Figure de la jeune littérature arabophone, Salah Badis, 25 ans, se réjouit de voir sa génération ouvrir, à nouveau, « le champ des possibles », avec les manifestations contre un cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika. Entretien.
Comment expliquez-vous la stratégie du passage en force choisie par le pouvoir algérien avec le dépôt de la candidature d’Abdelaziz Bouteflika ?
Salah Badis L’ancien régime veut imposer ses choix à des millions d’Algériens qui protestent dans la rue. La jeunesse refuse massivement le scénario du cinquième mandat. Apparemment, ils veulent imposer leur volonté au peuple. Ils promettent une « conférence », jurent de changer des choses. Depuis dimanche, je repense à ce qui s’est déjà passé en 2014. Nous étions convaincus que cette candidature n’irait pas jusqu’au bout. À l’époque, Bouteflika était malade, mais présent physiquement. Nous nous disions : ils ne peuvent pas faire ça. Ils l’ont fait. Ils franchissent toujours le seuil de l’impossible. Ils trafiquent les règles, les lois, s’arrangent avec le Conseil constitutionnel. Ils ont tous les moyens institutionnels d’imposer leurs choix. Dimanche, à la nuit tombée, des foules immenses ont envahi les rues, partout dans le pays. Tout le monde craignait des violences, des destructions, et finalement non. Les Algériens clament toujours « Silmya » : ils persévèrent, c’est très beau, dans la voie pacifique.
Où les manifestants puisent-ils ce calme, ce sang-froid, cette retenue ?
Salah Badis Le peuple algérien a tiré des leçons de son histoire. C’est particulièrement sensible dans ma génération. Ceux qui ont 18 ans aujourd’hui sont nés en 2000, après l’arrivée de Bouteflika. Ils ont compris qu’il fallait s’y prendre autrement. C’est le sale jeu des pouvoirs, partout dans le monde : t’acculer à la violence. Une conscience a surgi en Algérie, elle se nourrit d’une grande espérance. Les choses sont en train de changer. Il faut juste garder son calme, préserver ce caractère pacifique du mouvement. Les Algériens n’ont pas « cassé le mur de la peur », comme le répètent certains médias français. Ils ont ouvert le champ des possibles. Ils sont entrés dans l’espoir.
On disait la jeunesse algérienne apathique, plus intéressée par la consommation que par la politique, animée par le seul désir de fuite…
Salah Badis Nous n’avons jamais cessé d’occuper la rue : en 2001, au moment du Printemps noir ; en 2009, avec la révolte des chômeurs ; en 2011, avec des protestations sociales dans tout le pays ; en 2014, contre le quatrième mandat. Il me semble que l’espace virtuel a pris une grande importance. Ceux de 17, 18, 20 ans qui manifestent aujourd’hui n’avaient jamais entendu de discours politique : il n’en existait plus depuis des années. Mais ils ont très bien compris que ce cinquième mandat, cet affront à la dignité, ce manque de respect pour le peuple était une affaire publique, donc leur affaire. On a longtemps vu cette jeunesse comme nihiliste. Mais qui lui a donné le goût de la politique, en dehors de quelques festivals, de quelques associations attachées au travail de terrain ? Cette génération prouve ces jours-ci qu’elle sait parfaitement occuper l’espace public, le préserver, s’y exprimer. Grâce à Internet. Merci, Internet. Un espace public virtuel s’était constitué : les appels anonymes à des marches populaires et des marches étudiantes sont partis des réseaux sociaux. C’est ce qui a rendu possible un espace public réel. Le génie populaire a su jouer de ces allers-retours entre le virtuel et le réel.
Quelle place tiennent, dans cette prise de conscience, les événements de cette dernière décennie au Maghreb, de la révolution tunisienne jusqu’aux mouvements sociaux qui secouent le Maroc ?
Salah Badis Ma réponse est très personnelle. Dans ma propre vie, cela a beaucoup compté. Après 2011, dans le monde arabe, il s’est produit une ouverture. J’ai beaucoup voyagé, comme poète et traducteur, j’ai rencontré des jeunes créateurs, des artistes, des écrivains. J’ai écrit pour des médias du monde arabe, sur des sujets culturels. Beaucoup de choses ont changé. Dans la musique, dans la littérature, dans l’écriture même de la langue arabe, entre langue classique et dialectes. Je reste toutefois convaincu que l’Algérie a son propre rythme, son propre chemin, sa propre histoire. Dans ce pays, l’expérience de la colonisation fut très singulière, très différente de celles du Maroc, de la Tunisie, de l’Égypte, même s’il existe des traits communs. Ce peuple a été confronté à la dépossession, à une violence inouïe, jusqu’à la menace d’extermination. De ce fait, les histoires du mouvement national, de la révolution, de la construction de l’État-nation y sont très différentes aussi.
Pour semer la peur, le premier ministre, Ahmed Ouyahia, nous explique que, en Syrie aussi, tout a commencé avec des fleurs. Mais l’Algérie, ce n’est pas la Syrie. Il faut dire aussi que l’Algérie d’aujourd’hui n’est pas non plus l’Égypte ou la Tunisie de 2011. Je ne dis pas que l’Algérie, c’est le paradis, mais elle ne connaît pas les niveaux de pauvreté ou la torture policière généralisée qui régnaient sous Ben Ali ou Moubarak.
Comment voyez-vous la suite ?
Salah Badis Des centaines de milliers de jeunes Algériens sont dans la rue. Ils sont issus d’horizons sociaux différents alors que, jusqu’ici, les jeunes des classes les plus fragiles étaient le seul carburant des manifestations. Là, il y a une participation des classes moyennes éduquées. Il faut souligner le rôle des chômeurs, des supporters de football. Ils ont toujours été présents, occupant la rue, affrontant la police, investissant par effraction un espace public verrouillé. Tout le monde était heureux de reprendre dans la rue les chants politiques des ultras de l’USM Alger ou du Mouloudia d’Alger. Ils étaient comme un bouclier. Ceux-là se connectent aujourd’hui à d’autres classes sociales. Cette liaison est très importante. Il faudra construire là-dessus à l’avenir. Même si cette mascarade électorale a lieu, ça ne tiendra plus. Personne n’oubliera cette bouffée de politique, cette période d’engagement. Cette génération donnera du fil à retordre au pouvoir, quel qu’il soit. Elle invente un nouveau patriotisme. Vous savez, en Algérie, le patriotisme est très ancré, au point de se confondre avec sa propre caricature, dont on se moque en le baptisant le « wantoutrisme » (en référence au slogan « One, two, three, viva l’Algérie ! » né dans les stades – NDLR). C’est un peu le chauvinisme algérien. Mais, là, il y a comme un renouvellement, une mise à jour. Les jeunes s’en sont emparés, ils inventent un patriotisme de notre temps. C’est très intéressant. Le but n’est pas seulement de refuser le cinquième mandat. Nous voulons construire une société civile, une scène politique, une démocratie. Cela prendra des années, des décennies. Nous avons maintenant un bon socle social et politique sur lequel bâtir. Avec une génération qui a pris goût, dans ces manifestations, à la liberté.
Salah Badis
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