Mouvement
étudiant contre mouvement ouvrier ? Dix ans après l’avènement au
pouvoir de Charles de Gaulle, la manifestation parisienne organisée à
l’appel de la CGT marque la jonction des deux et la portée de Mai 68.
Un
demi-siècle ! Était-ce le temps nécessaire pour mesurer, hors des
caricatures et des simplifications, la portée des événements qui
ébranlèrent la France en ce printemps 1968 ? D’un côté, une ébullition
dans les facs contre une rigidité des mœurs bridant les libertés, une
sorte de fièvre éruptive d’enfants gâtés de la bourgeoisie en rébellion
momentanée contre le conservatisme de papa. De l’autre, une vague de
grèves et d’occupations d’usines, que la CGT aurait peiné à contrôler et
que le Parti communiste aurait finalement sacrifiée à des intérêts
politiciens… Cette vision très idéologique qui a prévalu depuis
cinquante ans chaque année se terminant par 8, cède enfin le pas
derrière une appréciation plus équilibrée : la force des événements de
mai-juin 1968 réside dans la jonction de deux mouvements qui à un moment
donné ont convergé et modifié le rapport de forces en faveur du monde
du travail.
Un climat de violence s’est emparé du pavé parisien
13 mai 1968, une date charnière. Un jour symbolique : dix
ans auparavant, c’est le 13 mai que le général de Gaulle sortait de la
retraite de Colombey-les-Deux-Églises pour revenir au pouvoir à la
faveur du putsch d’Alger, se taillant au passage un régime à sa mesure
– la Ve République, qui pèse encore négativement sur notre démocratie.
Mais au printemps 1968, des millions de Français se retrouvent derrière
ce slogan : « Dix ans, ça suffit ! »
René Piquet, à l’époque le plus jeune membre du bureau
politique et du secrétariat du PCF, explique : « C’est à partir de
l’initiative de Georges Séguy que le mouvement né au Quartier latin put
s’élargir à l’échelle du pays tout entier et imprimer sa marque de
classe. » Le 11 mai dès l’aube en effet, le secrétaire général de la CGT
décrochait son téléphone et pressait les organisations syndicales de se
réunir et d’organiser une manifestation unitaire dès le 13 contre la
répression qui s’abattait sur les étudiants.
Du 3 mai, date de l’évacuation de la Sorbonne par la
police, jusqu’à la « nuit des barricades » (10 au 11 mai) que la
jeunesse de France suit le transistor collé à l’oreille, un climat de
violence s’est emparé du pavé parisien. La brutalité des forces de
police, qui leur vaudra le slogan « CRS SS », choque la population. On
évoque des « ratonnades », héritage de la guerre d’Algérie encore
proche. Le Quartier latin, historiquement un territoire dévolu aux
étudiants, est devenu un lieu d’arbitraire et d’humiliations. « Les
filles sont particulièrement visées : robes déchirées lors des
arrestations, coups systématiques au ventre, fouilles au corps dans les
cars et au dépôt de Beaujon, qui autorisent toutes les privautés et qui
peuvent aller jusqu’aux tentatives de viol, limitées par l’intervention
des gradés », écrit l’historienne Michelle Zancarini-Fournel (1).
La journée de manifestations et de grèves du 13 mai se
solde par un immense succès. À Paris, le défilé rassemble au moins
600 000 personnes, selon Georges Séguy. Mais surtout, elle est le point
de départ d’une vague d’occupations d’entreprises industrielles et
d’établissements publics sans précédent. La grève s’est généralisée sur
le terrain entre 7 et 10 millions de salariés y prendront part. Le
drapeau rouge que l’on voit alors flotter au fronton des usines devient,
avec le transistor, l’un des principaux symboles de ce printemps. « Il
est incontestable, souligne l’historien Claude Pennetier (1), que
l’entrée en lice de l’ensemble de la gauche syndicale et politique
changeait la nature du mouvement, car il y avait bien à ce moment précis
un mouvement qui s’orientait vers un même objectif, faire plier le
pouvoir gaulliste. »
Avec le Front populaire, Mai 68 entre au panthéon de l’histoire sociale
Pourtant, un climat de défiance subsistait entre les
communistes, première force à gauche, et un mouvement étudiant,
majoritairement issu de la petite bourgeoisie et influencé par des
groupes d’extrême gauche se réclamant du trotskisme ou du maoïsme, qui
pratiquait alors la « Révolution culturelle » à Pékin. Une ambiance qui
trouvait sa traduction sous la plume de Georges Marchais, qui dénonçait
dans l’Humanité du 3 mai « les faux révolutionnaires », parmi lesquels
« l’anarchiste allemand Daniel Cohn-Bendit ». Mais cette tension
n’empêcha pas la nécessaire convergence des luttes des ouvriers et des
étudiants, ni le PCF d’y engager son puissant potentiel militant.
Quand, le 13 mai, des centaines de milliers de
manifestants convergent pour ne former qu’une seule marée humaine, Mai
68 entre avec le Front populaire au panthéon de l’histoire sociale.
Après une année 1967 déjà marquée par de nombreux conflits sociaux, le
combat des ouvriers rejoignait la colère des étudiants et débouchait sur
un mouvement aux dimensions inégalées. C’est tout cela qui a valu aux
événements de mai et de juin 1968 la haine tenace de la droite. Nicolas
Sarkozy en fit un leitmotiv dans sa campagne de 2007 : il faut,
clamait-il, tourner définitivement la page de 68 qui a « inspiré le
relativisme intellectuel et moral ». Laurent Wauquiez, l’actuel patron
de LR, voit en 68 « le début de la déconstruction ». Le patronat eut
très peur à partir du 13 mai 1968 et dut lâcher de substantielles
augmentations de salaire lors des négociations de Grenelle. L’histoire
ne se répète jamais à l’identique mais elle livre d’utiles
enseignements. En 1968, puis en 1995, lors de la grande grève des
cheminots, elle a consacré le rôle de la convergence des luttes comme
condition décisive des victoires sociales. On voit mal comment il en
serait autrement en 2018.
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