jeudi 18 juin 2020

« En envoyant des individus armés pour gérer les problèmes sociaux, on augmente le risque de blessures ou de morts »

À travers le monde les mobilisations pour dénoncer les brutalités policières ne faiblissent pas et lancent aux institutions le même appel : ce système, malade de son impunité, doit cesser. Alors comment réduire les violences policières ? Réponses de Magda Boutros, sociologue à l’Université de Chicago qui travaille sur les mobilisations contre les violences et discriminations policières.
Basta ! : Le mouvement de protestation qui suit la mort de George Floyd, tué par des policiers le 30 mai à Minneapolis (Minnesota), est-il différent des précédents par son ampleur, son organisation ou ses revendications et, peut-être, ses conséquences politiques ?
Magda Boutros [1] : Dans les familles noires aux États-Unis, chaque génération, des grands-parents aux petits-enfants, a vécu des moments similaires : des révoltes après l’assassinat de Martin Luther King en 1968, des révoltes quand des officiers de police ont tabassé à mort Arthur McDuffie à Miami (1979) et qu’ils ont été acquittés, puis quand des officiers ont tabassé Rodney King à Los Angeles (1991) et ont été acquittés, et après que la police a tué Michael Brown à Ferguson en 2014. Les manifestations d’aujourd’hui s’inscrivent dans cette histoire, celle de la continuité des brutalités policières et du racisme.
Dans le mouvement actuel qui a suivi la mort de George Floyd, on observe cependant quelques transformations. L’ampleur des mobilisations est beaucoup plus importante. Des manifestations se sont déroulées dans les 50 États, ce qui n’était pas le cas avant. On y voit de plus en plus de blancs en solidarité avec les afro-américains. Les retombées politiques sont également plus fortes qu’avant. Grâce au travail mené depuis six ans par les militants de Black Lives Matter, des revendications considérées avant comme trop radicales sont désormais dans le débat public. À Minneapolis, où George Floyd est mort, le conseil municipal a estimé que la police n’étant en l’état pas réformable, la seule solution est de la dissoudre et de la refonder sur de nouvelles bases. Cela avait déjà été fait dans une ville moyenne du New Jersey, mais c’est la première fois qu’une municipalité étatsunienne aussi grande prend cette décision. La réduction du budget de la police est également envisagée : les maires de New York ou de Los Angeles ont promis d’en réallouer une partie à d’autres services, comme l’éducation, les budgets sociaux ou la jeunesse.
Le nombre de personnes tuées par la police aux États-Unis est dix fois plus important qu’en France, qu’en Allemagne ou qu’au Royaume-Uni. Comment expliquez-vous que des mobilisations de grande ampleur gagnent aussi l’Europe ?
Le nombre de personnes qui meurent d’une intervention policière est effectivement bien plus élevé aux Etats-Unis que dans les autres démocraties occidentales. Les États-Unis font, là, figure d’exception. Même si les chiffres ne sont pas comparables, on constate cependant des similarités concernant les pratiques policières en France et aux États-Unis. Premièrement, la police tue régulièrement des personnes qui ne représentent pas de danger pour autrui. La base de données que vous avez publiée montre bien cela : 57 % des victimes n’étaient pas armées quand elles ont été tuées par balles, et seulement 10 % des personnes tuées avaient préalablement attaqué les forces de l’ordre. Ce n’est pas parce que les États-Unis ont un taux effrayant de violences policières que les réalités française, allemande ou britannique des violences policières ne posent pas des réels problèmes. En France, on a quand même une augmentation importante du nombre de morts, jusqu’à 37 en 2017. Ces chiffres devraient inquiéter tout le monde.
Deuxièmement, historiquement, dans ces deux pays, la police s’est construite au gré de politiques racistes visant à contrôler des populations opprimées ou considérées comme indésirables. Aux États-Unis, c’était pour soumettre les esclaves et réprimer leurs tentatives d’évasion. En France, la police nationale telle qu’on la connaît aujourd’hui, unifiée sur tout le territoire, a été créée pendant le régime de Vichy. Dès sa construction, sa mission était notamment de procéder à des rafles et de déporter les juifs. Elle a ensuite été utilisée pour réprimer les militants indépendantistes algériens. Jusqu’à aujourd’hui, dans les deux pays, les minorités ethniques sont surreprésentées parmi les victimes. En France, ce sont les noirs, les arabes et les gens du voyage.
La troisième similarité est que les policiers impliqués dans des violences policières ne sont que très rarement envoyés devant la justice. Quand ils le sont, c’est pour être acquittés, sinon condamnés à des peines légères. Surtout, ils continuent à exercer. Le policier qui a tué d’une balle dans le dos Amine Bentounsi en 2012 a fait l’objet d’une condamnation pour coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner, mais il n’a pas fait un seul jour de prison et a été maintenu en poste.

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