lundi 25 mars 2019

« Minimiser les impacts catastrophiques d’un accident nucléaire est en passe de devenir un grand classique »

« Il est possible de mener une vie normale » dans les zones contaminées par la radioactivité, assure le ministre japonais de la Reconstruction, huit ans après l’accident nucléaire majeur de Fukushima. Ce discours de « normalisation », qui vise à minimiser le risque nucléaire et les conséquences d’un accident n’est pas l’apanage des autorités japonaises : on le retrouve en France depuis le lancement du programme nucléaire ou en Biélorussie après Tchernobyl. Sezin Topçu, historienne et sociologue des sciences, décrypte pour Basta !cette stratégie de communication, qui accompagne des politiques exonérant les exploitants de centrales nucléaires de leurs responsabilités. Entretien.
Basta !  : Lors des lancements des programmes nucléaires civils, aux États-Unis ou en France, la filière est clairement jugée à très haut risque. Comment les industriels qui se lancent dans l’aventure vont-ils être, en quelque sorte, en partie dédouanés de ces risques ?
Sezin Topçu [1] : Le caractère ingérable des dégâts provoqués par un accident nucléaire majeur est reconnu par les experts nucléaires dès les années 1950, bien avant le passage au stade industriel. Ils étaient d’accord sur le fait que de très vastes territoires allaient être contaminés pendant des centaines voire des milliers d’années ; et qu’il faudrait, en théorie, évacuer un nombre très important de personnes. Il est même envisagé de désigner des zones d’exclusion pour l’implantation des sites nucléaires. Des calculs effectués en 1957 à la demande de la commission à l’énergie atomique aux États-Unis (Atomic Energy Commission) imaginent alors un coût financier de l’ordre de 7 milliards de dollars.
Afin de protéger l’industrie nucléaire contre de tels risques financiers, l’État américain décide de limiter de façon drastique et exceptionnelle la responsabilité civile des exploitants en cas d’accident. Sans ces lois d’exception, il n’est alors pas envisageable pour les industriels de se lancer dans l’aventure nucléaire. Tous les pays qui développent le nucléaire vont s’inscrire dans ce schéma, qui n’a guère évolué depuis. EDF, par exemple, est aujourd’hui tenue par une responsabilité civile limitée à 91 millions d’euros en cas d’accident majeur, ce qui représente une somme dérisoire si on la compare aux évaluations des pouvoirs publics français qui estiment à environ 430 milliards d’euros le coût moyen d’un accident nucléaire majeur, jusqu’à 760 milliards pour un scénario « majorant ».
Le Japon fait figure d’exception vis à vis de cette atténuation des responsabilités, puisque l’exploitant doit dès le départ mettre de côté une réserve financière très élevée. Qu’a dû payer l’exploitant de Fukushima ?
Effectivement. La loi japonaise de 1961 relative à la responsabilité civile contraint tout exploitant à débloquer une « réserve de sécurité » d’un milliard d’euros, avant même de se lancer dans l’exploitation des centrales nucléaires. C’est une somme assez importante, égale à onze fois le montant imputé à EDF en cas d’accident. Cela dit, quand la catastrophe de Fukushima frappe le Japon en mars 2011, l’exploitant nucléaire privé Tepco aurait pu s’exonérer de toute responsabilité car la loi de 1961 prévoit aussi de rendre nulle la responsabilité de l’exploitant en cas de « catastrophes naturelles majeures ». Face à l’ampleur des réactions suscitées dans la population japonaise, Tepco a finalement décidé de ne pas demander d’exonération.

« Le coût d’un accident nucléaire majeur en France est estimé à environ 430 milliards d’euros »

Les sommes à débourser sont telles – les estimations oscillent entre 250 et 500 milliards d’euros jusqu’à récemment – que l’État a en fait avancé une partie des indemnités versées aux victimes, sans que l’on sache si Tepco remboursera un jour. Les consommateurs ont également été mis à contribution via une augmentation du prix du kWh. Ainsi, même dans un contexte où a priori l’exploitant porte une « responsabilité illimitée », des ajustements sont apportés au cadre législatif existant. Le « fossé » entre ce qu’un industriel est censé – et surtout est « en mesure » de – payer et ce qu’il faut réellement débourser pour prendre en charge correctement les dommages, impose une limitation forcée des responsabilités de l’industriel. Cela engendre une ré-organisation des charges à imputer à l’État et à la collectivité.
En France, au moment où le programme nucléaire est lancé dans les années 1970, plusieurs centaines de physiciens dénoncent une mauvaise évaluation du risque nucléaire. Comment se fait-il que leur avis n’ait pas été pris en compte ?
Le lancement du programme nucléaire français – le plus ambitieux du monde – ne s’est pas du tout fait dans des eaux tranquilles. Il y a alors de très grandes controverses. En février 1975, des physiciens du Centre national de recherche scientifique (CNRS), du Collège de France, de l’Institut de physique nucléaire, et d’autres encore, se mobilisent via une pétition qui met en garde contre le plan nucléaire du gouvernement. Ils conseillent à la population de ne pas accepter ce programme tant que les risques ne sont pas mieux évalués. Ils dénoncent un recours massif à l’énergie nucléaire – la France prévoyait alors 100 % d’électricité d’origine nucléaire – qui est selon eux extrêmement dangereux, d’autant qu’à l’époque la filière nucléaire n’était pas éprouvée. Ils critiquent aussi la technocratie propre à ce secteur. Le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et EDF décident alors de tout, en lien avec les ministères de l’économie, de l’industrie et de l’énergie. En dehors de ce noyau, aucun scientifique n’est intégré.
Il n’était pas banal qu’autant de savants – 4000 au total – s’opposent à un tel programme. A ce moment, EDF a réellement peur de devoir stopper son programme nucléaire. Ces savants sont immédiatement désignés comme illégitimes, parce que ne connaissant pas, soit disant, le secteur. Cette stigmatisation est habituelle, en France, pour disqualifier les mouvements anti-nucléaires. EDF et le gouvernement les ont toujours présentés comme des partisans irrationnels du retour à la bougie, opposés au progrès. Dans la période actuelle, on observe un retour à ce discours de dénigrement des opposants anti-nucléaires, notamment à Bure [lieu d’un projet d’enfouissement à grande profondeur de déchets radioactifs, ndlr]. Avec un interventionnisme très important de l’État, qui oppose les « habitants citoyens » aux « opposants casseurs ».
Vous évoquez également une façon de gouverner par l’urgence, et la très alléchante taxe professionnelle pour faire accepter les projets nucléaires…
Dans les années 1970, le suivi de l’opinion publique devient un enjeu majeur pour le gouvernement et pour EDF. A partir d’études de comportement de la population à l’échelle locale comme nationale, notamment via les enquêtes d’opinion, EDF est avertie que les critiques d’un projet diminuent au fur et à mesure qu’un chantier avance. C’est logique : on a moins envie de s’opposer à un projet une fois qu’il est terminé. Il faut donc aller le plus vite possible dans la mise en chantier. C’est l’une des raisons pour lesquelles beaucoup de chantiers sont lancés avant d’avoir les autorisations de construction.
Les nombreuses plaintes déposées par des habitants ou des communes contre ces travaux non autorisés ont cependant toutes été classées, avec une régularisation a posteriori. Nous sommes confrontés à l’irréversibilité des projets techniques. On rend d’abord les projets irréversibles, ensuite on les régule. Cela estompe les possibilités de contestation. C’est la même chose avec les pesticides, qu’on tâche aujourd’hui de réguler alors qu’ils sont déjà disséminés partout dans l’environnement.
La taxe professionnelle joue également un rôle important pour rendre les projets nucléaires acceptables, avec d’autres avantages matériels, comme l’aménagement de piscines olympiques ou la réfection des routes. Des communes entières sont ainsi modernisées au fur et à mesure du déploiement du programme nucléaire. La région de La Hague, dans le Nord Cotentin, est un des bons exemples de ces avantages. C’est le visage scintillant de la modernité nucléaire. Aujourd’hui, le même phénomène se produit dans la région de Bure où on trouve des salles des fêtes immenses et toutes neuves, même dans des communes dépeuplées. Il y a toujours eu beaucoup d’investissements pour que les populations soient hospitalières vis à vis du nucléaire.
EDF n’a-t-elle pas également beaucoup investi dans la communication ?
Si bien sûr. L’aspect informationnel – certains diraient propagande étatique – joue un rôle central dans le fait de rendre le nucléaire acceptable. On accentue ses avantages, qui font rêver : une énergie illimitée, zéro coût, avec un risque quasi-nul. Nous savons désormais que les conséquences immenses d’une catastrophe ont conditionné des lois d’exception pour ce secteur. Mais dans la France des années 1970, on pouvait entendre dire que la chute d’une météorite était plus probable qu’un accident nucléaire. Des sommes très importantes sont investies dans la publicité pour « éduquer » le public, notamment les opposants, ceux et celles « qui ne comprennent pas ».

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