 10 heures. Les pauses sont plus rares et plus courtes – en général, 10 minutes pour une réunion de 4 ou 5 heures. Je ne sais pas comment font les autres, mais moi je me retrouve à aller faire pipi le PC sur mes genoux, c’est assez aliénant… » Lorsqu’elle sort « lessivée » de 8 heures de visio-conférence, sa journée est par ailleurs loin d’être terminée : « Il faut préparer la présentation Powerpoint du surlendemain, répondre aux 50 mails non lus du jour, organiser une réunion avec les collègues… »

« Le télétravail délite le lien social »

Avec ces réunions virtuelles plane, en outre, le manque de contacts humains avec les collègues. « C’est épuisant, il n’y a plus du tout le lien informel qu’il peut y avoir dans une réunion classique et qui aide à entretenir des relations chaleureuses entre collègues. Ça ne demande pas la même concentration non plus : il faut sans cesse décoder ce qui se passe sans avoir toutes les informations (impossibilité de se regarder dans les yeux ou de se regarder tout court quand, pour préserver leur connexion, beaucoup font le choix de couper leur caméra) », décrit Emmanuelle.
Là réside, aux yeux de Danièle Linhart, l’un des principaux risques inhérents au télétravail. Pour cette sociologue du travail et directrice de recherche émérite au CNRS, ce dernier pousse à « une sorte de déréalisation de l’activité » : « Celle-ci devient de plus en plus virtuelle, fictive, et perd par conséquent de son sens, de sa finalité. » Pour elle, le lien aux autres est une dimension essentielle du travail, aujourd’hui mise de côté : « Le travail, sauf exception, n’est pas une activité qui peut être faite en permanence en dehors d’un lieu de socialisation. La nature même du travail, c’est un cordon ombilical qui vous relie à la société, car vous travaillez pour les autres et avec les autres. Le télétravail est dommageable pour notre société car il délite le lien social, or ce qui caractérise une société, c’est la qualité des relations sociales », insiste la sociologue. Il est par ailleurs essentiel, selon elle, de sentir que l’on a un« rôle professionnel distinct de la personne que l’on est dans la vie privée, familiale. » Et ce particulièrement pour les femmes : « Elles sont toujours, plus que les hommes, confrontées aux tâches ménagères, elles qui ont la charge mentale de l’organisation de la cellule familiale. C’est bien pour ça qu’elles se sont battues pour sortir de leur environnement domestique et ont massivement investi le marché du travail. »

« Si j’avais des enfants, je serais en pleurs »

Toutes ne bénéficient en effet pas des mêmes conditions pour télétravailler. « J’habite dans 20 mètres carrés avec quelqu’un à l’arrêt. Si j’avais des enfants, je serais en pleurs au téléphone je pense », reconnaît Stéphanie. Mélanie, qui estime que sa charge de travail a augmenté d’au moins un tiers, en revient à regretter les trajets en bus le matin : « Au moins, je pouvais écouter un peu de musique. » Elle n’est pourtant pas la plus à plaindre, sur le papier : « J’ai eu la chance d’être en télétravail à la campagne ces deux derniers mois avec un jardin pour mes enfants, et pourtant je suis au bord du craquage », confie-t-elle. De 7h30 à 21h30, ses seuls petits temps de pause étaient consacrés aux enfants, malgré un conjoint qui a allégé sa charge de travail pour être plus présent. Elle raconte : « Les enfants ne comprennent pas que je sois là mais que je ne puisse pas être avec eux. J’ai fini par trouver une pièce un peu cachée pour télétravailler, qu’ils ont fini par trouver. J’avais aussi un espace dehors mais dès qu’il pleuvait ça se compliquait. Je bossais sur un coin d’herbe où je pouvais avoir le wifi, donc j’ai très mal au dos. J’en ai en fait plein le dos, littéralement. »
Selon l’enquête de l’Ugict-CGT, 81% des télétravailleurs qui ont des enfants ont dû les garder tout en travaillant. La fermeture des écoles s’est par ailleurs traduite pour 43% des femmes en télétravail par plus de 4 heures de tâches domestiques supplémentaires. « On ne peut pas télétravailler tout en s’occupant de ses enfants. C’est une catastrophe, notamment pour les femmes », alerte Sophie Binet, co-secrétaire de l’Ugict-CGT. Sans compter l’augmentation des signalements pour violences conjugales pendant le confinement. « Cela impose aux entreprises de prendre cet aspect-là aussi en considération dans la préservation de la santé de leurs salarié.es », complète Béatrice Clicq, secrétaire confédérale FO.

Les syndicats réclament des accords interprofessionnels

Pour toutes ces raisons, les syndicats réclament une réelle réflexion sur les conditions actuelles et futures du travail à domicile. « Il y a besoin d’avoir un cadre collectif partout sur l’organisation du télétravail, sinon on bascule sur des modes d’organisation qui peuvent être maltraitants », appuie Sophie Binet. « Le télétravail n’est pas sujet de négociation obligatoire, ce qui est un problème, car c’est très variable en fonction des entreprises. On demande une négociation interprofessionnelle pour poser un cadre qui permettrait à tous les travailleurs d’avoir un socle de référence », abonde Béatrice Clicq.

jeudi 21 mai 2020

« Une population fragilisée par les maladies chroniques est plus vulnérable au coronavirus »

Le Covid-19 aurait-il fait bien moins de victimes si les maladies chroniques et les affections longue durée n’étaient pas aussi répandues depuis une décennie ? C’est l’avis du toxicologue André Cicolella, président du Réseau environnement santé, qui invite à s’intéresser bien davantage aux causes environnementales qui nous rendent encore plus vulnérables face aux nouveaux virus. Entretien.
Basta ! : En sait-on plus aujourd’hui sur les victimes du Covid ? Des études relativisent le poids des pathologies antérieures et mettent en évidence le rôle prépondérant de l’âge dans les facteurs de comorbidité.
André Cicolella [1] : L’âge est effectivement un facteur déterminant. Le raisonnement qui nous est proposé consistant à dire "âge = maladie" est cependant faux. Les données ajustées sur l’âge montrent le poids des comorbidités, c’est-à-dire des maladies associées. Le constat est établi que les victimes du Covid sont les malades chroniques, à savoir les personnes atteintes de maladies cardiovasculaires, d’obésité, de diabète, d’hypertension, de maladies respiratoires chroniques et de cancer. Ce qui joue n’est pas l’âge, mais bien l’état de santé.
Une étude chinoise montre que sur 1590 malades du Covid âgés de 49 ans en moyenne, le risque de comorbidité est 3,5 fois plus élevé en cas de cancer, et 1,6 fois plus élevé en cas d’hypertension ou de diabète [2]. Les données publiées le 5 mai par Santé Publique France sur la base du réseau sentinelle de 151 services de réanimation avancent que 84 % des décès dus au Covid présentaient une comorbidité. Une étude italienne donne un chiffre de 98 %.
L’explication uniquement par l’âge n’est pas acceptable. C’est à l’épidémie mondiale de maladies chroniques qu’il faut s’attaquer. J’emploie volontairement le mot « épidémie » car c’est celui utilisé par l’OMS (Organisation mondiale de la santé) pour caractériser la situation mondiale. La crise du coronavirus n’a pu se développer que parce que les maladies chroniques ont pris une importance épidémique. C’est pourquoi c’est le moment de changer de paradigme.
Pourquoi dites-vous que si l’épidémie de Covid-19 avait eu lieu en 2003, elle aurait fait nettement moins de victimes ?
Selon les données de l’assurance maladie, l’incidence en France – le nombre de nouveaux cas – des affections de longue durée (ALD) pour l’ensemble des maladies cardiovasculaires, diabète et cancer, a doublé entre 2003 et 2017 [3]. Durant cette période, la population âgée de plus de 74 ans n’a progressé que de 30 %. Si on rapproche ces chiffres de ceux des malades du Covid décédés, quasiment tous atteints de maladies chroniques, on comprend que des milliers de morts auraient été évités si l’épidémie de maladies chroniques en était restée au stade de 2003. Une personne sur deux aujourd’hui en France est en surpoids. Pour le diabète, on est passés d’1,3 million à 2,7 millions entre 2004 et 2017. Une population fragilisée par les maladies chroniques est une population beaucoup plus sensible à l’activité du coronavirus, mais aussi des autres virus.
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Derrière ces chiffres, il y a des personnes. Tout le monde a un proche ou est soi-même concerné par cette épidémie de maladies chroniques. Selon les derniers chiffres de la Caisse nationale d’assurance maladie, 20 millions de personnes sont en situation de malades chroniques. Prenez le cas des cancers de l’enfant : on nous dit que ce sont des cancers rares, mais il y a quand même 3000 enfants qui développent un cancer chaque année, et cela progresse. Ce cancer rare chez l’enfant va devenir dominant chez l’adulte. Pour un homme, le risque de développer un cancer approche aujourd’hui 2 chances sur 3. Ce n’est pas seulement l’effet du vieillissement. C’est la conséquence des changements environnementaux. Nous avons besoin d’une vision plus en amont de la protection de l’environnement pour contrer cette épidémie de maladies chroniques.
Vous insistez sur l’importance de mettre la santé environnementale au centre des changements de la politique de santé. Qu’entendez-vous par là ?
Notre système de santé est un système biomédical. Il s’intéresse à la maladie quand les gens sont malades, sans vraiment se préoccuper de ce qui se passe avant. Actuellement, les gens sont touchés par cette maladie infectieuse, ils vont à l’hôpital et on essaie de les sauver. L’enjeu est aussi de s’intéresser à la vie avant. Cela s’appelle la santé environnementale : on va agir sur l’environnement pour diminuer les facteurs de risque qui génèrent la maladie.
Agir sur l’environnement, c’est agir notamment sur l’alimentation ?
L’alimentation fait, bien sûr, partie de l’environnement. C’est une cause importante de l’obésité, mais ce n’est pas la seule. La sédentarité, les perturbateurs endocriniens sont aussi des causes majeures. C’est surtout l’alimentation ultra-transformée, ce qu’on appelle plus communément « la malbouffe », qui est en cause. L’étude Nutrinet menée sur environ 15 000 personnes montre bien que la consommation d’aliments ultra-transformés augmente le taux d’obésité. Les jeunes obèses sont très touchés par le Covid-19 [4]. Le Bassin parisien et l’Est, régions fortement impactées par le coronavirus, sont aussi celles qui, avec les Hauts-de-France, sont les plus touchées par l’épidémie d’obésité : 21,5 % de la population en 2012 selon la dernière estimation de l’étude Obépi, avec une progression de 61,5 % depuis 1997.
Le type d’agriculture a aussi un impact qualitatif sur la nutrition, il conditionne les aliments. L’autre élément c’est la contamination de l’alimentation, que ce soit par les pesticides dans le cas de l’agriculture conventionnelle, ou lors de la transformation. Si on met de l’alimentation bio dans des boîtes de conserve à base de bisphénol A, ou si on la transforme dans des installations en PVC, on la contamine par des phtalates. On doit se soucier de la façon dont on produit les aliments mais aussi dont on les transforme. Il ne faut pas voir l’alimentation séparée du reste de l’environnement.
De la même manière, plusieurs études montrent que plus on a une difficulté d’accès aux espaces verts, plus le taux de maladies métaboliques est élevé. Dans ce cas, on est bien dans l’environnement au sens global du terme. La pollution atmosphérique, liée notamment aux transports, contribue à générer des maladies chroniques comme l’asthme ou les maladies cardiovasculaires. La pollution de l’environnement intérieur est, elle, liée aux matériaux présents à l’intérieur. Les phtalates sont les premiers polluants de l’environnement intérieur, avec une source majeure qui est celle des sols en PVC. C’est à cela qu’il faut s’attaquer.
Des études en Grande-Bretagne et aux États-Unis montrent aussi que le Covid frappe de façon différenciée selon le statut social...
Ce n’est pas une surprise. La pauvreté est inextricablement liée à un mode d’alimentation et à un environnement dégradé. L’épidémie d’obésité touche plus particulièrement les populations ayant les plus faibles revenus et les plus faibles niveaux d’éducation, donc généralement les conditions de vie et de travail les plus difficiles. Les conditions socio-économiques sont déterminantes.
Comment expliquer ce focus sur l’âge concernant le Covid-19 et une interprétation aussi variable des données sur les facteurs de comorbidité ?
C’est un problème politique. Si on considère que c’est l’âge, la conclusion est que vous n’y pouvez rien : vous êtes vieux, point. Si c’est l’environnement par contre, on peut faire quelque chose. Quelle place donne-t-on à la santé environnementale ? Comment avoir des gens qui soient moins malades et moins sensibles à l’action du virus ? C’est totalement absurde de ne s’intéresser à la maladie seulement quand les gens sont malades, en pensant que les médicaments suffiront à faire reculer la maladie. Veut-on sortir de ce système bancal ? Le cancer a progressé de façon considérable depuis 40 ans, et on attend toujours le médicament miracle qui va nous sauver. Avec cette logique-là, on est partis pour encore un moment.
Notre politique de santé environnementale est au point mort. Il n’y a eu aucune réunion du groupe Santé environnement en charge de préparer le 4ème plan national sur le sujet depuis juillet 2019 ! Cela en dit long sur le désintérêt du gouvernement. La question est de savoir comment on soigne l’environnement pour éviter que les prochaines épidémies infectieuses, dont la probabilité est très vraisemblable, aient cette ampleur, ou pire encore.
Des pays placent-ils la santé environnementale au cœur de leur politique ?
Certains sont plus avancés, comme les pays scandinaves, mais aucun n’a clairement opéré un changement de paradigme. La France est le premier pays à s’être doté d’une stratégie nationale au sujet des perturbateurs endocriniens. Ce n’est pas arrivé par hasard. L’action du Réseau Environnement Santé l’a conduit à le faire. Nous avons obtenu l’interdiction du bisphénol A dans les biberons et contenants alimentaires, mais nous ne sommes pas sûrs que les contrôles à la frontière soient tels qu’aucune boîte de conserve à base de bisphénol A ne rentre en France. C’est une totale absurdité que l’Union européenne n’ait pas suivi la France sur les contenants alimentaires alors qu’elle l’a suivie sur les biberons. C’est d’une stratégie mondiale, et pas seulement nationale, dont nous avons besoin. Le Covid nous envoie une belle claque. Il faut comprendre ce signal sinon la prochaine fois va être pire.
En septembre 2018, l’assemblée générale de l’ONU s’est engagée à réduire la mortalité par maladies chroniques de 30 % d’ici 2030, et à arrêter la progression de l’obésité et du diabète. Où en est-on ?
Tout le monde a voté mais aucun pays n’a vraiment pris sérieusement en charge cette question. La France, comme les autres pays, vote des textes au niveau international avec la ferme intention de ne pas les appliquer. La stratégie nationale de santé présentée peu de temps après par la France ne fait même pas référence à cet engagement. Il y a un vrai problème politique. Si on est en désaccord, on explique pourquoi. Si on vote un texte, on le met en œuvre. La solution intermédiaire qui consiste à voter sans appliquer n’est pas acceptable.
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Quelles mesures prioritaires préconisez-vous dans la gestion de l’après-Covid ?
L’analyse ne peut pas se limiter la gestion de stocks de masques. Il faut des masques, évidemment, mais c’est voir le problème par le petit bout de la lorgnette. On ne gère pas une épidémie comme celle-là en « fin de tuyau ». Il s’agit de faire émerger la santé environnementale comme une politique majeure ayant la même importance que la politique du soin. Nous demandons un grand débat national. Notre réseau propose de faire des forums sur le sujet qui soient les plus décentralisés, de façon à ce que ce débat soit mené avec toutes les composantes de la société. C’est une révolution de la santé à mener. La protection de la période sensible, qui va de la grossesse à la petite enfance, doit être repensée. Une partie des maladies chroniques sont liées aux facteurs d’exposition durant cette période. Or, la protection maternelle et infantile, qui devrait être au cœur de cette révolution de la santé, a perdu 25 % de son budget en 10 ans !
Un concept n’apparaît pas dans le débat public : c’est la « Dohad » (developmental origins of health and disease pour « origine environnementale de la santé et de la maladie »). Ce concept est né il y a une trentaine d’années. Il montre que l’exposition au stress chimique – les perturbateurs endocriniens principalement –, au stress nutritionnel et au stress psycho-affectif pendant la grossesse et la petite enfance induisent les pathologies de l’enfance et de l’adulte, sur plusieurs générations. Il faut refonder la politique de santé environnementale autour de ce concept. On part de loin, mais on n’a pas le choix. Le Covid nous amène à regarder la réalité en face : les malades chroniques sont les victimes aujourd’hui et ils le seront encore plus demain si rien n’est fait pour arrêter cette épidémie de maladies chroniques.
Recueilli par Sophie Chapelle

mercredi 20 mai 2020

Face aux impérities de l’État, l’outre-mer tente de reprendre la main sur sa stratégie de déconfinement

En dehors de Mayotte, où les autorités locales sont dépassées par la progression de l’épidémie, la catastrophe a pour l’instant été évitée en outre-mer. La crise sanitaire a cependant exacerbé la défiance vis-à-vis d’un État isolé, et souvent décalé.
Mayotte est le seul département français à rester confiné. Avec douze morts et des dizaines de nouveaux cas de Covid-19 déclarés chaque jour, Mayotte s’enfonce dans la crise sanitaire. L’intersyndicale de l’île et un collectif citoyen ont adressé une lettre ouverte aux autorités locales, le 7 avril, exigeant de la transparence dans la gestion de la crise [1]. Principaux destinataires : le préfet et la directrice générale de l’agence régionale de santé (ARS), qui est l’écologiste et ancienne ministre de l’Environnement Dominique Voynet, médecin de profession. La lettre est assortie de questions précises : de combien de tests de dépistage du coronavirus dispose Mayotte ? Quelles sont les quantités de médicaments disponibles ? Combien y a-t-il de lits de réanimation, de masques et de blouses pour les soignants ? « On veut des chiffres sur les tests, les médicaments, les lits, les masques ! On a besoin de connaître la vérité ! », s’inquiète Safina Soula Abdallah, porte-parole du collectif des citoyens de Mayotte, signataire de la lettre.

À Mayotte, des chiffres contestables et un État dépassé par les événements

C’était beaucoup demander à la toute nouvelle ARS de Mayotte, créée en décembre dernier, juste avant l’apparition d’une autre épidémie, elle aussi ravageuse, la dengue. Transmise par un moustique, cette maladie mobilise très fortement le seul centre hospitalier de l’île, notamment les lits de réanimation. Dominique Voynet a annoncé que le nombre de lits de réanimation mis à disposition était passé de 16 à 24 dans cet hôpital déjà saturé en temps normal. « Nous pouvons passer à 38 lits », a-t-elle assuré sur France Info – l’île compte officiellement 270 000 habitants. Des annonces qui laissent dubitatif le collectif des citoyens. Une étude du Conseil économique, social et environnemental alertait, en janvier, sur la « situation critique » de l’hôpital alors que le Covid-19 et la dengue n’avaient pas encore frappé : « Prévu pour 300 lits, [le centre hospitalier de Mayotte] accueille en réalité près de 900 malades. »
« Le nombre de cas est faible mais il est en augmentation », avance le Premier ministre, le 7 mai, lors de la présentation de la stratégie gouvernementale de déconfinement. En réalité, la situation sanitaire est devenue incontrôlable dans les bidonvilles surpeuplés, où confinement et gestes barrières n’existent pas. Quant au dépistage, essentiel à toute stratégie de déconfinement, il reste très insuffisant. La directrice de l’ARS prévoit de doubler la capacité du laboratoire du centre hospitalier, sans toutefois fixer d’échéance. Début mai, à peine 200 tests étaient effectués quotidiennement, selon l’agence. Bien moins, selon le collectif des citoyens. Autre élément aggravant : certains symptômes de la dengue rappellent fortement ceux du Covid-19, d’où une forte sous-estimation du nombre de cas de coronavirus.

La Réunion, « laboratoire » des réponses sécuritaires à la crise sanitaire

Maigre consolation, Mayotte sait qu’elle peut compter sur sa voisine, La Réunion, pour les évacuations sanitaires. Les autorités de l’île ne s’en privent pas. Avec seulement 437 cas au 12 mai, la collectivité d’outre-mer la plus peuplée (850 000 habitants) compte cinq fois moins de malades du Covid-19 par habitant que Mayotte et ne déplore à ce jour aucun décès dû au virus. La stratégie mise en place par l’ARS de la Réunion fait figure d’exception en outre-mer. Contactée par Basta !, l’agence explique ce succès par une stratégie de dépistage « très large » permettant « d’identifier les personnes atteintes par le virus, même si elles sont asymptomatiques ». Elle indique aussi avoir « très rapidement » élargi aux laboratoires privés la réalisation de ses tests. Enfin, grâce à « un dispositif de recherche des cas contact mis en place dès le début de l’épidémie », 3500 personnes potentiellement contaminées ont pu être contactées en date du 30 avril, précise l’ARS.
Nous avons aussi contacté les ARS et les préfectures de Mayotte, de Guadeloupe, de Martinique et de Guyane. Aucune n’a souhaité répondre à nos questions. À l’exception de Mayotte, toutes les collectivités d’outre-mer ont le feu vert du gouvernement pour enclencher le déconfinement. Mais sont-elles suffisamment équipées pour le faire ? Pas de réponse non plus de Santé publique France.
Certains traitements administrés par l’État à nos concitoyens ultramarins posent question. La Réunion, championne du dépistage du coronavirus, est aussi un « laboratoire » des réponses sécuritaires à la crise sanitaire, estime Serge Slama, professeur de droit à l’université de Grenoble. Le préfet de La Réunion a été le premier à imposer à toute personne entrant dans l’île une quarantaine « extrêmement stricte » – 14 jours de confinement dans un hôtel avec interdiction formelle de sortir – et « sans fondement légal », révèle une étude coordonnée par le chercheur grenoblois [2].
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Inquiétude en Guyane face à l’explosion de l’épidémie du côté brésilien

Un mois plus tard, les préfets des Antilles et de la Guyane suivent l’exemple réunionnais, poussant l’ordre des avocats de la Guadeloupe, de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy à déposer un recours contre cette mesure jugée attentatoire à la liberté d’aller et venir et contraire aux recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Ce tour de vis réservé aux régions d’outre-mer – Nouvelle-Calédonie et Saint-Pierre-et-Miquelon inclues – était-il nécessaire pour protéger les populations ? Oui, répond le Conseil d’État en rejetant le recours des avocats guadeloupéens. Dans son avis du 8 avril consacré aux outre-mer, le conseil scientifique Covid-19 recommandait aussi la quatorzaine préventive.
Ce n’est pas tout : en Guyane, afin d’éteindre un foyer de contamination (21 personnes testées positives), le préfet a pris le 9 avril une mesure particulièrement coercitive : la mise en quarantaine stricte des quelque 300 habitants d’un village amérindien - Cécilia - situé près de l’aéroport de Cayenne. Le plus vaste département de France, et le moins densément peuplé (trois habitants au kilomètre carré), ne recense pourtant qu’un seul décès dû au virus depuis le début de la crise sanitaire.
En Guyane - comme à La Réunion ou aux Antilles - l’inquiétude de l’après-confinement se mêle au soulagement d’être relativement épargné par le nouveau coronavirus. Ces derniers jours, c’est le fleuve Oyapock, qui concentre toutes les attentions. En particulier la ville de Saint-Georges (4000 habitants) où les cas de Covid-19 ont commencé à se multiplier. Sur l’autre rive se trouve l’un des États les plus pauvres du Brésil, où l’épidémie est en train d’exploser. Le fleuve Maroni, qui sépare la Guyane du Suriname, est également surveillé de près. Mais comment contrôler ces zones frontalières où circulent orpailleurs et contrebandiers ? Selon le député Lennaïck Adam (LREM), interrogé par la chaîne Guyane La 1ère« la situation est particulièrement alarmante » dans cette zone. « On ne confine pas à Grand-Santi [une commune de Guyane] comme on confine à Paris », poursuit l’élu, favorable à une stratégie locale de déconfinement.

Avec le confinement, les habitants des bidonvilles de Cayenne se retrouvent sans aucune ressource

Disséminés en partie aux abords des fleuves Maroni et Oyapock, les peuples autochtones - Bushinenge et Amérindiens - représentent plus d’un tiers de la population guyanaise. Elles sont parmi les populations les plus exposées au Covid-19. « Nous, les Amérindiens, on vit ensemble. Mais ce mode de vie, qui est une force, peut aussi accélérer la propagation du virus », reconnaît Christophe Pierre, porte-parole du réseau Jeunesse autochtone de Guyane.
Ce militant de la cause amérindienne regrette que le Grand conseil coutumier, qui défend les intérêts des autochtones, n’ait pas été associé aux cellules de crise organisées autour du préfet. Le plan de déconfinement du gouvernement ne lui dit rien qui vaille : « Ce plan, c’est un peu n’importe quoi ! Nous refusons catégoriquement d’envoyer les enfants au casse-pipe le 11 mai dans les communes de l’intérieur de la Guyane ! » Les élus de la collectivité territoriale, eux, ont d’ores et déjà repoussé à septembre la rentrée dans l’enseignement secondaire.
Dans les bidonvilles autour de Cayenne, où s’entassent des milliers de personnes habituées à vivre de la débrouille, le confinement a été vécu comme une catastrophe. « Ici, beaucoup de gens ne s’en sortent que grâce à l’économie informelle. Du fait de l’arrêt de cette économie, il se retrouvent sans aucun revenu », alerte Aude Trépont, coordinatrice générale de Médecins du monde en Guyane. « Malgré le travail réalisé ces dernières années, l’accès à l’eau et aux sanitaires n’est pas assuré pour tout le monde. » Pour le moment, le virus, peu présent, n’est pas une menace tangible pour ces habitants. « Mais s’il se mettait à circuler, on peut s’inquiéter pour ces personnes précaires dont la santé est souvent fragile. D’autant plus que notre système de santé est sous-dimensionné par rapport aux besoins du territoire », conclut-elle.

En pleine épidémie, 140 000 Antillais régulièrement privés d’eau

Le problème de l’accès à l’eau, déterminant pour respecter les « gestes barrière », ne touche pas que les Guyanais. Depuis le début du confinement, près de 40 000 Martiniquais, soit plus de 10 % de la population, en sont partiellement privés. Certains quartiers n’ont pas vu une goutte couler de leurs robinets pendant plus de trente jours d’affilée… En cause, les canalisations percées de toute part, faute d’entretien. L’eau et l’assainissement en Martinique sont principalement gérées par deux sociétés, la régie communautaire Odissy, et la Société martiniquaise des eaux, une filiale de Suez.
En Guadeloupe, les « tours d’eau », ces coupures intempestives de plusieurs heures, touchent pas moins de 100 000 personnes, soit un habitant sur quatre. Cela dure depuis des années. Dans ses vœux adressés aux Guadeloupéens pour 2019, le préfet Philippe Gustin s’était fixé pour objectif d’en finir avec ces coupures et de mettre en place un service public de l’eau pour remplacer la multitude de régies et syndicats inter-communaux. Le 30 avril dernier, face à la menace du Covid-19, il a dû réquisitionner plusieurs opérateurs incapables de fournir ce service de première nécessité.
Avec ou sans eau, les Antilles résistent à l’épidémie, enregistrant très peu de nouveaux cas ces derniers jours. Les alertes sur le manque de moyens des établissements de santé portées auprès des ministères de la Santé et des outre-mer par la Fédération hospitalière de Guadeloupe commencent aussi à porter leur fruits, estime son vice-président, le cardiologue André Atallah. « Au centre hospitalier de Basse-Terre, nous avons eu un avis favorable pour l’arrivée d’un petit automate permettant d’augmenter notre capacité de dépistage. » Des prélèvements commencent également à être effectués « en drive, sur des parkings de supermarché, des stades de foot ou sur le parking de l’hôpital », ajoute-t-il.
Concernant le matériel de protection (masques, visières, blouses), « le stock actuel est désormais plus conforme à la réalité des besoins », poursuit le cardiologue. Reste à remplir les armoires de médicaments de réanimation, « au cas où ». À l’hôpital, la possibilité d’une deuxième vague est dans tous les esprits. Elle pourrait venir de la réouverture des écoles ou d’un retour trop rapide des touristes, avance le docteur Atallah. Dans l’immédiat, la menace est limitée : la grande majorité des maires de Guadeloupe ont décidé de reporter la rentrée des classes à septembre. Quant aux plages, hôtels et restaurants, ils resteront fermés au moins jusqu’à début juin, sauf autorisation préfectorale.
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Un collectif de médecins et de syndicats martiniquais veut des masques et du dépistage

Idem en Martinique. Dès le 23 avril, Alfred Marie-Jeanne, le président de la collectivité, a jugé « impossible » la réouverture le 11 mai des collèges et des lycées, vu le « risque de contamination ». La majorité des maires ont eux aussi fait savoir qu’ils laisseraient leurs écoles fermées. Face à des directives nationales déconnectées des réalités de terrain, des médecins, infirmiers et syndicalistes ont décidé de reprendre la main en créant le « collectif Martinique contre le Covid-19 ». Ils ont convaincu les élus de l’île de mettre en œuvre une stratégie locale de déconfinement. Avec trois priorités : le port du masque pour tous, un dépistage de masse et un confinement sélectif personnalisé.
« Pour le moment, nous ne sommes pas prêts au déconfinement, même sélectif ou progressif », prévient Jean-Michel Moundras, médecin anesthésiste-réanimateur au CHU de Fort-de-France et membre du collectif. « Nous ne possédons pas assez de masques et il faut refaire les stocks d’équipements de protection et de médicaments, mais aussi tester le personnel hospitalier. » Le ministre de la Santé assurait le 7 mai que la capacité de dépistage était suffisante dans toutes les régions françaises. Avant d’ajouter : « Parfois, de la théorie à la pratique il peut y avoir des écarts. » En matière d’épidémie, Jean-Michel Moundras préfère la pratique à la théorie. Avec son équipe, il multiplie les devis pour des masques chirurgicaux, FFP1 et FFP2 ainsi que pour des tests sérologiques de masse. « Nous avons bon espoir que les choses changent. Mais je ne serai satisfait que lorsque la population et les soignants seront en sécurité. »