* Parmi d'autres témoignages éclairés, ce livre expert et passionnant publie un entretien entre son auteur et votre serviteur, dont voici, ci-dessous, une retranscription.
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Vous estimez dans votre ouvrage de 2012 que 600 Md€ d’impôts
cachés dans les paradis fiscaux ont échappé à la France. Comment
arrivez-vous à ce chiffre, qui représente bien une perte sèche pour
l’État français ?J’avais rencontré à l’époque, en 2011, avant la sortie de son livre, Gabriel Zucman qui m’avait présenté sa méthode de calcul, macroéconomique. Cette approche m’avait d’autant plus convaincu qu’elle corroborait mes propres sources microéconomiques, notamment issues de mes échanges avec mes sources au sein de la banque UBS. En partant d’une évasion fiscale orchestrée en France par UBS à hauteur de 2,5 Md€ par an et en multipliant ce chiffre, sous-estimé, par une vingtaine de grandes banques et de sociétés financières spécialisées dans la gestion de fortunes, j’arrivais à environ 50 Md€ de flux annuel d’évasion, soit, pour une thésaurisation sur 10 ans, à plus de 500 Md€ de capital non-déclarés. Les quelque 600 Md€ calculés avec la méthode de Zucman étaient donc confirmés. Et les estimations des différentes enquêtes parlementaires de l’époque, notamment celles conduites par le sénateur Eric Bocquet, se situèrent dans les mêmes fourchettes.
J’ai un peu plus de recul depuis la parution de mon livre en 2012 et les chiffres ont malheureusement encore augmenté. Zucman évalue l’évasion et la fraude fiscales à 10 % du PIB français, soit 250 Md€ par an. Avec un taux d’impôt moyen théorique de 30 %, la perte fiscale s’élève ainsi à 75 Md€. La seconde édition de mon ouvrage devrait donc s’intituler : « Ces 700 milliards qui manquent à la France »…
Lorsque j’ai démarré mon enquête, mes contacts judiciaires et policiers étaient d’ailleurs effrayés par les chiffres qu’ils connaissaient parfaitement par leurs investigations. En tant que citoyens, ils refusaient ce constat, mais ils étaient bloqués par les politiques. J’y reviendrai. Les pertes sont en effet gigantesques. Il y a les pertes fiscales d’environ 75 Md€, mais aussi, et c’est encore pire, de l’ordre donc de 150 Md€, les capitaux évadés non investis dans le pays.
Comment les pouvoirs publics ont-ils accueilli vos révélations ? En ont-ils tiré des leçons ?
Il n’y a eu aucun retour politique dans l’immédiat. L’aspect positif relève du judiciaire. En effet, le Parquet de Paris s’est senti obligé d’agir suite à la parution de mon livre et de ce que j’y dénonçais. Il détenait pourtant depuis bien longtemps ces informations, mais la médiatisation l’a amené à transférer le dossier à l’instruction, en l’occurrence au juge d’instruction Guillaume Daieff, trois semaines à peine après la sortie du livre ! Mon ouvrage a donc, en quelque sorte, forcé le Parquet à bouger.
En revanche, aucun autre acteur n’est intervenu. Le juge Daieff est allé très vite et très fort dans son instruction, mais le climat politique et policier était extrêmement délétère. Je rappelle que nous sommes en pleine période électorale, la Présidentielle de 2012. Commence alors une véritable chasse à mes sources. À cela s’ajoute une surveillance rapprochée de ma personne, aussi bien policière que privée de la part d’UBS. Au même moment, on écarte aussi les fonctionnaires qui étaient le plus à même d’enquêter.
Au niveau des politiques, durant la campagne, seuls les Écologistes avec Eva Joly et l’Extrême gauche reprennent les données de mon livre et dénoncent l’évasion fiscale. Mais ni Hollande ni Sarkozy, ni même Bayrou n’en disent un mot.
Par la suite, le sénateur communiste Eric Bocquet et le député socialiste Yann Galut se sont emparés du sujet, suivis par une vingtaine de parlementaires. Mais parmi eux, certains s’y sont intéressés uniquement pour obtenir de l’information sur ce que comptaient faire les élus sincères et actifs dans la lutte contre la fraude fiscale, entre autres à propos du fameux Verrou de Bercy…
En fait, les services du renseignement avaient pour ordre de protéger les fraudeurs et même la corruption des personnalités et partis politiques qui recevaient les dons de Liliane Bettencourt, par exemple, et d’autres généreux mécènes ultra-riches. J’ai développé tout cela dans Corruption, en 2014, et sur mon blog hébergé par Mediapart. En résumé, pour lutter contre l’évasion fiscale, en réelle sincérité, il n’y a presque personne, presqu’aucun politique. En dehors de quelques naïfs, tous les politiques connaissent les différentes dimensions de cette délinquance financière phénoménale.
Quelles solutions pourriez-vous proposer pour récupérer ce qui a été « subtilisé » et pour éviter à l’avenir ces pertes fiscales ?
Ce que j’entends des opérationnels, de Bercy, c’est que les lois les plus actuelles sont toujours inutiles, voire ont des effets pervers. Il coexiste deux problèmes : le premier concerne la relation du renseignement au judiciaire. Les informations policières devraient être transmises au parquet. Or, de nombreux officiers de police du renseignement intérieur sont choqués, écœurés de ne pas pouvoir le faire, réduits au silence par un pseudo « secret-défense ». Ce devrait pourtant être obligatoire, aux termes fameux article 40 du Code de procédure pénale, lorsque l’on a connaissance d’un crime ou d’un délit. Il y a ainsi déloyauté vis-à-vis de la justice, quand ce n’est pas couverture de la fraude.
Le second volet est relatif à l’insuffisance des moyens techniques et humains. Les juges, le fisc… sont désarmés, ne disposant de moyens techniques, matériels et humains obsolètes et dérisoires, à comparer aux outils technologiques et juridiques ultrasophistiqués, puissants et rapides des fraudeurs. Par ailleurs, les services d’enquête comme de répression ont été au fil des années démantelés, quelle que soit la majorité politique en place. L’OCRGDF par exemple, a vu ses effectifs fondre de 25 % sous le quinquennat Hollande, en parfaite continuité avec ce que Sarkozy avait fait auparavant, notamment en fusionnant RG et DST. Ce sont d’ailleurs les mêmes spécialistes qui étaient chargés de ce travail de police financière et de la lutte contre le financement du terrorisme. Ce sont souvent les mêmes fonctionnaires qui ont eu à connaître les arcanes financières de la corruption politique, par exemple dans les Hauts-de-Seine ou à Paris, et qui ont enquêté sur les financements illégaux et secrets des institutions islamistes en France. Tous ceux-ci ont été marginalisés, découragés, poussés à la retraite… Ce constat amer est partagé par nombre de policiers. Des parlementaires de haut niveau et des dirigeants politiques ont œuvré dans ce sens de l’entrave du travail judiciaire en matière de délinquance et de criminalité financières, notamment parmi ceux qui ont déposé, le 16 juillet 2014, une proposition de loi instaurant un délit de violation du secret des affaires. Lors de mon audition sur l’affaire Cahuzac, à l’Assemble nationale, certains parlementaires ont, par exemple, usé de méthodes scandaleuses pour étouffer le débat et ont affiché une attitude déplorable à l’encontre de témoins importants qu’ils ont refusé d’entendre, voire de laisser s’exprimer.
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