Tous les partis et mouvements de la gauche radicale s’accordent pour dénoncer l’ultralibéralisme de l’Union européenne. La critique n’est pas nouvelle. François Denord et Antoine Schwartz ont décrit dans L’Europe sociale n’aura pas lieu la vraie nature de la construction européenne [1]. Après guerre, les intérêts des États-Unis, qui veulent faire barrage au communisme et promouvoir le libre-échange, croisent ceux du grand patronat européen, qui cherche à se reconstruire. Leur stratégie, c’est « l’Europe », dont les fondements libéraux ne datent pas des années 1980, mais du traité de Rome. Après la période de compromis des Trente glorieuses, où les puissances économiques concèdent aux peuples des avancées sociales par peur de la « tentation communiste », l’effritement puis l’effondrement du bloc de l’Est permet d’appliquer enfin le projet européen d’origine. Margaret Thatcher elle-même estime dans ses mémoires que l’Acte unique de 1986-87 « donne une substance réelle au traité de Rome » et « ravive sa finalité libérale, libre-échangiste et dérégulatrice ».
Pour garantir qu’aucun État ne déviera de cette trajectoire, l’Union européenne utilise un outil imparable : le droit. Là aussi, la démonstration est connue. Dans les colonnes du Monde diplomatique, notamment, Bernard Cassen et Anne-Cécile Robert ont prouvé que l’ordre juridique européen est parfaitement verrouillé. Depuis le milieu des années 1960, la supériorité du droit communautaire sur le droit national, qui ne fut jamais explicitement prévue dans les traités, est affirmée par la Cour de justice des communautés européennes. Les juges décidèrent que les traités, les règlements et les directives devaient primer sur le droit national. Seule la Constitution nationale conservant une valeur supérieure à celle du droit européen, les dirigeants français la réforment en 2008 pour la rendre compatible avec le traité de Lisbonne ! La conclusion est claire et nette : toute politique de gauche est impossible au regard du droit européen. Développer un « pôle public bancaire », comme le propose à juste titre le Front de gauche, contredit une directive européenne, la directive « services ». Et donc, aucune loi ne peut être votée en ce sens sans être déclarée inconstitutionnelle ! Il en va de même pour la renationalisation de producteurs d’énergie comme Gaz de France, pour la taxation des transactions financières ou pour une fiscalité environnementale qui remettrait en cause la libre-concurrence.
Le problème de la gauche est donc qu’elle s’apprête à aller aux élections avec un programme inapplicable, dont chaque mesure, si elle parvenait au pouvoir, serait censurée par le Conseil constitutionnel... À moins qu’elle ne revendique, dès la première page de son manifeste, la désobéissance européenne. Comprenons bien que cette désobéissance européenne n’est ni une formule de style ni un mouvement d’humeur. Elle est l’aboutissement d’un raisonnement imparable : puisque la Constitution française fait allégeance au Traité de Lisbonne, ce qui empêche juridiquement toute politique de gauche, il faut la réformer pour restaurer la primauté du droit national sur le droit communautaire. Seul ce renversement de la hiérarchie des normes juridiques permettra à une gauche radicale de voter des lois pour mener des politiques différentes de la droite et des socio-libéraux. Pourtant, la désobéissance européenne est toujours absente des débats.
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