Le nouveau virus, issu d’un contact entre l’humain et l’animal, pose la question de notre rapport au monde vivant. La philosophe Virginie Maris s’intéresse depuis longtemps à ces sujets : dans un livre passionnant, La Part sauvage du Monde (Seuil, 2018), elle interroge les voies d’une possible cohabitation entre humains et non-humains, en rappelant qu’il faut pour cela « restreindre notre territoire ». Première partie de cet entretien.
Basta ! : Une certaine interprétation de la crise du Covid-19 consiste à y voir une forme de « vengeance » de la Terre, comme si l’émergence du virus agissait comme une rébellion face aux destructions environnementales imposées par les activités humaines… Que vous inspire la tonalité de ces propos ?
Virginie Maris [1] : Il y a deux lectures possibles à cette parabole. La première revient à dire que ce qui se joue relève d’une régulation naturelle et d’une certaine nécessité écologique, eu égard à notre niveau de consommation des ressources et à notre densité de population. En biologie, c’est un phénomène bien connu : on sait que les populations se maintiennent à un certain niveau de compatibilité avec ce qu’on appelle la « capacité de charge des milieux », la capacité des ressources à se régénérer d’elles-mêmes. À l’inverse, au-delà d’une certaine densité, il y a le risque d’une surexploitation des ressources, également l’augmentation de la transmission des pathogènes à cause d’une fréquentation trop rapprochée. Tout cela finit par induire une surmortalité de la population.
C’est, d’une certaine façon, une lecture assez « charitable », puisqu’elle s’appuie sur une considération biophysique parfaitement documentée par les sciences naturelles. Pour autant, cette lecture ne me convient pas du tout, car l’humain ne se comporte justement pas comme les autres espèces animales. Dans les sociétés humaines se développe une aversion à la mort et à la souffrance. Il me semble donc tout à fait odieux de justifier l’élimination des surnuméraires de la population humaine sur la base de processus naturels ! C’est d’ailleurs une idée qu’on retrouve dans une certaine version « fascisante » de l’écologie, ou dans la bouche d’écologues extrêmement misanthropes. Cela fait directement écho à la pensée de Garrett Hardin [2], et à sa métaphore du lifeboat ethics (l’éthique du radeau de sauvetage, en français) : si on laisse monter trop de monde sur le radeau, à la fin, tout le monde finira par couler. Il y a là une forme de réduction biologique d’un problème social et politique, celui de la surconsommation et de la répartition inégalitaire des richesses.
Et la deuxième interprétation possible ?
Ce serait une version qui attribue une intentionnalité à la Terre. Autrement dit, l’émergence de ce virus ne serait pas neutre, répondant à un phénomène strictement écologique, mais dépendrait d’une volonté de « Gaïa » ou de mère-Nature de nous punir. Là non plus, je ne suis pas vraiment sensible à ce genre d’interprétation, qui s’apparente à une version contemporaine du châtiment divin, avec un péché et une expiation. C’est ainsi qu’ont été interprétées toutes les grandes épidémies, par le passé.
Même en admettant qu’il faille effectivement « expier des péchés », la forme du coronavirus ne me paraît pas du tout appropriée pour cela : s’il y a bien eu, ici ou là, quelques symboles dignes d’une sorte d’ironie du sort – comme c’est par exemple le cas avec le trafic aérien, qui se retrouve figé alors qu’il est directement impliqué dans les émissions de CO2 – la réalité nous montre aujourd’hui que les principales victimes, les morts et ceux qui souffrent le plus de la situation actuelle, ne sont absolument pas celles et ceux qui en sont les responsables. Dans les deux cas, cette fable d’une « vengeance de la Terre » ne me paraît pas éclairante pour penser correctement la situation.
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Peut-on néanmoins considérer que les activités humaines ont une responsabilité dans cette pandémie ? L’origine concrète du virus reste encore incertaine à l’heure actuelle, mais quelle que soit l’hypothèse envisagée, tout concorde à y voir l’influence de l’anthropisation…
Cette question de la responsabilité est essentielle, et il faut garder cela à l’esprit : on se déclare victime alors qu’on est en partie responsable. Ce « on » est justement très trompeur, car tous les humains ne sont pas dans le même bateau. Les responsabilités, entre les sociétés et à l’intérieur d’elles entre les individus, sont très différenciées. C’est le risque de cette fable d’une Nature vengeresse de l’humanité : nous faire croire que nous sommes tous également responsables de la situation actuelle, alors qu’en réalité, tout le monde ne participe pas de la même façon à la dégradation des milieux naturels ni aux processus politico-économiques qui ont fait de la transmission de ce virus une pandémie ! Ce sont certaines sociétés, et certains acteurs dans ces sociétés-là, qui portent le plus gros poids du fardeau.
Qu’est-ce qui est en cause, selon vous ?
La pandémie met à nu toutes les pathologies de notre société contemporaine. La destruction effrénée des milieux naturels, notamment la disparition des forêts tropicales, ainsi que la réduction de la biodiversité sont directement liées à un rapport productiviste et extractiviste à la nature, dans un contexte de surconsommation globalisé.
Il reste en effet des choses à éclaircir concernant ce Covid-19, mais on sait qu’il y a eu d’autres zoonoses par le passé et qu’il y en aura d’autres à l’avenir. Le monde sauvage est un réservoir fantastique de pathogènes, avec lesquels nous n’avons aucune histoire commune, que nous n’avons jamais rencontrés. Dès lors que nous multiplions les contacts avec eux – que ce soit nous-mêmes directement, ou par l’intermédiaire de nos animaux domestiques – cela ne peut que conduire à l’augmentation de ce genre de situation. Parmi ces pathogènes, il y en a plein qui restent inoffensifs ou qui ne passent pas la barrière de l’espèce. Une fois de temps en temps, ça finit cependant par donner le Sras, Ebola, Zika, et toutes ces maladies qu’on appelle « émergentes »…
Cela dit-il quelque chose de notre rapport au vivant ? A-t-on oublié la complexité inhérente à son évolution et à nos interactions avec lui ?
Je ne sais pas si on peut dire qu’on avait « oublié ». Les scientifiques le savent très bien, l’OMS aussi, les écologues également, nombre de revues documentent cela. J’ai plutôt l’impression que du côté de la communauté scientifique, on a parfaitement conscience des risques. Plus qu’oublié, je dirais donc qu’on a occulté, comme si on ne souhaitait pas avoir la mémoire des grandes épidémies. En soi, cela interroge assez peu notre rapport au vivant, cela a plus à voir avec une certaine psychologie de masse et un phénomène de déni, notamment du côté des pouvoirs publics.
En revanche, je pense qu’il y a une incapacité à penser en termes épidémiologiques, c’est-à-dire à penser la santé humaine comme un processus écologique. Une infection par exemple, on la considère essentiellement au niveau de l’organisme, qui est attaqué par un ennemi et contre lequel il faut avoir la bonne arme. Le coronavirus nous invite à ne plus penser la santé humaine seulement comme une question parlant du corps d’un individu vis-à-vis de son extérieur, mais au contraire à replacer les corps dans les groupes, et replacer les groupes dans leur environnement. Autrement dit, la santé humaine dépend directement des habitudes sociales, de la santé animale et de la santé écosystémique. C’est un décalage important. Dès lors qu’on accepte que la santé humaine – et donc, un accès de fièvre ou un besoin de respirateur artificiel par exemple – est liée à cet ensemble complexe d’interactions entre individus au sein d’un groupe social, et d’échanges entre le groupe social et son milieu, on comprend la situation actuelle de façon plus juste, me semble-t-il.
Ce qui en fait d’ailleurs une très bonne raison de défendre la biodiversité, puisqu’elle est une arme très efficace contre les virus…
La diversité du vivant nous protège des pathogènes à de multiples niveaux : d’abord en multipliant les hôtes potentiels – plus on a un nombre important d’espèces pouvant héberger le virus, moins grand est le risque qu’il s’acharne sur nous – et aussi à travers la diversité des pathogènes eux-mêmes. C’est quelque chose que l’hygiénisme a complètement occulté : il vaut bien mieux avoir une grande diversité de pathogènes peu virulents plutôt qu’une absence totale, car il suffit qu’un seul surmonte nos précautions pour qu’alors il occupe tout l’espace ! La diversité des pathogènes les contraint à se limiter entre eux par la compétition. Et la diversité des populations, humaines et animales, permet des réactions différentes selon les hôtes.
C’est tout l’enjeu de l’antibiorésistance, qui pourrait bien être la source de la prochaine grande crise sanitaire mondiale. La surconsommation d’antibiotiques, pour la santé humaine mais surtout dans l’élevage, produit de vraies poudrières. L’antibiotique est un biocide qui tue toutes les bactéries, mais le vivant est toujours plus rapide et plus inventif que les compagnies pharmaceutiques, donc les bactéries détournent les antibiotiques et développent des hyper-résistances très dangereuses. Or l’industrialisation de l’élevage a complètement homogénéisé les espèces produites et on se retrouve avec des populations très vulnérables dès que des individus sont malades.
Quand on pense à la déforestation, on pense d’abord à la disparition d’un volume et d’une surface, qui s’amenuisent au profit d’espaces aménagés par l’humain. L’enjeu, c’est donc aussi la diversité et l’hétérogénéité qui composent ces milieux ?
Il suffit de regarder le front « colonial » de l’Asie du Sud-est : là-bas, non seulement l’humain s’avance sur la forêt tropicale, qui est un joyau de biodiversité avec une incroyable diversité spécifique au m2, mais il la remplace par des plantations d’huile de palme, qui est probablement l’écosystème le plus pauvre, le plus homogène, le plus unifié qu’on puisse imaginer. On remplace un cortège innombrable de micro-organismes, végétaux et animaux, avec des étages de vie qui sont autant de petites planètes à elles seules, par une culture totalement monolithique. Le sol s’appauvrit, il n’y a qu’une espèce végétale, et quasiment plus aucune espèce animale qui puisse vivre dans ce paysage-là. Au front d’accaparement s’ajoute donc un front d’homogénéisation. D’une certaine façon, l’histoire de l’huile de palme raconte assez bien combien la colonisation humaine de l’espace induit un appauvrissement radical de sa diversité.
Certains ont qualifié le coronavirus de maladie de « l’Anthropocène » [3], un terme et une grille de lecture que vous critiquez : pour quelles raisons ?
Je n’en fais pas un ennemi conceptuel, mais cela revient à nouveau à désigner les humains dans leur ensemble au lieu de distinguer des responsabilités différentielles. Plutôt que d’homogénéiser avec le terme « anthropo », des auteurs suggèrent des concepts alternatifs qui identifient les rapports de domination à l’œuvre : capitalocène, plantationocène qui désignent plus précisément les bouleversements engendrés par le capitalisme ou par l’esclavagisme [4]. De par leur terminologie, ces concepts portent une charge critique contre le caractère dépolitisant de l’anthropocène.
Par ailleurs, l’idée d’anthropocène peut avoir pour effet de renforcer encore notre terrible arrogance et ce narcissisme consistant à penser que nous sommes vraiment, absolument, le centre du monde. On a souvent évoqué l’anthropocentrisme dans le domaine de la morale – avec l’idée qu’il faudrait être capable de penser la valeur morale d’entités autres que les êtres humains – mais il y a aussi un anthropocentrisme épistémique : on a beaucoup de difficultés à considérer le monde autrement que tournant autour de nous-mêmes. C’est un véritable handicap pour penser le monde naturel, et la possibilité d’avoir des relations un peu harmonieuses avec lui. En mettant à ce point l’emphase sur les activités humaines, les discours de l’anthropocène peuvent contribuer à entériner encore davantage cette centralité de l’action humaine, laissant penser que tous les maux viennent des humains mais aussi que c’est exclusivement par le génie humain que nous pourrons sortir de cette crise.
Vous expliquiez auparavant que les êtres humains ne se considèrent pas comme une population animale comme les autres et qu’à bien des égards, il fallait se féliciter de ce que cela avait permis – le refus de la loi de la jungle, le rejet de la souffrance, etc. – et donc éviter les lectures trop « biologisantes ». Mais cette spécificité ne porte-t-elle pas en elle dès le départ un certain sentiment de supériorité ?
Je ne vois pas tant de contradictions à cette situation : on peut tout à fait penser notre spécificité humaine, socialement et psychologiquement, sans en déduire pour autant que l’on soit supérieur. Les questions de la spécificité et de la hiérarchie sont, pour moi, complètement indépendantes l’une de l’autre. Au contraire, on pourrait aussi constater que l’une des spécificités humaines, c’est cette incroyable capacité cognitive à penser un monde à l’extérieur de soi, et donc à faire de la science. En réalité, la science n’est devenue le corollaire de la puissance et de la maîtrise que tardivement, dans l’histoire – c’est la révolution moderne qui associe le savoir au pouvoir.
Les fourmis ne s’intéressent pas à l’astrophysique : la curiosité à l’égard du monde extérieur et la capacité à y déceler des règles qui ne dépendent ni de notre volonté ni de nos représentations – ce qui constitue précisément la démarche scientifique – voilà bien une spécificité humaine qui devrait nous aider à nous décentrer pour réaliser que la nature et l’univers fonctionnent dans une totale indifférence à nos desseins et à nos désirs… Il me semble qu’il s’agit là d’une bonne façon de réconcilier l’idée d’une spécificité humaine, avec l’idée que nous ne sommes ni le centre du monde, ni le sommet de la pyramide.
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