Le « procès du siècle », qui juge les violeurs de Gisèle Pelicot, s’achève ce 20 décembre. Au-delà du prétoire, changera-t-il les rapports femmes-hommes, comme l’a appelé de ses vœux le ministère public dans son réquisitoire ? Révolutionnera-t-il de façon durable la société et la législation ? L’historienne des sexualités Christelle Taraud analyse l’impact de cette affaire et les impensés du procès.
Pendant trois mois et demi, la cour criminelle d’Avignon a jugé 51 hommes (dont un en fuite). La majorité d’entre eux sont poursuivis pour viol aggravé sur Gisèle Pelicot, l’épouse de celui qui l’a droguée à son insu, violée seul ou en réunion avec des inconnus recrutés sur Internet pendant neuf ans. Avec 165 médias accrédités, dont 76 étrangers, le retentissement de ce procès est mondial. Pour l’historienne féministe Christelle Taraud, cette affaire illustre le continuum féminicidaire auquel sont confrontées toutes les femmes.
On lui a apposé beaucoup de qualificatifs, pour vous, que représente le procès de Mazan ?
Certains et certaines disent qu’il s’agit d’un procès historique, voire du « procès du siècle ». Beaucoup de choses le rendent atypique, même si le viol lui-même ne l’est pas. Le binôme que constitue le couple Pelicot a quelque chose d’assez singulier. Tout d’abord, la personnalité de ce violeur en chef, qui orchestre les viols en sélectionnant des profils, en envoyant des messages, en confirmant des rendez-vous. Il reconnaît qu’il est un violeur, que les autres accusés sont aussi des violeurs et que nous vivons dans un pays qui repose sur la culture du viol.
Ensuite, il y a Gisèle Pelicot, personnage très important pour expliciter la place que prend ce procès. Si elle avait accepté le huis clos, on ne serait même pas en train d’en discuter. On le sait depuis longtemps, notamment depuis le procès d’Aix-en-Provence en 1978, où Gisèle Halimi avait convaincu les victimes de refuser le huis clos. Gisèle Pelicot prend une position très politique en déclarant que c’est un procès pour l’ensemble des femmes, puisque toutes les femmes sont susceptibles d’être victimes de viol. Déjà, cette dynamique est assez inattendue : un violeur qui accepte la responsabilité de ce qu’il a fait et une victime qui n’est pas dans la honte et la culpabilité.
De même, on sait qu’il est fondamental de publiciser au maximum ce qui se passe à l’intérieur du tribunal. Tout est public, y compris les images, c’est-à-dire les pièces qui sont versées au dossier et qui sont évidemment terribles. Ces preuves, d’habitude inexistantes dans les procès pour viols. C’est aussi important de suivre les débats, d’écouter ce que dit cette cohorte de violeurs, qui dans une inversion totale de la responsabilité, nient l’intentionnalité du viol.
On devrait pourtant l’apprendre dans les écoles, dans les familles, partout en somme : tant qu’une personne ne te regarde pas dans les yeux et qu’elle n’a pas dit oui, c’est non. Cette défense est donc complètement hallucinante. Tout ça fait que c’est un procès très important, pour aujourd’hui, et pour modifier le futur. Car si c’est le « procès du siècle », c’est parce qu’il prépare un autre avenir.
Un avocat de la défense s’est offusqué que cette affaire soit connue à travers le nom de la victime plutôt que celui du ou des violeurs. Qu’est-ce que cela signifie ?
Le procès d’Aix aurait pu être un procès comme cela. Mais c’est surtout le nom de l’avocate, Gisèle Halimi, qui est entré dans l’histoire, car c’est elle qui a fait de ce procès ce qu’il a été. Mais l’époque est différente, le mouvement féministe a permis une évolution de ce point de vue. Quand on travaille sur la question du viol, on sait qu’il n’y a pas de victime idéale. Dans un procès, une femme est toujours « perdante » d’une certaine manière, c’est toujours elle qui est « fautive ».
Mais Gisèle Pelicot possède un certain nombre de caractéristiques qui la singularise : c’est une grand-mère et une mère respectable, une femme mariée et fidèle. Au moment des faits, Gisèle Pelicot est non consentante puisqu’elle est fortement sédatée. Dès le XIXe siècle, la législation dit d’ailleurs : une femme endormie ne peut jamais être consentante. Quelle que soit la nature de cet « endormissement », qu’elle soit évanouie, sédatée, sous emprise de l’alcool ou d’une substance, elle est inconsciente, elle est donc non consentante.
Gisèle Pelicot est un cas particulier, a contrario de la grande majorité des victimes. Dans six mois va s’ouvrir le procès des réseaux du « porno amateur » (French Bukkake et Jacquie et Michel). Un procès dans lequel les plaignantes n’auront pas du tout le même profil. Nous verrons alors si le soutien à ces victimes, qui en auront bien besoin, sera équivalent.
Quel angle mort n’a pas été développé dans le prétoire selon vous ?
L’inceste. Dominique Pelicot se comporte comme un patriarche. Toutes les femmes de la famille sont ses « biens meubles ». Elles lui appartiennent toutes plus ou moins. Caroline Darian, la fille de Gisèle Pelicot, met en avant le fait qu’elle a probablement vécu la même chose que sa mère. Nous savons aussi qu’il a pris des photos de ses belles-filles. Il étend ainsi sa capacité prédatrice à toutes les femmes qui lui sont apparentées par le sang ou par les relations sociales. La question de l’inceste est aussi très importante dans la biographie de Dominique Pelicot enfant. Elle est présente dans sa famille, comme dans de très nombreuses familles.
Aussi, ce n’est pas seulement le procès du viol par soumission chimique, c’est le procès d’un système patriarcal qui autorise les hommes à croire que toutes les femmes de leur famille sont à leur disposition et qu’ils peuvent en user et en abuser à leur convenance. Ça ne se passe pas dans des temps anciens et reculés, mais dans la France de 2024. Ça doit nous éclairer sur la pérennité de ce système et sur le fait qu’il nous abîme durablement. Cette famille est détruite. Tous ses membres sont dans un état épouvantable. Comment vont-ils continuer à vivre ensemble ensuite ? Et c’est notre société qui produit ça.
Un procès peut-il changer les mentalités ?
Je crois que oui. Mais, il faut que son analyse nous permette de saisir l’ensemble des points importants. Déjà, selon moi, Dominique Pelicot ne devrait pas être jugé pour viol. J’isole là un segment de l’affaire, en ne parlant que de la relation entre les époux Pelicot. Les autres accusés sont des violeurs, mais Dominique Pelicot, c’est différent. Il exerce sur sa femme des formes de violences multiples qui en font une tentative de féminicide. La violence psychologique tout d’abord. Dominique Pelicot donne à son épouse des doses de médicaments si fortes qu’elle a des absences, se croit folle et même au bord de la mort.
Pour lui, c’est un élément du contrôle. Je trouve très dommage que l’expertise féministe soit absente du procès : elle aurait permis d’éclairer cela. Même si Dominique Pelicot ne frappe pas sa femme, il y a des violences physiques : les doses de médicaments données sont létales, comme l’a précisé l’expert toxicologique. C’est une entreprise de mort. C’est une attaque directe contre Gisèle Pelicot en tant personne physique. La violence sexuelle est aussi une violence létale, puisqu’elle autorise un homme séropositif à avoir des relations sexuelles non protégées avec elle. La violence sexuelle est répétée, c’est une violence symbolique dirigée contre elle en tant que femme.
En regardant tous ces éléments, je me dis : pourquoi est-ce que Dominique Pelicot est accusé de viol ? Au-delà du viol conjugal, on a affaire à un pouvoir masculin qui exerce sa domination sur l’ensemble de ce qui constitue Gisèle Pelicot en tant qu’être humain pensant et agissant. Si nous condamnons Dominique Pelicot uniquement pour viol, nous passons à côté de ce qui structure précisément la violence féminicidaire dans ce pays.
Que peuvent apporter les expertises féministes ?
Depuis les années 1970, l’expertise féministe produit des concepts nouveaux. Ceux-ci permettent de saisir différemment des processus sociaux systémiques, comme la culture du viol et de l’inceste. Il y a eu un basculement après MeToo et ces concepts se sont installés dans la société, y compris dans les médias. Si Gisèle Pelicot, qui n’est pas notoirement féministe, peut affirmer aujourd’hui que c’est le procès du patriarcat, c’est grâce au travail des féministes, journalistes, activistes, intellectuelles.
Mais cette expertise n’est pas invitée dans les tribunaux. Je ne me l’explique pas. Les avocats de la défense et de l’accusation utilisent ou contrent des concepts féministes. Mais les féministes elles-mêmes sont absentes des prétoires. C’est très préjudiciable autant à la qualification des faits qu’à leur analyse. Les expertises psy qui sont très peu féministes, voire antiféministes, comme celles évoquant les complexes freudiens, les pulsions sexuelles, sont par contre très présentes. Pour contrebalancer cela, une expertise féministe devrait être systématiquement convoquée et institutionnalisée.
En quoi l’expression de la défense a-t-elle été problématique ?
Pour moi, un procès doit être un acte de réparation. Pour ça, il faut que les accusés acceptent la responsabilité de leurs actes. Nous vivons dans une société qui est structurée par la violence patriarcale. Les hommes sont impactés, bien sûr, par cette violence, mais chaque être humain a son libre arbitre. Nous savons que certaines choses sont acceptables et que d’autres ne le sont pas. S’il suffisait d’être agressé dans sa vie pour devenir soi-même un agresseur, alors les femmes seraient les premières violeuses de ce pays. La violence subie est une explication, pas une excuse. Chacun peut casser le cycle de la violence.
Aussi, le procès doit-il être un lieu de réparation et non de démolition, notamment de la victime. Si la responsabilité de l’accusé est contestée par une défense de démolition, la condamnation sera perçue par lui comme une injustice. Alors que ça devrait être un moment de justice pour tout le monde. Et quand l’accusé va sortir de prison, il sera une bombe à retardement. On relâche des hommes qui ne sont pas déconstruits, pas réparés et qui sont potentiellement de futurs récidivistes. Au Canada, les avocats de la défense n’auraient jamais pu traiter Gisèle Pelicot comme elle l’a été à ce procès. La défense doit être au cœur de la réforme du système judiciaire.
Ces débats pourraient entraîner l’écriture d’un nouveau texte introduisant la notion de consentement dans la loi française. Cela sera-t-il suffisant ?
Difficile à dire alors même que toutes les féministes ne sont pas d’accord : les contre s’opposant aux pour et les pour entre elles. Je ne suis pas juriste, je ne sais pas comment on peut traduire le consentement dans la loi. Je ne sais pas si ça va vraiment aider ou pas. J’observe qu’il y a des avocates que j’aime beaucoup dans les deux camps. Ce que je peux dire, en tant qu’historienne, c’est que je ne vois pas comment il peut y avoir un consentement total, éclairé et réversible dans une société d’inégalité. Et je m’inquiète, par ailleurs, que le consentement apparent, qui peut être obtenu de multiples manières comme nous le savons, puisse ensuite nuire aux victimes dans les enquêtes et dans les procès.
Ce qui m’intéresse en fait, c’est Gisèle Pelicot, qui a l’âge de ma mère. Elle se tient là, la tête haute, contre vents et marées. Au vu de l’état du monde et de la violence féminicidaire, qu’une femme ayant subi ça puisse arriver dans un tribunal la tête haute me fait du bien, nous fait du bien. Individuellement, en tant que personne, et aussi collectivement en tant que société humaine. C’est le début de quelque chose, un espoir…
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