La
commémoration du 11 Novembre peut être l’occasion de réfléchir aux
enchaînements qui conduisent au pire et à fuir les instrumentalisations
des mémoires.
Une
victoire ? Pour qui ? Les commémorations du centenaire de l’armistice
qui réuniront dimanche de nombreux chefs d’État éviteront d’exalter un
camp des vainqueurs au détriment des vaincus. Emmanuel Macron veut
éviter de froisser une Angela Merkel en perdition dans son pays. Mais,
surtout, le registre cocardier s’est effacé, et s’accusent les traits
saillants de cet immense massacre. Commémorer n’est plus célébrer…
Le 11 novembre 1918, quand à 11 heures entre en vigueur le
cessez-le-feu, des milliers de cloches sonnent à la volée, c’est le
soulagement qui l’emporte. À Paris, un million de personnes défilent. À
Berlin, c’est aussi la joie qui domine. Dans la soirée, Georges
Clemenceau, le président du Conseil et un partisan de la guerre à
outrance, confie : « Nous avons gagné la guerre et non sans peine.
Maintenant, il va falloir gagner la paix et ce sera peut-être encore
plus difficile. »
Les carillons résonnent ce jour-là sur une Europe en ruine. Le nord
et l’est de la France sont un chaos de tranchées et de trous de bombes.
Des paysages ont été remodelés, des villages totalement rasés qui
survivent aujourd’hui comme des fantômes aux abords de Verdun, des
centaines de milliers d’hectares sont stérilisés… Et 18,6 millions de
personnes sont mortes, blessées ou invalides. Une hécatombe à une
échelle que personne n’avait osé imaginer. La mort s’est mécanisée,
industrialisée, banalisée. Elle ne s’est pas réduite à l’affrontement
franco-allemand, à la « revanche ». Ni même au théâtre de la vieille
Europe : les deux tiers des militaires tués ne sont pas européens.
L’Amérique mais plus encore l’Asie et l’Afrique ont payé le prix du sang
avec des troupes coloniales souvent jetées en première ligne.
L’alarme n’a pas été entendue
La haute voix de Jean Jaurès qui annonçait la fournaise est
aujourd’hui célébrée. Le dirigeant socialiste et fondateur de l’Humanité
avait tenté d’unir les socialistes européens pour contrer la montée des
périls, avait alerté les travailleurs français jusqu’à son dernier
souffle. En vain. Son assassinat, le 31 juillet 1914, suscita de
l’émotion mais pas de réaction populaire. Sa mort levait en quelque
sorte le dernier obstacle à la guerre. Le conflit, déclenché sur le
prétexte de l’assassinat de l’archiduc François-Joseph, ralliait alors
les socialistes, les cégétistes, les anarchistes. Moins d’un mois après
le crime, Jules Guesde, marxiste intransigeant et même dogmatique,
devenait ministre d’État, flanqué par un autre socialiste, Marcel
Sembat. Albert Thomas, un autre socialiste, deviendra même ministre de
l’Armement en 1916. Le discours ultrapatriotique est devenu un credo «
républicain » après l’affaire Dreyfus et la défaite nationaliste. Valmy,
Jemappes, Fleurus… La geste de la Révolution française est invoquée
pour justifier la mobilisation de trois millions cinq cent quatre-vingt
mille de nos compatriotes. L’Union sacrée est imposée à coup de censure
s’il le faut. Une immense machine de propagande et de désinformation est
à l’œuvre. Le cubisme est banni des expositions. Le délire chauvin
s’empare des poètes et des philosophes ; Paul Fort exalte la destruction
de la cathédrale de Reims par le « Barbare exécré », Paul Claudel
adresse au général Joffre des éloges mercenaires, Paul Valéry, Bergson,
Durkheim, Lavisse… Misère de la pensée en temps de guerre. Faut-il voir
en l’interdiction aujourd’hui, dans certaines cérémonies ou
établissements scolaires, de la Chanson de Craonne – l’hymne antiguerre
qui courait clandestin dans les rangs des poilus –, les restes de cette
mise au pas de l’opinion ?
On croit mourir pour la patrie...
L’Alsace-Lorraine a bon dos. En coulisses de la propagande
cocardière, de grands intérêts s’affrontent. Le partage colonial, et les
rentes qu’il permet, est en cause. Les grands groupes qui possèdent la
plupart des journaux soufflent sur les braises et parient sur les
destructions de guerre et la manne des industries d’armement. « On croit
mourir pour la patrie, on meurt pour les industriels », écrit Anatole
France. Des fortunes croissent à vive allure au rythme des croix de bois
qui jonchent l’arrière des champs de bataille. Les États-Unis assurent
leur domination non tant par leurs troupes plutôt inexpérimentées, mais
par des prêts financiers géants à l’Angleterre et à la France. Les
banques et Wall Street prospèrent sur la prédation de l’homme par
l’homme. L’équilibre du monde bascule.
Une immense crise politique et morale
Toutes les générations en âge de porter les armes ont été
mobilisées. Elles sont englouties dans un enfer d’acier, de boue, et de
corps éparpillés. Les charniers se nomment Notre-Dame-de-Lorette, Vimy,
le Chemin des Dames, Verdun… Des mutineries éclatent. Cette apocalypse
signe une crise de civilisation qui va secouer le XXe siècle. Dans le
village suisse de Zimmerwald, des délégués socialistes se réunissent en
1915 avec Lénine et appellent à « transformer la guerre impérialiste
entre les peuples en une guerre civile des classes opprimées contre
leurs oppresseurs, en une guerre pour l’expropriation de la classe des
capitalistes, pour la conquête du pouvoir politique par le prolétariat,
pour la réalisation du socialisme ».
Au fil de la guerre qui s’éternise, des jeunes gens comme Aragon –
qui transforme le vers d’Apollinaire « Ah ! Dieu que la guerre est jolie
» en « Adieu, que la guerre est jolie… » –, Breton ou Paul
Vaillant-Couturier, le futur rédacteur en chef de l’Humanité, entrent en
révolte. En Russie ou en Allemagne, elle deviendra révolution, l’une
victorieuse et l’autre pas.
À Berlin, la population épuisée et affamée n’en peut plus. Le «
front intérieur » s’effondre. Ludendorff, qui commande l’armée du
Kaiser, lance une grande offensive. Après de premiers succès, l’attaque
est bloquée sur la Somme et les Allemands reculent. Tout se conclut à 5 h
15 du matin le 11 novembre, à Rethondes, dans un wagon du train
militaire de l’état-major français.
Les germes d’autres conflits
La guerre ne s’éteint pas totalement, elle se poursuit à l’Est
contre la Russie bolchevique. Elle se poursuit, feutrée, sur le sol
allemand avec l’occupation de la Ruhr. Elle court encore entre les
lignes du traité de Versailles. L’Allemagne, désignée comme fauteuse de
la guerre, est humiliée. L’Italie et le Japon sont ulcérés par des
partages de territoires dont ils sont les parents pauvres. Les
frontières redessinées amorcent de nouvelles tensions. Les peuples
colonisés qui ont payé un lourd tribut sont exclus des débats et
maintenus sous le joug. Le jeune Hô Chi Minh, qui a tenté de parler à
Versailles, a été éconduit sans ménagement.
Des commémorations pour réfléchir
En France, les anciens combattants rentrent meurtris et blessés. À
l’arrière, le monde a changé. Les campagnes sont dépeuplées et les
premiers monuments aux morts alignent les noms de familles entières. Les
femmes ont pris une place nouvelle dans la production. Des familles
n’ont pas résisté à l’épreuve. Pour les gueules cassées commence un
chemin de croix. Mais les profiteurs de guerre occupent le haut du pavé.
La faillite des milieux dirigeants suscite des colères divergentes. Un
nationalisme qui flirte avec le fascisme se dessine avec les ligues. Le
Parti socialiste s’est discrédité en abandonnant la trajectoire de
Jaurès et dès 1920 la majorité de ses membres – et surtout ses plus
jeunes qui reviennent des tranchées – crée le Parti communiste.
La toile de fond du 11 Novembre ne peut faire l’économie de
l’horreur, de ses raisons et de ses conséquences. Ce n’est pas nier
l’héroïsme, et il y en eut dans cet immense sacrifice qui a englouti des
générations. Mais l’intérêt de la mémoire de ce premier conflit est de
susciter l’alarme sur les risques pour l’avenir.
Aucune des commémorations à venir ne devrait se dérouler sans
réflexion collective sur les processus de décision, les interactions des
pouvoirs, leurs outils idéologiques qui habituent à la nécessité de la
guerre. Indispensable pour ne pas commémorer la fatalité des guerres…
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