Dans deux usines Michelin, deux salariés victimes d’accidents du travail, prolongés d’un arrêt-maladie, ont été sanctionnés par la direction. Au grand dam de l’ensemble des syndicats. Pourquoi cette double peine, et pourquoi risque-t-elle de devenir de plus en plus fréquente ?
« Faire comprendre aux salariés que c’est très grave de ne pas respecter les consignes de sécurité » : c’est ainsi que la direction de Michelin explique la sanction reçue par Xavier [1], salarié à l’usine de Blanzy (Saône-et-Loire), deux mois après qu’il se soit gravement blessé le doigt en manipulant un « skim », un gros rouleau sur lequel est enroulée la gomme qui sert à fabriquer les pneus. « Il est très exceptionnel qu’une décision de sanction soit prise à l’encontre d’un salarié ayant subi un accident de travail, précise l’entreprise à Basta !. Ce type de décision n’intervient que dans des rares cas de non-respect avéré du mode opératoire ou des règles de sécurité. » Quelle règle de sécurité Xavier n’a-t-il pas respecté ? Il a mis ses doigts où il ne fallait pas, entre le rouleau et l’axe autour duquel il tourne, dérogeant donc, selon la direction, aux règles d’utilisation de la machine.
L’accident a lieu le 15 octobre 2018. Xavier est alors occupé à approcher le skim – 1,70 mètre de long, 40 cm de diamètre et pesant 70 kg – du poste de travail sur lequel la gomme est déroulée pour fabriquer les pneus. « Pour manutentionner le skim, qui est vraiment très lourd, on se sert d’un palan », un accessoire de levage pour les charges lourdes, explique Serge Allègre, délégué du personnel et élu CGT au comité social et économique de l’usine. Mais ce jour là, le skim est mal équilibré. Pour le remettre d’aplomb, Xavier, récemment débarqué sur le poste de travail, « met ses doigts au mauvais endroit. Entre le skim et son axe. Le formateur qui était à ses côtés n’a pas eu le temps de l’arrêter. » Xavier s’est retrouvé avec le doigt écrasé.
Une fracture non détectée par le médecin du travail de l’usine
Quand il retire ses gants, le sang coule abondamment. Il est emmené à l’infirmerie où il est vu par un médecin du travail. « Après deux heures de soins, la pose de strips (qui permettent la cicatrisation des petites plaies peu profondes, ndlr) et d’un gros pansement au bout du doigt, il est renvoyé au boulot », décrit Serge Allègre. La douleur est trop forte et le salarié demande à rentrer chez lui. Une nuit blanche plus tard, Xavier se rend aux urgences. « Les médecins l’ont aussitôt renvoyé vers une unité de soins spécialisée dans la main où il a été soigné pour une fracture ! »
Interrogée sur l’erreur de diagnostic du médecin du travail, l’entreprise a répondu à Basta ! que, effectivement, « le médecin du site n’a pas été en mesure d’identifier l’existence d’une fracture au regard de l’examen externe auquel il a procédé immédiatement après l’accident ». Pour le délégué du personnel, cette erreur est impardonnable : « Comment peut on laisser quelqu’un souffrir le martyr ainsi, pendant toute une nuit ? C’est insupportable. De plus, un salarié qui passe par l’infirmerie doit normalement être raccompagné. Xavier aurait pu faire un malaise tellement il avait mal. Il a conduit d’une seule main, et aurait pu avoir un accident de voiture. » Un médecin du travail à la retraite s’étonne également de cette erreur : « Le médecin aurait dû l’envoyer faire une radio. Par principe, quand il y a un accident du travail, il faut prendre toutes les précautions. »
« Nous sommes obligés d’être très fermes, la sécurité c’est très important pour nous »
Pour Michelin, le problème se situe ailleurs : le salarié n’aurait pas dû faire ce qu’il a fait. « Nous ne pouvons accepter un tel comportement, contraire aux valeurs de Michelin et au respect du règlement intérieur », assène un courrier du 19 décembre 2018, qui sanctionne Xavier d’un blâme. « Cela a de réelles conséquences sur l’évolution de carrière et les augmentations de salaire », commente Serge Allègre, révolté par la teneur du courrier envoyé à Xavier. « Comme s’il avait fait exprès de se blesser ! Ou comme s’il était interdit de se blesser ! Le formateur qui était aux côtés de Xavier a été convoqué par la direction qui l’a aussi menacé d’une sanction pour avoir laisser le gamin se blesser. Comment peut-on espérer que les anciens continuent à former les jeunes s’ils risquent une sanction à chaque erreur commise par les personnes qu’ils forment ? »
Pour la direction, le salarié était informé du risque. « Nous sommes obligés d’être très fermes, la sécurité c’est très important pour nous. Et les sanctions restent exceptionnelles. Notre moyen principal de lutte contre les accidents, cela reste la prévention, l’information et la formation de nos salariés. » Certains syndicalistes reconnaissent de réels efforts du côté de l’information des salariés. Et se réjouissent que, au moins sur certains sites, des investissements matériels conséquents, et des réaménagements des postes de travail aient contribué à faire baisser le nombre d’accidents.
Le fait de sanctionner les salariés accidentés, en revanche, leur semble unanimement très malvenu. D’autant plus que Xavier était en formation, et que la direction enfonce le clou en précisant que, en cas de récidive, il pourrait être licencié. « Si vous persistiez dans votre comportent fautif, nous serions amenés à envisager à votre égard d’autres mesures disciplinaires et notamment la remise en cause de votre contrat de travail », précise le responsable du personnel dans le courrier envoyé à Xavier. « Nous croyons que vous saurez en tenir compte à l’avenir ».
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Soutenez l’indépendance de Basta! en faisant un don.« Mettre la pression dissuade les gens de déclarer les accidents, ou de se mettre en arrêt »
Indignés qu’un salarié blessé puisse recevoir une sanction, en plus des souffrances et difficultés quotidiennes que peut entraîner une blessure grave, les membres de la CGT ont fait remonter le dossier à l’ensemble de la branche « caoutchouc », et réclament le retrait du blâme. « Aucune organisation syndicale n’a adressé à la direction du site une demande formelle de levée de la sanction pour le salarié concerné », a répondu la direction de Michelin à Basta !. En avril 2019, lors d’une réunion nationale, l’ensemble des syndicats (CGT, CFDT, FO, CGC, CFTC) se sont indignés de la sanction reçue par l’accidenté du travail.
« Chez Michelin, mais cela se vérifie dans d’autres entreprises, les directions cherchent à éviter à tout prix les accidents suivis d’arrêts, car cela entraîne une augmentation des cotisations, regrette Philippe Saunier, de la fédération chimie de la CGT. Du coup, ils sont prêts à faire n’importe quoi. Mettre la pression, notamment avec des sanctions, dissuade les gens de déclarer les accidents, ou de se mettre en arrêt. » La CGT évoque également le cas d’une salariée de l’usine Michelin de Vannes (Morbihan), à qui sa direction reproche d’avoir monopolisé les services de santé de l’entreprise. Mal en point suite à une altercation avec son manager, l’employée avait été prise en charge à l’infirmerie. « Dans la nuit du 13 au 14 mars 2018, Anabelle [2]avait quitté son poste de travail en larmes et était passée par l’accueil en disant qu’elle allait mettre fin à ses jours », évoque Eric Boisgard, délégué syndical CGT de l’usine, où 450 personnes fabriquent des fils métalliques qui servent au renfort des pneus.
« Vous avez menti sur le fait de vouloir mettre fin à vos jours »
Reconnue victime d’un accident du travail suite à cet événement et arrêtée pendant près de six mois, la salariée reçoit cependant un courrier lui notifiant un blâme. « Cette mesure disciplinaire était également justifiée par le fait que vous aviez menti sur le fait de vouloir mettre fin à vos jours et d’avoir monopolisé les ressources du service médical mais aussi celles du service du personnel afin que nous nous assurions de votre intégrité physique », précise une lettre envoyée à la salariée fin septembre 2018, en réponse à un courrier dans lequel Anabelle contestait le blâme qui lui avait été adressé. « On n’a jamais vu ça, s’étonne Eric Boisgard. D’habitude ils sont capables de nous le dire, bien sûr. Mais pas de l’écrire ! »
Cette affaire révolte d’autant plus la CGT que ce n’était pas la première fois qu’Anabelle se retrouvait en arrêt maladie pour ce type de situation. « Le premier droit d’alerte que nous avons fait remonte à 2014 », rappelle le syndicaliste. « Anabelle a 52 ans. Elle travaille dans l’usine depuis 15 ans, ce n’est donc pas une débutante », poursuit-il, évoquant des conditions de travail parfois difficiles pour une femme dans un milieu très masculin. Les femmes y représentent moins de 10% de l’effectif total. « En février 2017, elle a été mise en arrêt pendant dix mois, suite à des faits de harcèlement moral reconnus comme accident du travail, retrace-t-il.
Elle a alors été réintégrée à un poste aménagé. « Mais elle s’est retrouvé au même endroit, avec les mêmes collègues. Elle était encore fragile, comme tous les salariés qui reviennent d’un arrêt pour dépression. Nous avons signalé que ce n’était pas les meilleures conditions pour reprendre le travail. » A raison semble-t-il, puisque l’altercation qui a mené à son second arrêt, puis à un blâme, a lieu quelques mois après. « Comment une entreprise, quelle qu’elle soit, peut-elle reprocher à un ou une salariée de ne pas avoir mis à exécution son envie de suicide, validant son mal être au travail ? », interroge dans une déclaration la Fédération nationale des industries de la chimie. « Nous demandons à la chambre patronale d’intervenir envers Michelin pour exiger l’arrêt de tels comportements qui ne reflètent pas ce qu’elle dit porter dans l’accord de qualité de vie au travail et encore moins dans le dialogue social. » Au tour de l’entreprise, cette fois, de recevoir son blâme.
Nolwenn Weiler
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