Après le commerce équitable, des médicaments « équitables » ? Quand l’industrie pharmaceutique augmente trop le prix d’un médicament, il existe un pays pas si lointain où hôpitaux, médecins, pharmaciens et organisations non gouvernementales s’unissent pour produire eux-mêmes son équivalent, bien meilleur marché. Ce pays, ce sont les Pays-Bas. L’Etat hollandais cherche aussi des alliances avec ses voisins pour peser davantage face aux laboratoires et les décourager d’exiger des prix excessifs. Enquête à Amsterdam, où le contre-pouvoir s’organise.
C’est un médicament qui soigne une maladie génétique affectant le métabolisme. Il y a dix ans, il coûtait 300 euros par an et par patient. Aujourd’hui, ce médicament revient 150 000 euros par an et par patient, soit 500 fois plus ! Comment expliquer une telle augmentation alors que le médicament en question – le CDCA (acide chénodésoxycholique, médicament à base d’acide biliaire) – n’a pas changé ? Le laboratoire Leadiant, son fabricant, refuse de négocier le prix à la baisse car il en détient le monopole. Ni le gouvernement hollandais, ni les assureurs, acteurs essentiels dans un système de santé qui a été privatisé, n’ont les moyens de l’y forcer. Qu’à cela ne tienne : les pharmacies centrales des hôpitaux vont produire leurs propres remèdes alternatifs et casser ainsi le marché en proposant un « juste prix ».
Le problème est de disposer des bonnes molécules : « Les composés chimiques, la matière première du médicament, sont relativement difficiles à retrouver et donc onéreux. Nous avons dû les importer de Chine. Le remède alternatif au CDCA que nous avons produit coûte quand même 6 à 7 fois moins cher que celui de Leadiant : entre 20 000 et 25 000 euros par an et par patient », explique Carla Hollak, médecin spécialisée en pathologies métaboliques comme la xanthomatose cérébrotendineuse. Cette maladie très rare, qui touche environ une personne sur 50 000, se manifeste par des crises de démence et une espérance de vie diminuée. Grâce à ce médicament, les personnes qui en souffrent peuvent vivre normalement.
Un médicament alternatif huit fois moins cher
Carla Hollak enfile sa blouse blanche et s’apprête à recevoir son premier patient de la journée dans sa consultation à l’Amsterdam Medical Center (AMC), l’hôpital même où est née l’alternative à ce coûteux traitement, en avril. Une fois le remède produit, la batterie de tests effectuée par un laboratoire indépendant et le certificat obtenu pour la vente des pastilles aux patients de l’hôpital, les assureurs suivent et les remboursent. Ils n’y étaient pas obligés, mais c’est dans leur intérêt de défrayer un remède à ce tarif plutôt qu’à celui, prohibitif, du laboratoire d’origine italienne ; et également de faire pression sur l’ensemble de l’industrie pharmaceutique pour décourager les inflations du même acabit.
Rien n’empêche légalement les pharmaciens des hôpitaux néerlandais de produire leurs propres traitements et de les distribuer à leurs patients, à petite échelle. Du moins, une fois le brevet tombé. Sauf que cette fois, des obstacles se sont accumulés. Suite à la fabrication néerlandaise du CDCA, le laboratoire Leadiant a contre-attaqué en demandant l’interdiction de la vente de la pilule alternative jusqu’en 2027. L’entreprise avait pris soin de déposer un brevet pour protéger la propriété intellectuelle de sa molécule pour les dix prochaines années. Elle a aussi exigé des analyses complémentaires des cachets produits par la pharmacie centrale de l’hôpital. En août, les inspecteurs du ministère de la Santé décèlent des « impuretés » dans le traitement alternatif. Même en infime quantité, l’AMC ne peut plus distribuer ses gélules depuis cet été.
Des juristes qui plaident gratuitement contre l’industrie du médicament
Mais le 28 novembre, les inspecteurs consentent à ce que l’hôpital les produise à nouveau, à condition d’améliorer le process de façon à supprimer ces impuretés. Pour la première fois en Hollande, alors que le brevet est toujours en cours, les autorités publiques autorisent la production d’un remède alternatif en réaction à un tarif excessif fixé pour un médicament qui ne présente pas de réelles innovations. Alors que les journaux du monde entier font leur une sur les Implant Files, cette actualité prend le dessus dans les médias aux Pays-Bas. D’ailleurs, Wilbert Bannenberg, président de la Dutch Pharmaceutical Accountability Foundation, est assailli de demandes d’interview. Après notre rendez-vous dans l’historique salon du 1st Klass café de la gare centrale d’Amsterdam, la télévision publique nationale prend le relais.
Wilbert Bannenberg est à la tête d’une fondation, aux côtés d’avocats, qui plaident gratuitement contre l’industrie du médicament. Son unique objectif ? Poursuivre en justice les entreprises pharmaceutiques. Depuis cette décision des inspecteurs du ministre de la Santé, son sourire ne le quitte pas. « Les laboratoires profitent de fixer des tarifs élevés pour les maladies rares, en prétextant avoir investi dans la recherche. Sauf que dans le cas du CDCA, la création du médicament n’en a demandé aucune, même pas d’essai clinique, dénonce-t-il. Le traitement existe depuis les années 1970. Il servait à soigner les calculs biliaires. On s’est rendu compte ensuite qu’il était également efficace pour les patients atteints de xanthomatose cérébrotendineuse. »Un simple recyclage à prix d’or.
Briser les situations abusives de monopole
« Leadiant a racheté ses concurrents et a supprimé les médicaments de la même catégorie que ceux-ci produisaient pour asseoir son monopole. C’est un abus de position dominante que nous avons dénoncé auprès de l’Autorité des marchés et des consommateurs le 7 septembre », s’insurge Wilbert Bannenberg. Cet épidémiologiste a lutté toute sa vie pour un meilleur accès aux médicaments, en Afrique, mais aussi en Hollande. Il a même créé une structure spécifique en juillet 2018 pour éviter de faire courir un risque financier aux ONG impliquées dans la recherche de médicaments alternatifs. Pour sa première affaire, l’équipe de juristes a ainsi choisi de s’attaquer au dossier le plus flagrant, celui du CDCA de Leadiant. Ce dernier a obtenu un délai d’un an pour étudier le dossier et proposer un nouveau tarif… Quoi qu’il en soit, la direction du laboratoire, qui n’a pas répondu à nos demandes d’interview, ne s’attendait sûrement pas à ce que le prix d’un remède seulement pris par 55 patients dans tout le pays provoque une telle levée de boucliers.
La décision du 28 novembre est d’autant plus importante qu’elle crée un précédent. « Le gouvernement pourrait l’utiliser comme argument dans le cadre de la négociation du prix des médicaments face aux laboratoires et leur faire comprendre que : “si vous présentez un tarif exagéré, les pharmacies d’hôpitaux vont produire des traitements alternatifs bien moins coûteux” », avance Ella Weggen, avocate en santé pour l’ONG Wemos, qui lutte pour un meilleur accès au medicament en Hollande et dans le monde. L’exemple du CDCA peut-il être décliné à d’autres traitements jugés trop coûteux ? « Le CDCA est un vieux remède, contrairement aux traitements contre le cancer, davantage compliqués à produire : vous ne pouvez pas les fabriquer dans votre garage », nuance Jaume Vidal, conseiller à l’ONG Health action international, qui plaide pour davantage de transparence dans le secteur de la santé.
L’Union Européenne ferait la force
Reproduire un vieux médicament est aisé. Mais fabriquer un médicament innovant l’est beaucoup moins. C’est le cas, par exemple de l’Orkambi, un traitement contre la mucoviscidose. En Hollande comme en France (lire notre article), son fabricant, Vertex, a exercé un chantage pour négocier un prix élevé. Alors le gouvernement hollandais a tenté une autre méthode. En 2014, il a lancé une expérimentation de négociation conjointe avec les pays du Benelux et d’autres « petits » pays européens, baptisée BeNeLuxAI, comme la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, l’Autriche et l’Irlande ; notamment pour peser davantage face aux laboratoires Vertex et Nusinersen. « Cela montre que la Hollande est certes, une petite nation, mais qu’elle n’est pas seule. Nous serions davantage puissants si la France et l’Allemagne acceptaient de nous rejoindre pour négocier le prix des médicaments mais ils refusent du fait du poids économique des entreprises pharmaceutiques chez eux, comme Sanofi en France », regrette Ella Weggen. La portée du BeNeLuxAI n’a pas suffi.
Après avoir refusé la vente de l’Orkambi pour cause de tarif exorbitant, le gouvernement néerlandais a fini par céder sous la pression médiatique. Vertex n’est pas sorti d’affaire pour autant. Ce cas précis figure sur la short list des neuf médicaments auxquels les avocats de la Dutch Pharmaceutical Accountability Foundation comptent s’attaquer prioritairement. Dans l’idéal des ONG comme Wemos, pour éviter ces multiples bras de fer entre les différents gouvernements, les prix des médicaments seraient fixés à l’échelle européenne, en fonction du niveau de vie et du pouvoir d’achat de chaque pays. Mais « je ne le vois pas venir dans l’agenda européen, à moins que les prochaines élections parlementaires ne changent la donne, ce dont je doute », relativise encore Jaume Vidal, de Health action international.
Un premier médicament « équitable » l’an prochain ?
Il existe un autre frein à l’accès aux médicaments innovants en Hollande : les patients ne trouvent pas toujours preneurs auprès des laboratoires pour produire de nouveaux traitements destinés à guérir les maladies rares, qui demandent de l’investissement en recherche. Pour y pallier, une initiative est née en 2014. La Fondation fair medicine – pour médicament « juste » ou « équitable » – rassemble tous les acteurs du secteur : en l’occurrence, les associations de patients, capables de mobiliser et d’appeler aux dons, les organismes de recherches, qui pilotent la R&D et… l’industrie pharmaceutique. « Le but n’est pas de l’exclure : elle a la connaissance et la compétence de produire des médicaments. Mais les grands groupes sont dirigés par leurs actionnaires à présent, d’où les lacunes sur le marché concernant les maladies rares ou des tarifs très élevés s’agissant des traitements contre le cancer », explique Frans de Loos, directeur de la fondation.
Quel est l’intérêt des laboratoires de s’associer au projet ? « Rendre les coûts de l’investissement transparents et aboutir à un tarif raisonnable, qui garantit qu’un accord sera trouvé avec les autorités publiques, et donc, que le médicament sera vendu », met-il en avant.
Car en Hollande, le système de santé est totalement privatisé et l’adhésion à une assurance, obligatoire. A partir du moment où l’État autorise la vente d’un nouveau traitement, cela oblige les assureurs à le rembourser. En coulisses, ces derniers tentent de peser sur les négociations pour faire baisser les prix : le profit des assureurs en dépend. Les compagnies d’assurance ont donc trouvé une tactique : elles font alors planer la menace d’augmenter leurs tarifs ; la note serait salée pour les Hollandais. Résultat, aux Pays-Bas, pour dix ventes de médicaments, trois seulement sont « de marque » (les « originaux », les princeps, 40 % plus chers) et sept des génériques, selon l’OCDE. Le ratio s’inverse en France (lire notre article). Le reste à charge pour les usagers du système de santé y est le moins élevé au monde, ce qui a tendance à rendre « indolore » le prix des médicaments. L’État français se retrouve ainsi seul face aux puissants laboratoires qui tentent d’imposer leurs prix.
Les Pays-Bas pourraient aller encore plus loin dans leur volonté de produire des médicaments bons marchés : créer un médicament qui n’existe pas encore, sans recourir à l’industrie pharmaceutique. Le directeur de la fondation Fair medicine l’assure : le premier traitement contre une maladie rare, dont il tait le nom, sera enfin produit en 2019. Après le Fair phone, un téléphone portable facilement réparable et donc plus durable lancé aux Pays-Bas, place au Fair médicament ? « C’est une initiative intéressante, ce serait bien qu’un traitement soit bientôt créé pour montrer que le concept fonctionne », commente Carla Hollak. De l’avis des responsables d’ONG, pour les petits labos ou les start-up qui ont besoin de répartir les coûts d’investissements, l’idée est bonne. En revanche, le Big Pharma, lui, n’a aucun intérêt à participer à ce modèle puisque les profits sont limités à une fourchette comprise entre 8 et 15 %. Selon la fondation, ces profits ne sont habituellement jamais en-deçà de 18 % pour les géants pharmaceutiques.
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