Devant le monument aux morts du Moutaret : le maire Alain Guilly, son premier adjoint Marc Grambin et Philippe Langénieux-Villard, au centre, s’apprêtent à rendre justice aux “oubliés” de 14-18. Le DL/G.D.
Ils ont quitté leur Dauphiné, patriotisme en bandoulière, pour combattre l’armée de Guillaume. Si “mourir pour la patrie est le sort le plus beau”, les frères Rattaire ont eu du bol.
Honoré, 22 ans, succombe sur le front de Somme le 18 octobre 1914. D’une péritonite. Sous la mitraille, il se plaint de maux de ventre. “Cet homme cherche à se soustraire au combat” a d’abord jugé un imbécile d’officier. On finira quand même par l’opérer, trop tard. La veille de son décès, le malheureux écrivait à ses parents : “Je suis content de donner ma vie pour le salut de la France.”
Alfred, 26 ans, tombe sous le feu ennemi le 17 juin 1915. Il se destinait à une carrière d’ecclésiastique et se retrouve, tel le poète Charles Péguy “couché dessus le sol, à la face de Dieu”. C’est surtout par l’intensité de l’horreur que la Grande Guerre a mérité son adjectif.
Louis, 20 ans, expire le 4 octobre 1915. A l’assaut du fortin de Givenchy, une balle l’a touché en pleine tête. Il avait choisi le métier des armes. Sa bravoure lui vaut une brassée de citations posthumes : “excellent soldat, à l’âme vraiment française.”
Adolphe Rattaire, l’instituteur du Moutaret, a donc perdu ses trois fils. Il lui reste cinq filles, un immense chagrin partagé avec son épouse, et la fierté du patriote. Au village, perché dans le massif de Belledonne entre Isère et Savoie, on saura reconnaître le prix du sang versé. Mais non, justement. Le scandale de l’oubli va succéder à celui du massacre. Sur le monument aux morts érigé après l’armistice, Alfred, Honoré et Louis ne figurent pas. Qui a décidé d’occulter froidement leur sacrifice ?
Près d’un siècle plus tard, Philippe Langénieux-Villard a voulu mener l’enquête. Au terme d’une plongée vertigineuse dans les archives, il vient de publier un livre terrible (1). Ah, la vérité n’est pas belle à dire ! Là-haut, montés au “casse pipe”, les poilus pouvaient bien se faire glorieusement étriper. A l’arrière, de minables mesquineries en confrontations idéologiques, la vie continuait...
Loin des tranchées, le cœur du Moutaret bat au rythme des moissons et de l’usine des forges. Mais aussi d’une hostilité grandissante entre le vieux maire, Claude Rosset-Fassioz, et l’instituteur qui est également son secrétaire de mairie. Le premier, laïc et pacifiste convaincu, ne jure que par Jaurès. Le second, cocardier en diable, brandit l’étendard du catholicisme. Celui qui croyait au ciel, et celui qui n’y croyait pas. Circonstance aggravante, le “calotin” est originaire d’Aiton, une bourgade très proche… mais située en Savoie. Autant dire un étranger, ses détracteurs l’appellent “l’Italien”.
Hiérarchiquement, l’élu domine le petit fonctionnaire et multiplie les vexations. Patriotiquement, c’est l’inverse. Pour la France, l’un a donné “la chair de sa chair”. L’autre, écharpe tricolore sur le ventre, ne saurait en dire autant. Il a même intrigué pour préserver son beau-fils de la mobilisation. Un rude gaillard, pétant de santé, qui l’aide aux travaux de la ferme.
La rancœur de l’instituteur s’en trouve décuplée, il crache bientôt son mépris au visage du maire. Lequel fait le dos rond, ruminant sa vengeance. Au village, alors, toutes les haines ne se tournent pas vers le Boche…
Arrive l’heure de la victoire. Repos, vive la paix ! Lorsque sonne l’Armistice, les querelles de clocher paraissent dérisoires. N’empêche, réélu en 1919, Rosset-Fassioz ne désarme pas. Il révoque son “ennemi intime” du secrétariat de la mairie, prétextant une faute imaginaire. L’année suivante, écœuré, le maître d’école quitte la commune. Il emporte son triple deuil à la semelle de ses souliers. Mais le pire est à venir, avec l’édification du monument aux morts. Poussant au bout l’ignominie, le maire refuse d’y inscrire Alfred, Honoré et Louis. Pas question de consacrer l’héroïsme des enfants de “l’Italien” !
Le père, ulcéré, se déchaîne contre “l’indigne magistrat municipal”. Il écrit un peu partout pour dénoncer “la macabre insulte, la forfaiture commise par ce triste autocrate.” Rien ne bouge, l’administration a d’autres chats à fouetter… Au martyrologe de leur propre village, les trois héros resteront des soldats inconnus.
Voici donc l’infamie que révèle, œil vif et plume alerte, Philippe Langénieux-Villard. Elle s’achèvera le 11 novembre prochain, aux bons soins d’Alain Guilly, le maire actuel du Moutaret. Ce jour- là, face aux premières neiges de Belledonne, la République rendra hommage aux frères Rattaire. Leurs noms seront enfin gravés, à la place d’honneur, dans le marbre du souvenir. On attend le préfet et deux députés.
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