Fidel Castro et Ernesto Che Guevara. Photo Cubadebate/AfP/Archives-Roberto Salas
Un
récit de José Fort. Rarement un révolutionnaire, un homme d’Etat aura
provoqué autant de réactions aussi passionnées que Fidel Castro.
Certains l’ont adoré avant de le brûler sur la place publique, d’autres
ont d’abord pris leurs distances avant de se rapprocher de ce personnage
hors du commun. Fidel Castro n’a pas de pareil.
Il
était « Fidel » ou le « Comandante » pour les Cubains et les
latino-américains, pas le « leader maximo », une formule ânonnée par les
adeptes européo-étatsuniens du raccourci facile. Quoi qu’ils en disent,
Fidel Castro restera un géant du XXe siècle.
Le jeune Fidel, fils d’un aisé propriétaire terrien, né il y a 90
ans à Biran dans la province de Holguin, n’affiche pas au départ le
profil d’un futur révolutionnaire. Premières études chez les Jésuites,
puis à l’université de La Havane d’où il sort diplômé en droit en 1950.
Il milite dans des associations d’étudiants, tape dur lors des
affrontements musclés avec la police dans les rues de la capitale, puis
se présente aux élections parlementaires sous la casaque du Parti
orthodoxe, une formation se voulant « incorruptible » et dont le chef,
Chivas, se suicida en direct à la radio. Un compagnon de toujours de
Fidel, Alfredo Guevara, fils d’immigrés andalous et légendaire
inspirateur du cinéma cubain, dira de lui : « Ou c’est un nouveau José
Marti (le héros de l’indépendance), ou ce sera le pire des gangsters ».
Le coup d’Etat du général Fulgencio Batista renverse le
gouvernement de Carlos Prio Socarras et annule les élections. Voici le
jeune Castro organisant l’attaque armée de la caserne Moncada, le 26
juillet 1953. Un échec. Quatre-vingts combattants sont tués. Arrêté et
condamné à 15 ans de prison, Fidel rédige « l’Histoire m’acquittera »,
un plaidoyer expliquant son action et se projetant sur l’avenir de son
pays. Libéré en 1955, il s’exile avec son frère Raul au Mexique d’où il
organise la résistance à Batista. Son groupe porte le nom « Mouvement du
26 juillet ». Plusieurs opposants à la dictature rejoignent Fidel.
Parmi eux, un jeune médecin argentin, Ernesto Rafael Guevara de la
Serna. Son père me dira plus tard : « Au début, mon fils le Che était
plus marxiste que Fidel ».
Fidel communiste ? Fidel agent du KGB ? Fidel Castro à cette époque
se définit comme un adversaire acharné de la dictature, un adepte de la
philosophie chère à Thomas Jefferson, principal auteur de la
Déclaration d’indépendance des Etats-Unis, et adhère au projet de
Lincoln de coopération entre le capital et le travail. Raul et plusieurs
de ses compagnons sont nettement plus marqués à gauche.
Le 2 décembre 1956, Fidel monte une expédition avec 82 autres
exilés. Venant du Mexique à bord d’un bateau de plaisance, le « Granma
», ils débarquent après une traversée mouvementée dans la Province
Orientale (sud-est de Cuba). La troupe de Batista les y attend. Seuls 12
combattants (parmi lesquels Ernesto Che Guevara, Raul Castro, Camilo
Cienfuegos et Fidel) survivent aux combats et se réfugient dans la
Sierra Maestra. Commence alors une lutte de guérilla avec le soutien de
la population. Fidel Castro apparaît au grand jour dans les journaux
nord-américains et européens, accorde des interviews, pose pour les
photographes, parle sur les radios. A Washington, on ne s’en émeut guère
lassés des frasques d’un Batista peu présentable. Après l’entrée de
Fidel dans La Havane, le 9 janvier 1959, on observe avec intérêt ce «
petit bourgeois qui viendra à la soupe comme tout le monde »,
ricane-t-on au département d’Etat. Même le vice-président Nixon mandaté
pour le recevoir afin de vérifier s’il est communiste soufflera à
Eisenhower : « C’est un grand naïf, nous en ferons notre affaire ».
Tant que Fidel ne s’attaque pas à leurs intérêts économiques, les
dirigeants étasuniens ne s’alarment pas. Lorsque la révolution commence à
exproprier des industries nord-américaines, la United Fruit par
exemple, la donne change brutalement.
Le premier attentat dans le port de La Havane, le 4 mars 1960,
sonne le prélude à une longue liste d’actes terroristes : le cargo
battant pavillon tricolore, La Coubre, qui avait chargé des munitions à
Hambourg, Brème et Anvers explose dans le port de La Havane faisant plus
de cent morts, dont six marins français. Ulcéré, le général de Gaulle
donne l’ordre d’accélérer la livraison des locomotives commandées du
temps de Batista. Elles font l’objet d’étranges tentatives de sabotage.
Les dockers CGT du port du Havre surveilleront le matériel jusqu’au
départ des navires.
Une opération de grande envergure se préparait du côté de Miami :
le débarquement de la Baie des Cochons. En avril 1961, au lendemain de
l’annonce par Fidel de l’orientation socialiste de la révolution, le
gouvernement des Etats-Unis missionne la CIA pour encadrer 1400 exilés
cubains et mercenaires latino-américains en espérant, en vain, un
soulèvement populaire. Fidel en personne dirige la contre-attaque. La
tentative d’invasion se solde par un fiasco. Les Etats-Unis signent là
leur déclaration de guerre à la révolution cubaine. Pendant des dizaines
d’années, ils utiliseront toute la panoplie terroriste pour tenter
d’assassiner Fidel, jusqu’à la combinaison de plongée sous-marine
enduite de poison, faciliteront le débarquement de groupes armés,
financeront et manipuleront les opposants, détruiront des usines,
introduiront la peste porcine et des virus s’attaquant au tabac et à la
canne à sucre. Ils organiseront l’asphyxie économique de l’île en
décrétant un embargo toujours en vigueur. « El Caballo » (le cheval)
comme l’appelaient parfois les gens du peuple, ce que Fidel n’appréciait
pas, aura survécu à Eisenhower, Kennedy, Johnson, Nixon, Reagan, Ford
et assisté aux départs à la retraite de Carter, Bush père et Clinton. Il
dira de Bush fils « celui là, il finira très mal. »
Tant d’années d’agressions, tant d’années de dénigrement et de
coups tordus, tant d’années de résistance d’un petit pays de douze
millions d’habitants face à la première puissance économique et
militaire mondiale. Qui fait mieux ? Lorsqu’on évoque le manque de
libertés à Cuba, ne faudrait-il pas d’abord se poser la question : un
pays harcelé, étranglé, en guerre permanente, constitue-t-il le meilleur
terreau pour favoriser l’épanouissement de la démocratie telle que nous
la concevons en occident et que, à l’instar de George Bush, certains
souhaiteraient calquer mécaniquement en d’autres endroits du monde,
particulièrement dans le Tiers monde? Lorsque dans les salons douillets
parisiens, on juge, tranche, condamne, sait-on au juste de quoi on parle
?
La crise des fusées ? Lorsque l’URSS dirigée par Nikita
Khrouchtchev décide en 1962 d’installer à Cuba des missiles afin,
officiellement, de dissuader les Etats-Unis d’agresser l’île, la «
patrie du socialisme » répond à une demande de Raul Castro mandaté par
Fidel. La direction soviétique fournit déjà à Cuba le pétrole que lui
refuse son proche voisin. Elle met deux fers au feu : dissuader les
Etats-Unis d’agresser Cuba, afficher un clair avertissement à Washington
sur l’air de « nous sommes désormais à proximité de vos côtes ». La
tension atteint un point tel qu’un grave conflit mondial est évité de
justesse. Les missiles soviétiques retirés, Fidel regrettera que le
représentant de l’URSS à l’ONU n’ait pas reconnu la réalité des faits. «
Il fallait dire la vérité », disait-il. Il fut bien obligé de se plier à
la décision finale de Moscou même si dans les rues de La Havane des
manifestants scandaient à l’adresse de Khrouchtchev : « Nikita, ce qui
se donne ne se reprend pas. »
Entre Moscou et La Havane, au-delà des rituels, les relations ont
toujours été conflictuelles. Pas seulement, pure anecdote, parce que des
« responsables » soviétiques ignorants faisaient livrer des
chasse-neige à la place des tracteurs attendus. Les Soviétiques voyaient
d’un mauvais œil le rôle croissant de Fidel dans le mouvement des non
alignés, l’implication cubaine aux côtés des mouvements révolutionnaires
latino-américains puis l’aide à l’Afrique. Ils ne supportaient pas la
farouche volonté d’indépendance et de souveraineté de La Havane et ont
été impliqués dans plusieurs tentatives dites « fractionnelles »
reposant sur des prétendus « communiste purs et durs », en fait
marionnettes de Moscou, pour tenter de déstabiliser Fidel. Une fois
l’URSS disparue, les nouveaux dirigeants russes ont pratiqué avec le
même cynisme abandonnant l’île, coupant du jour au lendemain les
livraisons de pétrole et déchirant les contrats commerciaux. Quel autre
pays aurait pu supporter la perte en quelques semaines de 85% de son
commerce extérieur et de 80% de ses capacités d’achat ? L’Espagne,
ancienne puissance coloniale, a laissé à Cuba un héritage culturel, les
Etats-Unis son influence historique et ses détonants goûts culinaires
comme le mélange de fromage et de confiture. Mais la Russie ? Rien, même
pas le nom d’un plat ou d’un cocktail.
L’exportation de la révolution ? Fidel n’a jamais utilisé le
mot « exportation ». Ernesto Che Guevara, non plus. Ils préféraient
évoquer la « solidarité » avec ceux qui se levaient contre les régimes
dictatoriaux, créatures des gouvernements nord-américains. Doit-on
reprocher ou remercier Fidel d’avoir accueilli les réfugiés fuyant les
dictatures du Chili et d’Argentine, de Haïti et de Bolivie, d’avoir
ouvert les écoles, les centres de santé aux enfants des parias de toute
l’Amérique latine et, plus tard, aux enfants contaminés de Tchernobyl ?
Doit-on lui reprocher ou le remercier d’avoir soutenu les insurrections
armées au Nicaragua, au Salvador et d’avoir sauvé, face à l’indifférence
des dirigeants soviétiques, l’Angola fraîchement indépendante encerclée
par les mercenaires blancs sud-africains fuyant, effrayés, la
puissance de feu et le courage des soldats cubains, noirs pour la
plupart ? Dans la mémoire de millions d’hommes et de femmes d’Amérique
latine et du Tiers monde, Fidel et le Che sont et resteront des héros
des temps modernes.
Les libertés ? Fidel, un tyran sanguinaire ? Il y eut d’abord
l’expulsion des curés espagnols qui priaient le dimanche à la gloire de
Franco. Complice de Batista, l’église catholique cubaine était et
demeure la plus faible d’Amérique latine alors que la « santeria »,
survivance des croyances, des divinités des esclaves africains sur
lesquels est venue se greffer la religion catholique, rassemble un grand
nombre de noirs cubains. Les relations avec l’Eglise catholique furent
complexes durant ces longues années jusqu’au séjour de Jean Paul II en
1998 annoncée trop rapidement comme l’extrême onction de la révolution.
Ce n’est pas à Cuba que des évêques et des prêtres ont été assassinés,
mais au Brésil, en Argentine, au Salvador, au Guatemala et au Mexique.
Il y eut la fuite de la grande bourgeoisie, des officiers, des
policiers qui formèrent, dès la première heure, l’ossature de la contre
révolution encadrée et financée par la CIA. Il y eut ensuite les
départs d’hommes et de femmes ne supportant pas les restrictions
matérielles. Il y eut l’insupportable marginalisation des homosexuels.
Il y eut les milliers de balseros qui croyaient pouvoir trouver à Miami
la terre de toutes les illusions. Il y eut la froide exécution du
général Ochoa étrangement tombé dans le trafic de drogue. Il y eut aussi
ceux qui refusaient la pensée unique, la censure édictée par la
Révolution comme « un acte de guerre en période de guerre », les
contrôles irritants, la surveillance policière. Qu’il est dur de vivre
le rationnement et les excès dits « révolutionnaires ». Excès? Je l’ai
vécu, lorsque correspondant de « l’Humanité » à La Havane, l’écrivain
Lisandro Otero, alors chef de la section chargée de la presse
internationale au Ministère des Affaires étrangères, monta une cabale de
pur jus stalinien pour tenter de me faire expulser du pays.
Ceux qui osent émettre une version différente d’un « goulag
tropical » seraient soit des « agents à la solde de La Havane », soit
victimes de cécité. Que la révolution ait commis des erreurs, des
stupidités, des crimes parfois n’est pas contestable. Mais comment, dans
une situation de tension extrême, écarter les dérives autoritaires?
A Cuba, la torture n’a jamais été utilisée, comme le reconnaît
Amnesty international. On tranchait les mains des poètes à Santiago du
Chili, pas à la Havane. Les prisonniers étaient largués en mer depuis
des hélicoptères en Argentine, pas à Cuba. Il n’y a jamais eu des
dizaines de milliers de détenus politiques dans l’île mais un nombre
trop important qui ont dû subir pour certains des violences
inadmissibles. Mais n’est-ce pas curieux que tous les prisonniers
sortant des geôles cubaines aient été libérés dans une bonne condition
physique ?
Voici un pays du Tiers monde où l’espérance de vie s’élève à 75
ans, où tous les enfants sont scolarisés et soignés gratuitement. Un
petit pays par la taille capable de produire des universitaires de
talent, des médecins et des chercheurs parmi les meilleurs au monde, des
sportifs raflant les médailles d’or, des artistes, des créateurs. Où,
dans cette région du monde, peut-on présenter un tel bilan ?
Fidel aura tout vécu. La prison, la guérilla, l’enthousiasme
révolutionnaire du début, la défense contre les agressions, l’aide
internationaliste, l’abandon de l’URSS, une situation économique
catastrophique lors de la « période spéciale », les effets de la
mondialisation favorisant l’explosion du système D. Il aura
(difficilement) accepté l’adaptation économique avec un tourisme de
masse entraînant la dollarisation des esprits parmi la population au
contact direct des visages pâles à la recherche de soleil, de mojito, de
filles où de garçons. Comment ne pas comprendre les jeunes cubains,
alléchés par l’écu ou le dollar, et regardant avec envie les visiteurs
aisés venus de l’étranger ? Il aura, enfin, très mal supporté le retour
de la prostitution même si dans n’importe quelle bourgade
latino-américaine on trouve plus de prostituées que dans la 5 eme
avenue de La Havane. Alors, demain quoi ?
Fidel mort, la révolution va-t-elle s’éteindre ? Il ne se passera
pas à Cuba ce qui s’est produit en Europe de l’Est car la soif
d’indépendance et de souveraineté n’est pas tarie. Les adversaires de la
révolution cubaine ne devraient pas prendre leurs désirs pour la
réalité. Il y a dans cette île des millions d’hommes et de femmes – y
compris de l’opposition – prêts à prendre les armes et à en découdre
pour défendre la patrie. Fidel avait prévenu en déclarant : « Nous ne
commettrons pas l’erreur de ne pas armer le peuple. » Le souvenir de la
colonisation, malgré le fil du temps, reste dans tous les esprits, les
progrès sociaux enregistrés, au-delà des difficultés de la vie
quotidienne, constituent désormais des acquis. Il y a plus. La
révolution a accouché d’une nouvelle génération d’hommes et de femmes
refusant le retour au passé, des cadres « moyens » de trente à quarante
ans très performants en province, des jeunes dirigeants nationaux aux
talents confirmés. Une nouvelle époque va s’ouvrir et elle disposera
d’atouts que Fidel n’avait pas. L’Amérique latine, ancienne arrière cour
des Etats-Unis, choisit des chemins progressistes de développement,
l’intégration régionale est en marche, le prestige de la révolution
cubaine demeure intacte auprès des peuples latino-américains. Cuba,
enfin, peut respirer.
Il n’y aura pas de rupture à Cuba. Il y aura évolution.
Obligatoire. Pour qu’elle puisse s’effectuer dans les meilleures
conditions, il faudra que les vieux commandants de la Révolution rangent
leurs treillis vert olive, prennent leur retraite et passent la main.
Les atlantes du futur, de plus en plus métissés, sont prêts. Ne sont-ils
pas les enfants de Fidel ?
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