vendredi 5 avril 2019

OCÉANS. LA HAUTE MER À L’ÉPREUVE DE LA DIPLOMATIE

Elle n’appartient à personne et échappe à toute réglementation. Face aux pressions humaines et climatiques, l’Onu tente de négocier un traité sur le statut juridique de cette vaste étendue d’eau pour en réguler l’exploitation.
Il y a encore une dizaine d’années, les chercheurs n’imaginaient pas les richesses qu’ils allaient y trouver. Difficilement accessible, sombre, onéreuse à explorer, celle que l’on appelle la haute mer ou encore les « eaux internationales » – cette grande bleue qui couvre 64 % des océans au-delà de 200 milles nautiques (370 km) des côtes – est restée longtemps une zone méconnue… « La haute mer, c’est la colonne d’eau située au-delà des juridictions nationales, les fameuses zones économiques exclusives (ZEE). Elle n’appartient à personne et n’est régie par quasiment aucune règle », résume Glen Wright, chercheur à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri).
Un vide juridique abyssal
En clair, tout y est permis, ou presque. Aucune autorité internationale ne contrôle les prélèvements qui y sont effectués, qu’il s’agisse de pêche ou d’extraction. La convention des Nations unies sur le droit de la mer, dite de Montego Bay, conclue en 1982, définit bien les droits et obligations des usagers de la mer, mais seulement sur les espaces maritimes situés au-delà des côtes. Rien sur le très grand large. Or, depuis, les activités humaines se sont développées de façon exponentielle : 90 % du commerce mondial transitent par voie maritime ; un million de kilomètres de câbles traversent la haute mer ; l’épuisement des stocks de poissons dans les zones côtières a entraîné une augmentation de la pêche dans les eaux internationales ; la pollution plastique et les émissions de CO 2, source de réchauffement et d’acidification des océans, ont fragilisé les écosystèmes ; enfin, l’exploration des ressources sous-marines est devenue une réalité… suscitant d’énormes convoitises. Mais « leur exploitation et leurs impacts sur l’environnement échappent actuellement à tout cadre juridique », souligne Glen Wright.
L’enjeu : la gestion des zones marines situées au-delà des juridictions
« La disparition d’oiseaux de mer, de tortues, de requins et de mammifères marins est le signe que notre système de gouvernance des océans est défaillant. Les États membres des Nations unies doivent le réformer de toute urgence », estime Callum Roberts, biologiste spécialiste de la conservation marine à l’université de York, et coauteur de l’étude de Greenpeace (lire ci-contre). La communauté internationale semble avoir intégré cette urgence. Après des années de discussions, l’ONU est enfin parvenue à réunir les États pour élaborer un traité de la haute mer. L’objectif étant de parvenir, d’ici à 2020, à un « instrument juridiquement contraignant sur la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité marine dans les zones situées au-delà des juridictions nationales ».
Après une première session en septembre dernier, le deuxième round des négociations se déroule jusqu’à ce vendredi 5 avril à New York. Si un consensus existe sur la nécessité de mieux protéger la haute mer et ses ressources, les États ne sont pas tous sur la même longueur d’onde. Il y a ceux qui sont favorables, comme l’Union européenne, à la mise en place d’outils de conservation et de gestion. Mais d’autres, la Russie, les États-Unis, le Canada ou encore le Japon, considèrent qu’une meilleure mise en œuvre des instruments juridiques existants suffirait à conserver et utiliser durablement cet espace.
Un outil de protection des écosystèmes
Parmi les sujets débattus, le premier concerne les aires marines protégées, solution unanimement reconnue par les scientifiques, mais qui ne couvrent actuellement que 1,5 % de la haute mer. Elles ont pour objectif de préserver les espèces marines, la biodiversité, les habitats, les secteurs d’alimentation des dégâts causés par certaines activités humaines. Le sujet est source de tension, explique Glen Wright, qui a assisté aux négociations la semaine dernière. « Ces espaces soulèvent des questions d’ordre économique. Et une levée de boucliers des États pêcheurs, qui craignent de voir leurs intérêts commerciaux et industriels contrariés. Ceux-là plaident pour des aires maritimes temporaires, limitée dans le temps ou dans les contraintes, ce qui n’est pas forcément efficace, alors que les ONG soutiennent une gamme de protection différenciée, allant jusqu’à des aires totales de protection. »
La règle du « premier arrivé, premier servi »
Dans son sillage, la question de l’exploitation équitable des ressources génétiques marines, autre pilier des discussions, est aussi source de clivages. Il s’agit de ces « matériaux génétiques » qui composent les êtres vivants océaniques (animaux, plantes, bactéries, virus) et permettent de mettre au point des médicaments, des cosmétiques. Ces organismes marins, notamment ceux des grandes profondeurs, se sont adaptés pour survivre à des conditions extrêmes de pression, de température, d’acidité, de luminosité. « Ces ressources ont été longtemps négligées faute d’être connues et d’avoir la technologie nécessaire pour les exploiter », souligne Michel Hignette, océanographe-biologiste et directeur honoraire de l’Aquarium de la Porte-Dorée, à Paris, évoquant le cas du conus magus, « un gastéropode dont la molécule du venin, synthétisée en laboratoire, offre un analgésique mille fois plus puissant que la morphine ».
Face à cette manne, les industries biotechnologiques ne s’y sont pas trompées, profitant de la règle en vigueur du « premier arrivé, premier servi ». Le marché mondial de biotechnologies marine est estimé à 6,4 milliards de dollars d’ici à 2025. À l’origine des trois quarts des brevets déposés, l’Allemagne, le Japon et les États-Unis sont dans les starting-blocks. Et le géant allemand de la chimie en détient 47 % ! C’est dans ce contexte que les États vont devoir s’entendre sur le « partage des avantages » de ces ressources. « On est face à un débat idéologique, analyse Glen Wright. Seuls quelques États ont les capacités pour exploiter ces ressources et veulent les garder, avançant que toute nouvelle réglementation entraverait la recherche scientifique. En face, les pays en développement veulent le partage, arguant que ces ressources appartiennent au patrimoine commun de l’humanité. Ils pourraient ainsi recevoir une contrepartie financière liée aux bénéfices réalisés par les entreprises des autres pays. »
Un eldorado minier sous-marin
Les fonds marins alimentent aussi la convoitise des industries minières. Thallium, cobalt, manganèse, nickel… Les États prospectant à tour de bras, l’exploitation des sous-sols pourraient ne pas tarder… Quels seront les effets d’une telle activité ? La feuille de route onusienne prévoit l’instauration de règles pour étudier l’impact environnemental sur les écosystèmes marins. Le sujet de la pêche – qui a des impacts sur la biodiversité de la haute mer – a été a priori exclu du champ de la négociation ; mais « on peut s’attendre à ce que certains États tentent malgré tout d’imposer de nouvelles obligations en la matière, à travers ces études d’impact », précise le chercheur de l’Iddri.
Enfin, même si le climat « n’est pas dans le package des négociations, ce sujet va également irriguer les discussions. On ne peut pas parler des aires marines protégées sans avoir connaissance des impacts du climat. On peut donc espérer voir inscrits des principes généraux dans ce traité », table Glen Wright.
Alors que deux sessions de négociations sont encore programmées, rien n’est gagné à ce stade, d’autant que ceux qui freinent le plus, Russie, Japon et États-Unis, n’ont à l’époque pas ratifié la convention de Montego Bay. Ce que résume Glen Wright : « Pour l’instant, chacun pose ses jalons. Il y aura bien un traité. Mais l’enjeu sera le degré de contrainte que contiendra ce texte. Il faut arriver à un compromis avec des contraintes fortes, qui soient acceptées par la communauté internationale. » Un exercice d’équilibre diplomatique !

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