Trois
auteurs interrogent un passé insistant et les manières d’écrire
l’insurrection. En association avec le festival Mondes possibles (CDN
Nanterre-Amandiers) qui célèbre librement 1968. Avec Jean-Christophe
Bailly Écrivain, essayiste et poète; Philippe Artières, historien et
chargé de recherche CNRS/Ehess et Arno Bertina, écrivain.
On
disserte beaucoup, on ergote aussi, sur les traces et l’héritage
laissés par Mai 68, les réussites et les échecs de ce mois fatidique.
Cette date fait-elle durablement événement pour vous ?
Jean-Christophe Bailly : Ce que Mai 68 a produit,
et pour des millions de gens, c’est la présentation effective de la
possibilité d’un saut, non seulement hors de la routine et des cadres
établis, mais en direction d’une autre forme de vie. Cette autre vie,
avec tout ce qu’elle impliquait, n’est certes pas venue, mais le seul
fait qu’elle ait pu être imaginée ou esquissée, collectivement et
pendant des jours, a ouvert l’espace d’une référence et d’une fidélité.
Beaucoup, sans doute, l’ont oublié, mais pourtant Mai 68 s’est mis à
fonctionner au-delà de lui-même comme une preuve, et ceux qui l’ont
vécue et sentie se sont mis à vivre autrement : même en rentrant dans
les cadres de la vie simplement menée, ils ont eu à rapporter leurs
gestes et leurs choix à la force d’un rêve qu’ils ont eu ou qui les a
traversés (à moins de décider de le trahir, ce qui est arrivé aussi).
Cette vie autrement conduite n’est pas la vie rêvée, mais se déroule
tout entière sous son autorité. Le souvenir de la césure – ici, donc,
celle de Mai 68 – ne se résout pas à n’être qu’un souvenir : il se
conçoit et fonctionne comme un travail. Faire comme si on n’avait rien
vu venir n’est pas possible, et parce qu’on a vu venir, on désire encore
que ça vienne.
Philippe Artières : Les mois de mai et
juin 1968 sont le théâtre de la plus importante grève générale que la
France ait connue au XXe siècle. Une mobilisation qui était nationale et
tout à la fois celle des chauffeurs de taxi, des ouvriers automobiles,
des enseignants, des employés de bureau et des grands magasins ou encore
des postiers et des éboueurs, qui plus est – ce qu’on a tendance à
passer sous silence –, une grève victorieuse : augmentation générale des
salaires, notamment de 30 % du salaire minimum. Côté étudiants, dès
l’automne, la loi Faure qui réforme l’université est adoptée. Depuis,
aucune grève n’a abouti à ce point. Cet arrêt du pays était certes
joyeux, mais surtout studieux. La grève, quand les machines s’arrêtent,
devient un moment où la prise de parole est possible. Dans les archives,
on trouve une production très massive de rapports rédigés par les
grévistes, qui s’interrogent sur leur fonction sociale : une sorte
d’introspection générale émanant de toutes les catégories de la
population.
Arno Bertina : La réduction de Mai 68 à
un phénomène culturel ayant fait évoluer les mœurs des Français cache un
accaparement du mouvement par ceux de ses acteurs qui n’ont jamais
quitté, depuis, les sphères du pouvoir (en devenant des pivots des
médias, de la vie politique ou culturelle). L’image de Mai 68 a ainsi
été confisquée par les petits-bourgeois (les étudiants) aux dépens du
monde ouvrier, qui est l’autre grand acteur de Mai 68. Or, cette
confiscation devient une chose folle quand on mesure que, cinquante ans
plus tard, la régression (sur le plan des mœurs) est colossale. Au
pouvoir depuis cinquante ans, les acteurs de Mai 68 n’ont pas fait vivre
leurs audaces ; en soutenant Macron, ils valident même des choses
invraisemblables sur ce plan-là (appel à l’Église catholique, à la Manif
pour tous, absence de dénonciation des identitaires se transformant en
milice ségrégationniste, etc.), tout en cautionnant les coups de butoir
contre l’autre pan des acquis de Mai 68 arrachés par les ouvriers : les
accords de Grenelle. Les petits-bourgeois ont donc soldé leur victoire –
libres à eux, si on veut ; ils en étaient les inventeurs, si on veut.
Ce qui ne passe pas : ils sont aussi les fossoyeurs des succès remportés
par les autres acteurs de Mai 68 (le monde salarié et ouvrier). Il
n’est plus possible de parler de Mai 68 (cette grande date) sans parler
de 2018 et du couronnement des renégats et des vendus (Wolinski a dit,
dans les années 1980, que sa génération avait fait Mai 68 pour ne pas
devenir ce qu’ils sont devenus).
L’utopie fait son retour. Ce phénomène s’observe à
travers de nouvelles pratiques politiques, certains discours, l’esquisse
d’autres mondes présents ou possibles dans l’essai, l’art, le roman…
Comment analysez-vous cette percée nouvelle des utopies, qualifiées
désormais de concrètes ou réalistes ?
Jean-Christophe Bailly Le nom de cette venue, c’est
l’utopie : l’utopie comme travail, comme creusement, comme forme de la
fidélité au rêve qui, un jour, nous souleva. Walter Benjamin a parlé
d’une « quotidienneté de l’utopie », et je crois qu’à travers sa
formulation on peut apercevoir le bon tempo de la pensée : ni celui du
lendemain qui chante, ni celui du passé qui fredonne, mais celui du
présent vécu comme un seuil – il faut donner sur quelque chose. C’est
quand on ne donne plus sur rien que tout se ferme. Ce « donner sur » est
l’endurance de l’utopie.
Philippe Artières : L’historien que je
suis regarde le passé, dépouille les traces laissées par ceux qui nous
ont précédés, il n’a aucune compétence pour lire le présent. Mai 68
n’est pas un mouvement rêvant d’utopie ; encore une fois, il faut en
finir avec l’idée que, en France et dans le reste du monde – je pense à
ce qui s’est passé à Rio, Varsovie, Dakar ou encore à Mexico –, cela
relevait de l’utopie. C’étaient des combats pour plus de droits, pour de
meilleures conditions de vie. Luc Boltanski le dit très bien : en 1968,
on se battait pour le meilleur des mondes ; aujourd’hui, on se bat pour
que notre monde soit le moins pire possible. Je ne crois absolument pas
que Notre-Dame-des-Landes soit une utopie : cela m’évoque la
mobilisation très forte au début des années 1970, au Japon, à Narita,
lieu imposé par la force pour la construction du nouvel aéroport de
Tokyo et qui a déclenché une résistance parfois très violente des
fermiers et des étudiants. Personne aujourd’hui ne réclame non plus
« l’impossible » s’agissant de l’accueil des migrants. Dire que ce n’est
pas possible, c’est nier l’histoire : pensons par exemple que, après
l’indépendance algérienne, 650 000 rapatriés arrivent en France pour la
seule année de 1962…
Arno Bertina : Il faut refuser le mot
« utopie ». Toutes les propositions qui viennent de la gauche, depuis
deux siècles, ont été élaborées au contact de la réalité la plus
rugueuse. Toutes ces pensées sont tout sauf hors-sol. Le pragmatisme est
à gauche, il a toujours été à gauche. La pensée financière, elle, est
hors-sol, puisqu’elle méconnaît consciemment les ravages humains et
écologiques produits par les mouvements financiers. Depuis la fin du
système totalitaire soviétique, la pensée de gauche est moins
idéologique, mais elle continue de vouloir lier des éléments qu’on
pourrait croire disparates : les questions culturelles, sociales et
écologiques. Par exemple : si on expérimente à tel endroit le revenu
universel (comme dans un canton de la Gironde), quelles en seront les
conséquences sur tous les champs de la vie quotidienne, et sur
l’environnement, et sur les déplacements, et sur les loisirs ou la
culture. Ce type de pensée est excessivement enthousiasmant : il revient
à lier chaque détail au reste du monde, à être attentif aux fragilités
comme aux puissances.
Une profusion actuelle d’écrits concerne aussi bien le
récit de Mai 68 que celui de soulèvements, désobéissances et révoltes
plus récents. Quelles possibilités et difficultés rencontrent l’écrivain
comme l’historien pour (d)écrire un élan insurrectionnel, saisir la
polyphonie et le souffle d’un moment comme Mai 68, par exemple ?
Jean-Christophe Bailly : Le livre bref et
interrompu que j’ai consacré à Mai 68 est hanté par la question de la
forme à donner au récit des événements. Il y a obligatoirement un hiatus
entre l’espace de déploiement de l’événement, qui comporte des
simultanéités, des raccourcis, des dérives, des changements de rythme et
la propension de tout récit à se resserrer autour d’un seul fil. Cette
linéarité de la « forme-tuyau » est un piège, et même si on est en
général heureux, en tant que lecteurs, de le voir se refermer sur nous,
je crois qu’il est bon d’essayer de s’en émanciper. Je ne pense certes
pas à des formes hymniques ou à de vastes polyphonies, mais à des
capacités de caractérisation qu’on trouve dans la vertu du poème, dès
lors que l’idée est celle d’un langage intégralement engagé dans la
volonté de faire sens, de laisser venir à lui le sens toujours débordant
de l’événement.
Philippe Artières : Il me semble que 68
nous a obligés à écrire différemment l’histoire. Je pense à ce que nous
avons tenté avec Michelle Zancarini-Fournel aux éditions la Découverte,
68 une histoire collective. Il nous a fallu inventer une forme : les
années 68 ne peuvent faire l’objet d’un dictionnaire… il y a une telle
énergie que le réduire à une suite d’entrées serait absurde ; ensuite,
la polyphonie est une nécessité : faire entendre la voix de plus de 70
historiens, avec des approches très différentes, car il n’y a pas un 68
mais une pluralité. Enfin, une telle séquence historique exige de
multiplier les objets qui font histoire : les acteurs, les lieux, les
objets, les événements, les productions artistiques… En somme, inventer
une forme d’écriture de l’histoire inédite. Cela n’est pas facile, c’est
pour cela que j’ai pris soin de dire que nous avons tenté. On considère
aujourd’hui avec Michelle que nous n’avions pas fait assez de place à
« l’ailleurs », qui est aujourd’hui très proche. On avait sous-estimé le
postcolonial : la place des immigrés, mais aussi et surtout ce qui se
passe à Dakar, Alger ou Tunis notamment.
Arno Bertina : Il est sans doute possible
d’avancer l’idée que les formes littéraires les plus pratiquées peinent
à rendre compte de cet élan insurrectionnel car elles visent au
contraire l’individu et la pacification des émotions. Héritées du XIXe
siècle, ces formes littéraires connues manquent le collectif, elles
manquent la polyphonie ou certaines formes spectaculaires du dialogisme.
Sans doute est-ce pour cette raison que, entre la poésie et le roman,
s’est développé, au fil des années, une littérature qu’on dit
expérimentale, qui n’est pas du côté du récit mais qui ne s’inscrit pas
non plus dans l’histoire de la versification. L’écrivain qui veut rendre
compte de ces élans insurrectionnels doit donc avant tout s’employer à
faire sonner la phrase autrement, à en bousculer le cours syntaxique
trop évident, pour que des voix autres (qui murmurent, qui ne vont pas
au bout, qui crient, qui balbutient, qui se contredisent) puissent se
faire entendre.
Jean-Christophe Bailly Écrivain, essayiste et poète
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