Le débat lancé par Édouard Philippe sur les contreparties qu’il faudrait exiger des bénéficiaires des aides sociales se place dans un contexte particulier. D’une part, le chômage de masse persiste en France ; en ajoutant les chômeurs, les chômeurs découragés, les temps partiels contraints, il manque 2,5 millions d’emplois à plein-temps. Les chômeurs, les précaires n’en sont pas responsables.
La seule contrepartie acceptable au développement du chômage depuis la crise eût été d’en faire payer le coût aux banques et aux spéculateurs. D’autre part, le gouvernement et le patronat veulent contraindre les travailleurs à accepter des emplois mal payés, avec des conditions de travail difficiles, en CDD ou à temps partiel, des emplois qui ne sortent pas de la pauvreté. En même temps, compte tenu de la situation de l’emploi, les entreprises peuvent se permettre d’être exigeantes au moment des embauches, laissant de côté une partie de la population qu’elles jugent inemployable. Enfin, il s’agit d’économiser sur les dépenses sociales. Ainsi, le projet mal nommé de revenu universel d’activité veut diminuer les prestations versées aux familles (RSA, allocation-logement, etc.) et les conditionner à l’acceptation d’offres d’emploi jugées raisonnables par Pôle emploi.
En même temps, de nombreux besoins sociaux sont mal satisfaits. La France a besoin de plus de personnels soignants dans les hôpitaux et les Ehpad, de plus de crèches, de plus d’éducateurs pour les activités extrascolaires, sportives ou culturelles, etc. Les contraintes écologiques nécessitent la création d’emplois dans la rénovation des logements, dans les transports collectifs, dans la production agricole de proximité.
Les chômeurs dans leur quasi-totalité, beaucoup de bénéficiaires du RSA recherchent un emploi, un emploi convenable, payé selon les normes salariales. La réponse sociale ne peut être de conditionner leurs allocations à des contreparties, si celles-ci impliquent du travail forcé, non rémunéré, ne correspondant pas à leur qualification. En sens inverse, les services publics n’ont pas vocation à fonctionner avec du personnel forcé, temporaire, non payé. Comme le proclame l’article 5 du préambule de la Constitution de 1946, « chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi », mais ce doit être un emploi convenable. C’est le devoir de la société d’assurer ce droit au plein-emploi par une politique macroéconomique appropriée, par des emplois publics permanents, par le partage du travail une fois les besoins satisfaits.
Par ailleurs, l’article 11 du préambule indique : « Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence. » La société se doit d’assurer pleinement ce droit pour les handicapés, les invalides, les personnes âgées, les femmes isolées en charge de très jeunes enfants. Elle ne peut se désintéresser de la situation des personnes en âge de travailler qu’il faut guider dans la recherche d’un emploi, mais avec bienveillance, compte tenu de la situation du marché du travail.
Elle ne peut se désintéresser des chômeurs de longue durée, que les entreprises refusent d’employer, qui ont peu de chance de retrouver un emploi marchand normal. Il faut leur ouvrir la possibilité de bénéficier d’un emploi « de dernier recours », dans une collectivité locale, une association, une entreprise à but non lucratif, un emploi visant à satisfaire des besoins sociaux, un emploi correspondant dans la mesure du possible à leurs compétences, rémunéré au moins au Smic. L’expérience « Territoires zéro chômeur de longue durée » doit être généralisée.
Le terreau de la méfiance et du soupçon par Danièle Linhart, sociologue du travail
Pour certains, les personnes « bénéficiant » d’indemnités de chômage relèvent d’un droit qui s’applique dans divers moments de la vie active en fonction de ses aléas, alors que d’autres sont promptes au soupçon : les chômeurs font-ils tout ce qu’il faut pour leur employabilité ? Cherchent-ils vraiment un emploi ? N’essayent-ils pas de « profiter » du système ?
Certes, il peut y avoir à la marge des excès, des abus. Ils sont d’ailleurs à comparer au phénomène du non-recours aux aides sociales : par exemple, plus de 5 milliards d’euros de RSA ne sont pas versés aux ayants droit, selon les travaux de l’observatoire Odenore. Mais il faut remarquer que nous assistons à une sorte de diabolisation sourde et grandissante de la population des chômeurs.
Les enquêtes sociologiques mettent en évidence les difficultés des chômeurs (matérielles, sociales et psychologiques). Pourtant, le regard porté sur eux devient de plus en plus méfiant. Nombre de concitoyens manifestent une certaine exaspération à leur égard, ils voient le chômage diminuer dans d’autres pays européens et ne portent guère attention à la montée impressionnante des travailleurs pauvres et des emplois où l’employeur ne s’engage à rien. C’est le résultat d’une campagne idéologique portée par de nombreuses personnalités politiques qui épinglent depuis plus de vingt ans une soi-disant paresse et tendance à l’assistanat des Français.
Le terreau de la méfiance, du soupçon ayant été ainsi fertilisé, rien d’étonnant à ce qu’apparaisse sur le devant de la scène politique l’idée de nécessaires contreparties à l’indemnisation… en toute « bonne foi » ! Effectivement, pourquoi les chômeurs ne se rendraient-ils pas utiles à la société tout en améliorant leur employabilité ?
Nous avons un peu de recul pour analyser ce genre de démarche. Imposer aux chômeurs des petits travaux dans le cadre d’emplois temporaires, c’est un programme qui a été développé en Suisse dans le cadre du principe d’activation de la protection sociale depuis le milieu des années 1990. Certains chômeurs ont ainsi été assignés à des emplois pendant trois à six mois (sans être payés en sus de leurs indemnités), en vue d’améliorer leur insertion/réinsertion, mais aussi en raison d’un impératif d’ordre moral. Si certaines personnes en ont tiré un bénéfice (sortir de l’isolement, donner du sens au temps vide), nombre d’entre elles déplorent un travail qui ne fait aucun sens, qui leur coûte quand il faut faire garder les enfants et qui leur prend du temps qu’elles voudraient consacrer à la recherche d’un véritable emploi salarié, avec les droits afférents. La majorité ne considère pas ces emplois comme un vrai travail (1).
Certes, ce qui est à l’ordre du jour, en France, est plus soft. Il est question de proposer aux chômeurs indemnisés de donner de leur temps comme bénévoles au sein d’associations. Ce serait une sorte de réhabilitation, de rédemption, ils seraient ainsi utiles et ne perdraient pas le sens de l’effort…
Beau retournement de situation qui consiste à laver de tout opprobre une population précisément désignée et construite comme suspecte. Oui, mais c’est ignorer ce que cela peut représenter de son point de vue : accepter de travailler bénévolement comme chômeur et parce qu’on est chômeur, c’est faire acte d’une dette envers la société, et non un don de soi librement consenti.
Et que dire de ceux qui refuseront de jouer ce rôle de bénévole ? On imagine déjà les jugements moraux dont pourraient souffrir ceux motivés par la seule recherche d’un véritable emploi qui leur correspond et qui les ramènerait à un travail validé par un salaire.
Le bénévolat ne relève-t-il pas du libre arbitre ? Le droit au travail rémunéré n’est-il pas constitutionnel ? L’alinéa 5 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 a été repris intégralement dans la Constitution du 4 octobre 1958.
Antinomique avec le principe d’égalité par Manuel Blanco, membre de la direction confédérale CGT, en charge des questions santé et sécurité sociale et Christine Sovran
o, membre du conseil national de lutte CGT contre les exclusions
Depuis de la fin du XVIIIe siècle, la question d’un droit à l’assistance a donné lieu à un débat autour d’un pseudo-effet pervers des aides sociales qui donnerait naissance à une « classe oisive ». La question des aides sociales connaît une nouvelle acuité avec l’avènement d’une société libérale mondialisée générant une montée du chômage et des inégalités.
Le débat autour des contreparties aux aides est ainsi régulièrement réactivé, souvent dans le but d’éluder la question sociale et son pendant, le partage des richesses. L’exécutif actuel n’échappe pas à la règle. Notons que le premier ministre se garde bien de préciser ce que recouvre sa proposition. Tous au banc des accusés : la personne en arrêt-maladie percevant des indemnités journalières, la personne en situation de handicap qui a le droit a une allocation adulte handicapée, le « bénéficiaire » du minimum vieillesse, le retraité, l’accidenté du travail, le jeune qui touche des allocations-logement, etc.
Les gouvernements successifs sont devenus prescripteurs et contrôleurs au nom de la maîtrise de la dépense publique. Concernant la protection des plus vulnérables, les pouvoirs publics ont inscrit la solidarité dans une notion d’échange où l’individu doit mériter l’aide de la collectivité dans le cadre des fameuses « politiques d’activation ».
Plus d’allocations sans contrepartie, l’individu est soumis à des droits et devoirs, le tout assorti d’un discours stigmatisant des politiques en place renvoyant la responsabilité de la pauvreté à ceux qui la subissent, se dédouanant subtilement de la leur au passage en termes de politiques économiques et de l’emploi. Le RMI de 1988 prévoyait déjà un volet insertion obligeant les bénéficiaires à s’inscrire dans un accompagnement socioprofessionnel et à rechercher un emploi. Dans les années 2000, la solidarité est devenue « active », excluant de fait tous ceux qui sont empêchés de façon durable d’accéder au marché du travail avec la mise en place du RSA, du Haut-Commissariat aux solidarités actives.
Le service public de l’insertion présenté le 19 février 2019 ne dit pas autre chose : les propositions de bénévolat, d’immersion gratuite en entreprise, au-delà du fait que ce soit du travail déguisé, signifient les obligations des bénéficiaires, sous couvert de devoirs réciproques. Cela dévalorise l’insertion socioprofessionnelle, qui devient un outil de contrôle et non d’accompagnement des allocataires.
Mettre en place des contreparties reviendrait à rendre les personnes handicapées, isolées, pauvres… responsables de leur situation. Cette perception est antinomique avec la notion de solidarité, de fraternité, le principe d’égalité en droit et en dignité, et avec le droit au travail inscrit dans la Constitution.
Faut-il aussi y voir une stratégie de division des « ronds-points », sachant que certains d’entre eux ont pu se montrer sensibles à ce discours sur l’assistanat ? Se laisser enfermer dans cette stratégie serait dommageable pour tous ! Pour ne pas laisser ceux qui vivent du capital nous diviser, il faut poser la question du partage des richesses et de la mise en sécurité sociale de tous, s’appuyant sur des règles de solidarité.
Le discours ambiant sur l’assistanat est un paradigme facile à renverser. Qui sont réellement les assistés ? N’est-ce pas les entreprises ayant touché entre 60 et 80 milliards d’euros d’exonérations de cotisation, 47 milliards d’euros de Cice pour cette année, 6,5 milliards d’euros de crédit impôt recherche, sans aucune contrepartie, pas même de créer de l’emploi ? Un État peut-il réellement mettre sur le même plan la compétitivité des entreprises et la solidarité avec des personnes dans des situations de fragilité ?
Coauteur de Macron, un mauvais tournant, Les Liens qui Libèrent, 2018. (1) Lire Morgane Kuehni, Le travail des sans-emploi : analyse sociologique de l’assignation à un programme d’emplois temporaires, faculté de sciences sociales de Lausanne, 2011.
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