Des dossiers vides reposant exclusivement sur la version policière, des gardes à vue sans avocat et des comparutions immédiates qui s’enchaînent, le tout débouchant sur des peines sévères – y compris pour des personnes jusqu’alors inconnues de la justice : pour Laurence Roques, présidente du Syndicat des avocats de France, le traitement judiciaire des gilets jaunes relève d’une justice d’« abattage »accompagnant la répression menée par le pouvoir exécutif. « Dans ces conditions, la colère sociale ne peut pas retomber », prévient dores et déjà l’avocate. Entretien.
Basta ! : Les très nombreuses interpellations de gilets jaunes ont entraîné un engorgement des tribunaux – déjà très chargés sans cela. Certaines affaires ont été jugées jusque très tard dans la nuit, avec un nombre de comparutions immédiates très élevées. Dans ces conditions, les juges et les avocats ont-ils les moyens de bien faire leur travail ?
Laurence Roques [1] : Ce sont clairement de très mauvaises conditions de travail pour les juges et pour les avocats. Pour les avocats, la comparution immédiate (procédure qui permet au procureur de faire juger une personne tout de suite après sa garde à vue, ndlr) est la plus mauvaise façon d’exercer. C’est une défense dans l’urgence, au cours de laquelle nous n’avons pas le temps de travailler les dossiers. Les personnes jugées n’habitent pas nécessairement dans les villes où elles viennent manifester et où elles sont interpellées. Dans ces conditions, comment peut-on réunir des témoignages pour étoffer leur défense, ou faire venir leur familles, leurs amis, des collègues ? C’est très compliqué, voire impossible. Beaucoup de personnes comparaissent sans avocat. Les policiers leur disent qu’ils n’en n’ont pas besoin, que cela va être rapide. Et les gilets jaunes n’ont aucune raison de ne pas les croire ! C’est bien souvent la première fois que ces personnes passent devant un juge et elles ne savent rien de ce qui les attend, ni de leurs droits. Elles ne savent pas qu’elles peuvent exiger un avocat sitôt qu’elles sont en garde à vue.
Du côté des juges, l’urgence, c’est compliqué aussi. Quand vous avez dix dossiers semblables, il est difficile de ne pas faire d’abattage. Ce qui donne en plus une vision déformée de la réalité. Quand ils passent la journée à juger des personnes qui sont accusées d’avoir commis des violences, ou d’avoir voulu en commettre, les juges peuvent clairement avoir l’impression que nous sommes en pleine insurrection.
A la lecture des comptes-rendus des procès, la version policière semble très souvent être un élément central dans les procédures qui aboutissent à des condamnations. Qu’en est-il ?
C’est malheureusement exact. De nombreuses condamnations sont établies sur la base d’une simple fiche de type QCM, sur laquelle le policier a coché des cases et ajouté quelques mots. Nous n’avons pas les procès verbaux d’interpellation, dans lesquels les policiers sont tenus de motiver les interpellations. Nous plaidons à vide. Et là, le doute ne profite pas aux accusés… Quand les juges leur demandent : « Vous étiez là au moment où les violences ont été commises ? », les accusés répondent « oui » et sont déclarés coupables. Il n’y a pas de prise en compte du contexte, pas de confrontation, même photographique, avec les policiers qui les accusent via ces fiches. Ce sont des procédures bâclées.
Quelles sont les conséquences sur les condamnations prononcées ?
Les peines sont très sévères, avec beaucoup de prison ferme pour les primo-délinquants (citoyens qui n’ont jamais été condamnés et sont confrontés à la justice pénale pour la première fois, ndlr), ce qui est très rare ! On voit, en plus, de nombreux mandats de dépôt à la barre, ce qui signifie qu’à l’issue de l’audience, les gens sont placés directement en détention. Il y a aussi des amendes très lourdes, alors qu’on sait bien que parmi les gilets jaunes, il y a beaucoup de personnes précaires. Tout cela est fait pour dissuader, voire carrément pour empêcher les gens de retourner manifester.
A cela s’ajoutent les peines complémentaires d’interdiction de manifester, très nombreuses. C’est du jamais vu ! Au Saf, nous avons calculé qu’entre 1995 et 2018, 33 personnes ont été concernées par des peines d’interdiction de manifester. Les juges utilisaient cette disposition avec beaucoup de parcimonie. Depuis novembre 2018, on en dénombre plusieurs centaines de personnes. Ce sont clairement des peines politiques, qui posent un vrai problème démocratique. Cela revient en effet à interdire aux citoyens de revendiquer publiquement leurs idées. On a aussi des peines complémentaires avec déchéance de droits civiques, ce qui signifie que les gens ne pourront pas voter.
Quels sont les enjeux de la multiplication des condamnations pour « participation à un groupement en vue de commettre des violences » ?
C’est une infraction très floue et très subjective, largement utilisée pour condamner les manifestants sans qu’ils aient nécessairement été dangereux. La matérialité des faits n’a pas besoin d’être établie. Il suffit qu’ils soient là à un moment de tension avec les forces de l’ordre. Or, on sait que les tensions avec les forces de l’ordre sont de plus en plus fortes, et de plus en plus précoces, dans les manifestations. Si vous êtes là au moment des violences, vous êtes coupable de fait. L’infraction est utilisée pour pouvoir interpeller le plus de monde possible. Ce qui va permettre des fichages et des interdictions administrative de manifester.
Empêcher les gens de manifester, c’est l’idée principale du traitement judiciaire du mouvement des gilets jaunes. Répondant à une injonction politique, un certains nombre de magistrats se sont habitués, peu à peu, à rogner les droits publics. Quand une ministre de la Justice demande aux magistrats une réponse pénale « tout à fait ferme » à l’encontre des prévenus (Nicole Belloubet, en visite au tribunal de Paris au lendemain de la manifestation du 1er décembre), elle leur demande clairement d’être le bras armé du politique, de les aider à gérer une crise qui les dépasse.
Quelles sont les conséquences pour les citoyens jugés ?
Quand on parle de primo-délinquant, on parle de personnes qui sont confrontées pour la première fois de leur vie à un juge, et qui ne savent rien des engrenages de la machine judiciaire. Ils n’ont pas les codes concernant l’exercice de leurs droits, ni ceux du procès pénal. Ils ne savent pas comment présenter, quelles réponses faire ou ne pas faire. Ils ne maîtrisent pas nécessairement le langage, ne savent pas comment répondre correctement aux magistrats. Ils sont déstabilisés à double titre. Confrontés à la violence sociale des tribunaux, ils découvrent tout à coup l’envers de la République. Ils apprennent que les dés sont pipés : quand, lors des audiences, les dossiers sont vides et qu’on est quand même condamné, on se dit que la décision a été prise à l’avance. Comment penser le contraire ? Les gens voient bien que leur affaire n’a pas été débattue de manière contradictoire, comme on peut légitimement l’attendre, avec un juge qui se forge une intime conviction à la suite de ce débat. Ils ressortent de ces audiences meurtris et dépités.
Dans ces conditions, la colère sociale ne peut pas retomber. Cette idée qu’il y a les puissants d’un côté, et puis les autres – ce qui a déclenché le mouvement en novembre dernier – est renforcée par la manière dont les gilets jaunes sont traités par la justice.
Propos recueillis par Nolwenn Weiler
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