Quelles revendications mettre en avant ? Comment s’organiser ? Entre les marches du samedi, les actions coup de poing et les discussions internes, les gilets jaunes normands tentent de se structurer autour de François Boulo, une figure locale et nationale, qui semble faire l’unanimité. L’avocat très médiatisé ne voit désormais qu’une possibilité pour faire avancer le mouvement et obtenir de nouvelles élections : la grève générale illimitée. Récit d’un débat hors du « grand débat national », alors que l’exaspération des gilets jaunes est de plus en plus forte. « Il y a beaucoup de manifestants qui, aujourd’hui, tendent à une fermeté d’action et de propos, alors qu’à la base, ce n’était pas le cas », s’inquiète l’un d’eux.
« Est-ce que le président de la République a un cœur qui bat ? Des oreilles qui entendent notre détresse ? On ne peut pas gouverner contre le peuple. Il faut revenir aux urnes. Pour le contraindre, nous n’avons qu’une stratégie : la grève générale illimitée. » Les applaudissements fusent après les mots de François Boulo. Cet avocat de 32 ans est devenu une figure des gilets jaunes normands. C’est autour de lui qu’ils se sont rassemblés, ce samedi, dans la Maison de quartier, au milieu des petites tours HLM du quartier La Pierre-Heuzé, au nord de Caen. « La grève générale illimitée, c’est la seule façon de gagner dans l’Histoire », estime François Boulo qui appelle à soutenir en parallèle les commerces proximité. De brefs « Macron, démission » sont lancés, avant que les débats ne reprennent.
L’avocat rouennais arrive d’Évreux, où se déroulait ce samedi 26 janvier une manifestation régionale. 300 gilets jaunes l’accueillent sous les applaudissements. À 100 mètres, sept cars de CRS sont positionnés autour de l’entrée principale du quartier, au bord du périphérique de Caen. Entre l’église Saint-Bernard et la salle, une équipe de « médics » est assise sur un banc, après la désormais traditionnelle manifestation du matin, pendant qu’à l’intérieur, les prises de parole se succèdent. À quelques kilomètres, le mémorial de la Seconde Guerre mondiale accueille un concours international de plaidoiries pour les droits humains. Pendant que les élèves avocats et les avocats y défendent la cause des opprimés, dans la Maison de quartier, c’est le « peuple » qui s’exprime directement. Parfois avec éloquence, parfois sans filtre, toujours avec énergie et conviction.
Où va l’argent ?
« Ça fait des années que nous sommes gentils, débute un homme. La répression continue. Le gouvernement est contre les gens modestes, ça ne cesse pas. On ne peut pas être gentils quand on est réprimés. Les élus ont accepté les délocalisations et M. Macron est le représentant du patronat. Des moyens pour vivre, il y en a des milliards, et ils se promènent ! Il faut aller les chercher ! » Une femme précise que les petits patrons « sont avec nous et prêts à mettre la clé sous la porte ». « Le patronat n’est pas homogène », ajoute le conseiller départemental Antoine Casini, ancien membre du PS, hôte de la rencontre et animateur du débat.
Le Smic à 2000 euros ; limiter les écarts de revenus ; augmenter les ouvriers quand les dirigeants s’augmentent ; pas de retraités avec moins de 1000 euros : un homme avance ses priorités tandis qu’un cahier de doléance circule dans la salle. Les questions économiques et sociales sont au cœur des débats. « Tous les services essentiels sont en train de s’effondrer : la justice, les hôpitaux, l’éducation, s’indigne François Boulo. On a toujours de la croissance mais les impôts ne baissent jamais. Où va l’argent ? Dans la poche des 1 % voire des 0,1 %. 150 à 170 milliards d’euros sont captés par les riches, chaque année. Et le budget de l’État, c’est 240 milliards d’euros ! » [1]
« Il y a 26 milliardaires qui foutent les gens dans la merde »
« Que fait-on si on récupère cet argent ? », s’interroge une femme. « On va le donner aux services publics, pas aux grandes entreprises », répond un autre. « En 2008, on a inventé un concept : on a payé à la place des banques, reprend François Boulo. L’Islande, elle, a choisi de ne pas payer pour les banques. » Un jeune homme de Lutte ouvrière (extrême gauche) s’exprime : « Le grand patron, c’est un tique. Il te suce le sang, et comment tu t’en débarrasses ? Tu lui coupes la tête. Il y a 26 milliardaires qui foutent les gens dans la merde. Il faut prendre les usines par l’occupation. Il faut changer nos modes de consommation. » Un gilet jaune dénonce « cette société mondialiste ». « On n’en veut plus. Mais il va falloir d’abord se coordonner. La convergence des luttes est indispensable. Les femmes, les demandeurs d’asile, les syndicats, on est tous travailleurs. »
Un gilet jaune interrompt les débats pour les annonces de la semaine. Une mobilisation devant l’inspection académique, une intervention en même temps qu’un débat public... Problème : la prochaine assemblée citoyenne a été fixée en même temps que le goûter du dimanche après-midi, « qui est organisé à la même heure, depuis un mois. Ce n’est pas possible ! » s’exclame une gilet jaune. « On ne fait pas la révolution avec un goûter », lui répond un autre, déclenchant les rires de l’assemblée. Les deux personnes doivent se retrouver ensuite pour harmoniser l’agenda.
« Taper sur les lobbys, les multinationales »
C’est aussi l’un des objectifs de ces rassemblements : structurer progressivement les gilets jaunes, à l’échelle locale et régionale, et parvenir à une meilleure organisation. « Nous avons besoin d’une tête », avance quelques jours plus tôt Ludivine, 21 ans, licenciée en philosophie. Celle qui a arrêté ses études pour régler ses problèmes financiers a découvert le mouvement des gilets jaunes au rond-point à côté du MacDo dans lequel elle travaillait. « J’avais perdu la foi en la solidarité de l’humain, dit-elle. Sur le rond-point, une mini-société, d’entraide, s’est créée. On a bloqué la raffinerie pendant deux semaines. » Pour la jeune femme, l’important « est de taper sur les lobbys, les multinationales qui font du tord aux petits commerçants ». « Aujourd’hui, ce serait égoïste de faire des enfants sachant le monde qu’on leur propose, suggère-t-elle. François Boulo fait l’unanimité. Fly Rider [Maxime Nicolle] divise. Mais on a besoin de la popularité de ces têtes, qu’on les aime ou pas. »
Cette nécessité d’avoir des représentants « fidèles et loyaux », Timoléon Cornu la partage. Pour cette figure des gilets jaunes du Calvados, régulièrement invité par les médias, « les gens ont peur qu’on retombe dans cette trahison de nos représentants. On ressent toujours cette méfiance par rapport au système pyramidal. Nous devons nous organiser et définir ensemble notre propre représentation, afin qu’elle soit différente par rapport au modèle actuel. » Le jeune homme dont le contrat en intérim n’a pas été renouvelé après une blessure à la cheville sur un terrain de football, est en faveur d’un vrai dialogue avec l’État. « Du grand débat, j’en attends beaucoup », avance-t-il quelques jours avant la rencontre de samedi, en rappelant que cette idée de débat faisait partie des revendications des gilets jaunes. « J’espère que ça peut permettre d’appliquer une démocratie directe. Le problème, c’est que le grand débat n’est pas indépendant du pouvoir exécutif. »
« Je suis inquiet par la situation actuelle »
Timoléon Cornu voit dans le mouvement des gilets jaunes une occasion de recréer du lien social. « Je suis inquiet par la situation actuelle, explique-t-il. S’il y a un mort, on ne pourra plus faire machine arrière. Car le sang appelle le sang. Et il y a beaucoup de manifestants qui, aujourd’hui, tendent à une fermeté d’action et de propos, alors qu’à la base, ce n’était pas le cas. Mais ils se dressent et disent : stop, c’est bon ! Le gouvernement a réussi son jeu. » « J’ai vu des mamies devant les barricades, raconte de son côté Chloé Tessier, autre figure du mouvement local. Il y a une réelle colère quand les forces de l’ordre vous insultent. Mais quand Luc Ferry dit : "Il faut en finir une fois pour toute", pourquoi n’est-il pas poursuivi pour incitation à la haine et au meurtre ? Ce n’est pas pour autant que la violence est bien, mais je peux la comprendre. Les forces de l’ordre visent la tête : est-ce pour tuer ? »
Dans les discours de nombreux gilets jaunes, l’État n’est plus légitime. « Les représentants de l’’État peuvent parler, ils ne sont plus légitimes. Ce sont des facteurs déclenchant d’insurrection et d’actions beaucoup plus fortes. Quand les gilets jaunes sont violents, pas forcément physiquement mais aussi contre certains symboles, ils ne se considèrent pas comme violents, car ce sont eux qui estiment avoir la légitimité »,explique Alban Raymond, qui mène des recherches sociologiques et anthropologiques à partir d’entretiens avec les gilets jaunes [2].
« Le vrai débat se fait sur les ronds points »
Pourtant, c’est bien de l’État que les gilets jaunes attendent malgré tout un geste. Quelles mesures pourraient apaiser les tensions ? Des « réformes institutionnelles » ; « la mise en place du RIC », le référendum d’initiative citoyenne (lire ici) ; « la baisse des salaires des députés » ; « la fin des violences policières » ; « la diminution de la TVA sur les produits de première nécessité », avancent entre autres les gilets jaunes que nous avons interrogés. Le grand débat ? « On se fout de notre gueule », exprime l’une d’entre elles. « Macron débat avec des gaz lacrymogènes et des matraques, dit Ludivine. On n’est pas dupes, même s’il nous prend pour des idiots. Le vrai débat se fait sur les ronds-points, pas dans les salles avec des petits fours. »
Participer à l’élection européenne offrirait-il une porte de sortie ? Dans la maison de quartier de La Pierre-Heuzé, ce samedi, l’initiative menée par Ingrid Levavasseur, une aide-soignante gilet jaune, est sévèrement critiquée par le jeune avocat. « Le Parlement européen n’a presque aucun pouvoir. On va aller renforcer le parti au pouvoir. Désormais, ces gilets jaunes se sont exclus du mouvement. Ils sont allés contre nos avis, donc ils ne font plus partis du mouvement. » L’avocat estime qu’il « faut sortir de la concurrence libre et non faussée » imposée par l’Union européenne.
« Il y a trois fois plus de lobbyistes que de parlementaires »
L’Union européenne est souvent pointée du doigt. « Aujourd’hui, nous ne sommes plus en démocratie, mais dans une dictature, estime un gilet jaune. La France est dans l’Europe, et est obligée de mettre en place une politique décidée par la Commission européenne qui n’est pas élue, mais désignée. Il y a trois fois plus de lobbyistes que de parlementaires. » Un homme raconte que son entreprise a construit une unité dans un pays de l’Est, où la concurrence des salaires est déloyale. « Il faut sortir de l’Europe », conclut un autre. « Viser les étrangers comme étant la source de nos malheurs, c’est une erreur, prévient une femme. Les gros patrons sont très contents qu’on se batte entre nous. Depuis que je suis en France, je n’ai que quelques miettes qui me permettent même pas de survivre. La place des femmes dans le mouvement est essentiel. Elles nous permettent d’être empathiques et d’élargir notre lutte. »
« Autant abandonner le capitalisme », avance un jeune homme quelques minutes plus tard avant qu’une gilet jaune interroge, à la volée : « Vous en pensez quoi, vous, des obligations de vacciner ? Le gouvernement sait-il l’impact que cela peut avoir sur les bébés ? » Pour un autre gilet jaune, la priorité est celle de la limitation de vitesses à 80 km/h. « Je suis prêt à organiser un truc là-dessus. » Un homme propose d’abandonner le gilet jaune contre un « foulard rouge » et de se rendre sur les ronds-points. Une action commune est annoncée le soir-même, au sud de la ville. Elle sera révélée au dernier moment avec les gens présents sur place, et finalement empêchée par les forces de l’ordre.
« La politique doit servir à tout le monde », conclut François Boulo après deux heures d’échanges. Le porte-parole des gilets jaunes avance trois mesures prioritaires : la mise en place d’un impôt basé sur la nationalité - « si vous êtes Français, vous payez votre impôt en France » -, des peines planchers pour les fraudeurs fiscaux, et amorcer la transition écologique en discutant de la répartition des richesses. « Nous ne pouvons plus augmenter la croissance. On doit répartir les parts du gâteau autrement. » Une minute de silence est observée pour les blessés du mouvement. Jérôme Rodrigues, un gilet jaune médiatisé, blessé à l’œil à Paris, est dans tous les esprits. Une « marche blanche en hommage aux blessés et aux mutilés, victimes de la violence policière » se déroulera d’ailleurs à Paris, ce samedi 2 février. La grève générale, elle, sera testée le mardi 5 février, avec le ralliement de plusieurs organisations syndicales, dont la CGT et Solidaires, à l’appel de gilets jaunes.
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