lundi 18 février 2019

TABLE RONDE. POURQUOI LA LOI ALIMENTATION PRÉSENTE-T-ELLE UNE ADDITION SALÉE ?

Rappel des faits Alors que les prix des produits alimentaires flambent, la loi agriculture et alimentation commence à produire ses effets. Sont en cause les marges de la grande distribution, en l’absence de contraintes de l’État. Cécile Cukierman Sénatrice PCF de la Loire Alain Bazot Président de l’UFC- Que choisir Nicolas Girod Éleveur dans le Jura, secrétaire national de la Confédération paysanne
On assiste à une hausse des prix alimentaires. Quelles en sont les causes et quelles en seront les conséquences ?
Cécile Cukierman : Ce n’est vraiment pas une surprise, lors des débats sur la loi Égalim (agriculture et alimentation), j’avais dénoncé l’imprécision de cet article 9 qui permet le relèvement de 10 % du « seuil de revente à perte », et aujourd’hui nous constatons que plusieurs centaines de produits ont vu leur prix augmenter. L’objectif de ce relèvement devait inciter la grande distribution à réduire ses marges sur les produits alimentaires pour faciliter le prix rémunérateur et permettre aux agriculteurs de vivre de leur travail, or nous constatons que nous sommes face à une véritable opération d’enfumage et de chantage jouée par la grande distribution. L’attitude scandaleuse de la grande distribution pénalise ainsi en premier lieu le consommateur, je pense avant tout aux foyers les plus modestes. En ce sens, j’en appelle à la responsabilité des acteurs afin de garantir des prix justes pour les consommateurs et un prix rémunérateur pour les agriculteurs ; en outre, c’est ce qui était la revendication lors des derniers états généraux de l’alimentation.
Alain Bazot : Cette hausse, que l’UFC-Que choisir dénonce avec force, est la conséquence directe de la loi agriculture et alimentation qui, depuis le 1er février, gonfle artificiellement les marges de la grande distribution, hausse que nous avions annoncée bien avant l’heure. Concrètement, tous les produits vendus jusqu’alors à prix coûtant, ou presque, ont vu leur prix augmenter brutalement depuis que cette loi impose aux distributeurs une marge minimale de 10 % sur tous les produits alimentaires. Alors que le gouvernement se targue de défendre le pouvoir d’achat, il nous administre ainsi une inflation obligatoire touchant des milliers de produits et qui représente jusqu’à 4 % d’augmentation sur les 100 marques les plus vendues ! Cette mesure induira une dépense supplémentaire d’au moins 800 millions d’euros par an pour les consommateurs. Malheureusement, ce sont les familles les plus modestes qui seront les plus lourdement affectées par ce cadeau du gouvernement à la grande distribution, car les hausses seront particulièrement sensibles dans les hypermarchés des zones périphériques, là même où ces consommateurs font leurs courses.
Nicolas Girod : Ces hausses sont la conséquence du relèvement du seuil de revente à perte pour la grande distribution appliqué à un certain nombre de produits. Cette disposition prévue par la loi Égalim est censée redonner du revenu aux paysan·ne·s. Je dis « censée » car rien dans la loi n’oblige les distributeurs à répercuter cette création de valeur au bénéfice des paysan·ne·s. En réalité, c’est surtout une mesure pour tenter d’intervenir dans la guerre des prix que se livre la grande distribution. À partir de là, le gouvernement mise sur le fait que, par ricochet, une part de cette marge supplémentaire irait dans la poche des producteurs. C’est la théorie du ruissellement appliquée à l’agriculture ! À la Confédération paysanne nous estimons que, sans contrainte, c’est illusoire et déconnecté de la réalité des pratiques commerciales. Alors que les états généraux de l’alimentation devaient permettre d’agir en faveur des deux maillons à l’extrémité de la chaîne, à savoir les paysan·ne·s et les consommateur·trice·s, c’est l’effet inverse qui va se produire.
Bien loin de l’esprit des états généraux de l’alimentation, à défaut de mieux rémunérer le monde agricole, la loi risque-t-elle d’aggraver la situation ?
Nicolas Girod : Elle ne va surtout pas permettre de l’améliorer, faute d’avoir intégré des outils contraignants pour imposer une meilleure répartition de la valeur. C’est de là qu’il fallait partir, avant de parler de recréer de la valeur. Si je prends l’exemple de la rémunération de la montée en gamme, que la Confédération paysanne a toujours portée, que constate-t-on actuellement ? Elle est peu pilotée par les producteurs et productrices, même dans les interprofessions. En revanche, énormément d’initiatives privées se développent venant de transformateurs ou de distributeurs. Je pense par exemple à des initiatives sur la rémunération de la viande avec un cachet « bien-être animal », la rémunération d’un lait « équitable », d’un lait « à l’herbe »… Mais à chaque fois, il s’agit d’une appropriation de cette montée en gamme par des marques, par des entreprises. C’est bien beau de recréer de la valeur, mais si nous ne disposons pas d’un socle fort de répartition de cette valeur, nous continuons dans le même système défavorable au revenu paysan. De plus, cette privatisation de la segmentation risque d’accentuer un peu plus la dualité de l’agriculture et de l’alimentation, alors que la segmentation devait être un moyen pour mieux rémunérer les producteurs et productrices et garantir une alimentation de qualité pour toutes et tous.
Alain Bazot : Contrairement à ce qui est prétendu par le gouvernement, cette mesure a bien peu de chance d’augmenter le revenu des agriculteurs, car les produits vendus avec de faibles marges ne sont pas les produits agricoles. Sont touchés les produits très transformés de grandes marques, pour lesquels la part de la matière première agricole dans le prix final est faible au regard des autres coûts : transformation, emballage, marketing, etc. De plus, la loi n’oblige pas la distribution à reverser aux agriculteurs les sommes prises dans la poche des consommateurs. Or, quand on se penche sur l’historique de la construction des prix, on se rend compte que la grande distribution est un acteur bien peu vertueux en termes de redistribution. Elle a toujours profité de la moindre opportunité pour augmenter ses marges, notamment en captant les baisses de prix agricoles au détriment des agriculteurs et des consommateurs. L’industrie alimentaire en revanche a tout à perdre de cette loi car, malgré les déclarations lénifiantes du gouvernement, aucun apaisement n’est à prévoir dans les négociations commerciales. Les fabricants de marques de distributeurs et de petites marques nationales ont déjà exprimé leurs craintes de se voir exiger des baisses de tarifs dans le cas où la concurrence entre enseignes viendrait à s’intensifier sur leurs produits. Quant aux grands industriels de l’alimentaire qui soutenaient benoîtement cette mesure, se faisant – contre toute attente – les chantres du revenu agricole, il n’est pas sûr qu’ils en bénéficient. La demande de prix bas continuera sur les grandes marques qui resteront quoi qu’il arrive le principal lieu d’affrontement des distributeurs. Preuve en est, Leclerc vient de déréférencer les marques du groupe Pernod Ricard, qui refusait des baisses de tarif !
Cécile Cukierman : Si cette loi n’aggrave pas la situation, dans tous les cas elle ne va pas l’améliorer, car cette loi ne permet pas de réorienter notre modèle agricole. A contrario, elle maintient notre agriculture dans une logique profondément libérale, laquelle a pourtant démontré ses limites et sa contre-productivité. À l’image du relèvement de 10 % du seuil de revente à perte, qui est fondé sur le seul espoir que cela ruisselle jusqu’aux producteurs, elle ne modifie en rien les rapports de forces. La majorité des organisations agricoles que nous avons auditionnées avant l’examen du projet de loi Égalim ne s’y trompaient pas : ce texte ne change rien, ou alors seulement à la marge, car il reste inscrit dans un modèle économique qui favorise le plus fort.
Quelles mesures faudrait-il prendre alors pour permettre aux agriculteurs de vivre de leur travail et pour garantir une alimentation de qualité abordable aux consommateurs ?
Cécile Cukierman : Je suis convaincue que, si nous voulons sauver l’agriculture française, l’amener vers plus de qualitatif, il faut des prix minimaux garantis. Il est insupportable de se cacher derrière le droit à la concurrence européen tout en le dénonçant ! Or, cela fait trente ans que l’agriculture est la variable d’ajustement de la guerre des prix, au nom de la concurrence libre et non faussée. De plus, nous devons instaurer une véritable exception agricole lors des négociations d’accords de libre-échange sur le modèle de l’exception culturelle. La nourriture est un besoin humain et, à ce titre, elle ne peut pas être considérée comme une marchandise comme les autres. Notre souveraineté alimentaire ne peut en aucun cas constituer une monnaie d’échange. Le XXIe siècle présente des défis climatiques et alimentaires, que nous avons le devoir et la responsabilité de relever pour préserver notre planète et ses ressources. Or les nouveaux traités bilatéraux, à l’exemple du Ceta avec le Canada et de bien d’autres, présentent des risques importants en termes économiques, sociaux, sanitaires et environnementaux, et favorisent l’abaissement des normes sur ces sujets. En ce qui concerne la rémunération des agriculteurs, cela fait des années que nous prônons la nécessité d’instaurer des prix planchers d’achat aux producteurs pour chaque production agricole, en tenant notamment compte de l’évolution des coûts de production, du système de production et des revenus agricoles sur chaque bassin de production. Avec des prix planchers déterminés par l’État, à partir des indicateurs fixés par l’Observatoire de formation des prix et des marges des produits alimentaires et à l’issue de négociations interprofessionnelles annuelles. L’État doit reprendre une place centrale dans le processus de négociations commerciales en garantissant un prix de vente plancher aux producteurs. Nous avons besoin d’une intervention de la puissance publique pour permettre un rééquilibrage des relations commerciales dans le monde agricole.
Alain Bazot : Depuis le début des états généraux de l’alimentation, j’ai défendu les mesures visant à rééquilibrer les conditions des négociations commerciales au profit des agriculteurs et des éleveurs. Mettre en place un référentiel des coûts de production par filière est une piste efficace pour garantir le revenu des agriculteurs et combattre toute vente à perte aux industriels ou distributeurs. S’agissant des consommateurs, nous exigeons que le gouvernement annule purement et simplement l’augmentation des marges de la grande distribution, au vu de son impact inflationniste sans effet sur la rémunération des producteurs. Cette mesure fait partie des 12 propositions concrètes en faveur du pouvoir d’achat que l’UFC-Que choisir formule dans les secteurs de dépenses contraintes telles que l’alimentation, la santé, l’énergie, la banque ou les transports. J’invite les consommateurs à participer à la pétition que nous venons de lancer sur notre site quechoisir.org en choisissant les trois mesures qui leur semblent prioritaires. Nous avons besoin du soutien des consommateurs pour porter haut et fort leur voix, avec nos associations locales sur le terrain, à l’occasion du grand débat national.
Nicolas Girod : Il faut partir de nos coûts de production. Or, la construction des indicateurs économiques de référence dans les interprofessions montre des points de blocage. Prenons un exemple très récent, à Interbev, où la distribution a refusé de rémunérer le travail des producteurs et productrices à hauteur de deux Smic, une revendication pourtant plus que légitime au regard du travail et de l’investissement des paysan·ne·s dans leur ferme. L’intervention du médiateur des relations commerciales a été inopérante et a démontré son insuffisance. C’est pourquoi la Confédération paysanne a plaidé, tout au long du processus parlementaire, pour un véritable arbitrage public des relations commerciales. Nous touchons à nouveau du doigt le problème d’une loi sans contrainte ! De plus, nous revendiquons une transparence nous permettant d’avoir une connaissance des parts et de la valeur de la matière première dans les transactions commerciales entre transformateurs et distributeurs. Ce qui nous permettrait ensuite, à nous, paysan·ne·s, de pouvoir vraiment négocier. Car la valeur ajoutée de la transformation doit se faire sur leur capacité à transformer, à faire du marketing mais pas sur leur capacité à mettre une pression forte sur les productrices et producteurs.

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