Après
un nouveau report accordé aux experts médicaux, deux ans après la mort
d’Adama Traoré dans une gendarmerie, la famille crie au déni de justice
et appelle à une marche anniversaire, ce samedi, à Beaumont-sur-Oise
(Val-d’Oise).
Depuis
trois semaines, Assa Traoré court les quartiers. Grigny,
Ivry-sur-Seine, Sarcelles, Clichy-sous-Bois… Une tournée auprès des
habitants pour mobiliser contre les violences policières et dénoncer une
justice à deux vitesses. Il y a deux ans, le 19 juillet 2016, son frère
Adama Traoré mourrait par asphyxie à la gendarmerie de Persan
(Val-d’Oise), après une interpellation. Pendant quelques heures, les
gradés tairont son décès. Et le quartier Boyenval prendra feu, rappelant
à tous les émeutes de 2005 après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré à
Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis).
Deux ans plus tard, la justice est au point mort. Mais
Bagui, Yacouba, Youssouf, Serene et Samba, cinq des frères d’Adama, ont
été condamnés pour bagarre, trafic ou outrage. Sans traîner. « Un
acharnement judiciaire » dénoncé par le comité Justice pour Adama. « On
se bat contre les institutions les plus puissantes qui sont l’État et la
justice. Ils ont déclaré la guerre à la famille Traoré et ils ont fait
de nous des soldats malgré nous. Pour casser le combat, pour qu’on
puisse arrêter, on a mis mes frères en prison et on leur a donné les
peines maximales », accuse sans relâche leur sœur, Assa Traoré.
Du côté des uniformes, le temps ne s’est pas écoulé avec
la même rapidité. Deux ans après le drame, les gendarmes présents lors
de la mort d’Adama n’ont pas encore été auditionnés par la justice.
Malgré la révélation par la presse de rapports divergents entre pompiers
et gendarmes sur la position de la victime au moment de sa mort. Malgré
la contre-expertise médicale ne faisant plus le lien entre une anomalie
cardiaque décelée et sa mort après compression thoracique. Malgré la
mutation du procureur de la République de Pontoise, mais aussi le
dépaysement de l’affaire à Paris, obtenu par Me Yassine Bouzrou, avocat
de la famille Traoré.
Qu’attend donc aujourd’hui la juge d’instruction pour
entendre enfin les gendarmes ? Une dernière synthèse des expertises
médicales. Une attente intenable pour la famille, dans une affaire qui
piétine depuis deux ans. Or, cette semaine, la justice vient de tousser à
nouveau. Quelques jours avant la date anniversaire de la mort du jeune
Traoré, qui aurait 26 ans aujourd’hui, cette fameuse conclusion vient
encore d’être repoussée. « La juge bloque l’affaire », s’indigne Assa
Traoré, qui défend inlassablement la mémoire de son frère. Commandée en
janvier 2018, la synthèse devait être réalisée avant le 15 mai. Une
première prorogation avait été acceptée et devait prendre fin à la
mi-juillet, juste quelques jours avant la marche anniversaire réclamant
« Justice et vérité pour Adama », à Beaumont-sur-Oise, qui se tiendra ce
samedi 21 juillet. Mais une source proche de l’enquête nous informait
mercredi qu’un nouveau délai avait été autorisé par les magistrats
instructeurs, jusqu’au 30 septembre 2018. Une procédure très longue,
hors norme. « C’est déplorable, honteux. Les gendarmes sont encore en
liberté, s’offusque Assa Traoré. Ils n’ont toujours pas été entendus par
la juge, ni mis en examen. Judiciairement, il ne se passe toujours
rien. Dans l’affaire de mon frère, on connaît la vérité, il y a des
expertises qui sont sorties. Nous en sommes à la troisième. Vous
imaginez trois gendarmes, 240 kilos, sur le corps d’un seul homme ? »
Assa Traoré dans les facs occupées et aux côtés des postiers
Si la conclusion attendue des experts conditionnait
l’audition nécessaire des gendarmes, elle devait également entraîner une
reconstitution enfin acquise par la famille de la victime, constituée
partie civile dans l’affaire. Magistrats et experts ont préféré prendre
leur temps. Une décision périlleuse dans le contexte actuel, où
violences policières et bavures réapparaissent à la une des journaux. Le
3 juillet dernier, un policier, à Nantes, tuait Aboubakar Fofana, 22
ans, d’une balle dans la gorge. Après avoir évoqué la légitime défense,
le CRS mis en examen a parlé de « tir accidentel ». Une enquête a été
ouverte… mais à la suite de plusieurs jours d’émeutes. Une semaine plus
tôt, l’IGPN publiait pour la première fois, contrairement à de nombreux
pays aux statistiques plus transparentes, le nombre de personnes
blessées ou tuées par la police nationale, soit 14 morts et une centaine
de blessés entre le 1er juillet 2017 et le 31 mai 2018. L’IGPN remarque
aussi cette année une hausse de 54 % de l’usage d’armes à feu par les
policiers. Or, depuis février 2017, une loi a élargi le périmètre
autorisant un agent à tirer dans le cadre de la légitime défense. La
police des polices refuse d’y voir une relation de cause à effet.
De son côté, depuis un an, le comité Justice pour Adama
agit sur le terrain, franchit le périphérique pour alerter et rassembler
autour de son combat. On pouvait rencontrer Assa Traoré sur les bancs
de Tolbiac ou de Saint-Denis pendant l’occupation des universités,
l’écouter dans les manifestations contre la loi travail avec le front
social, en soutien aux postiers en lutte, dans la marche des fiertés,
« braquer » le cortège de tête lors de la marée populaire anti-Macron ou
encore plus récemment aux côtés de la féministe américaine Angela
Davis. « Le combat Adama, c’est un combat rassembleur, qui doit être
porté par toute la France, par toutes les classes sociales, explique
Assa Traoré. Qu’importe d’où tu viens. Dans les quartiers populaires,
cela fait longtemps qu’on tue. Quand elle atteint aussi vos classes
sociales, ne soyez pas spectateurs de ce qui nous arrive. »
« Le comportement policier n’a pas changé en trente ans »
Aux militants associatifs ou syndicaux victimes de
violences policières qui évoquent la convergence des luttes, Assa Traoré
dit préférer le mot « alliance ». Chacun peut ainsi sauvegarder
l’identité de son combat et rester son « propre porte-parole », tout en
partageant une cause commune contre l’État répressif : « Nous venons
dans vos luttes, déplacez-vous et venez nous rejoindre dans nos
luttes. » Et le message porte ses fruits. La Fondation Copernic, FI, le
PCF, le NPA, Génération.s, la Fête à Macron appellent à franchir le
périph pour rejoindre la marche pour Adama, ce samedi. Des personnalités
comme l’écrivain Édouard Louis ou le philosophe Geoffroy de Lagasnerie
veulent aussi accompagner « ce mouvement très important, qui aujourd’hui
redéfinit la gauche, redéfinit le présent, et redéfinit la politique ».
« Ce qui a changé, c’est que ce mouvement des quartiers
est plus proche aujourd’hui des partis politiques, analyse Yazid Kherfi,
consultant en prévention urbaine. S’il y a plus de personnes
concernées, on peut faire bouger les choses. Mais le problème reste le
comportement policier qui, lui, n’a pas changé en trente ans. On remet
en cause toutes les institutions, sauf la police ! Créer la police de
sécurité du quotidien ne changera rien si la formation initiale ne bouge
pas. On a tous besoin de la police, mais d’une police sans préjugés,
qui respecte la loi, son code déontologique, et qui est sanctionnée.
C’est une histoire de justice. » Mais ce combat collectif et fédérateur
est bien issu des quartiers. Après le ramadan, Assa Traoré a sillonné la
banlieue pour raconter et toujours mobiliser. « On rentrait comme ça
dans les quartiers, parfois on connaissait des habitants, on tournait.
On voit qu’ils suivent, qu’ils connaissent l’affaire Adama. Samedi, ce
ne sera pas la marche d’Adama Traoré, mais de tous les Adama Traoré,
tous ces jeunes hommes tués par ce système-là, par ces gendarmes-là,
comme si ils étaient nuisibles, et qu’il fallait les faire disparaître.
Si aujourd’hui on doit faire lever tous les quartiers de France pour
cette marche, il s’agit aussi de leur donner de la visibilité. Ils
existent, respirent, ont un cœur. Ce sont des personnes à part entière
qui veulent participer au changement de ce monde, renverser un système
injuste pour participer à la construction de cette France-là. » Une
France qui demandera des comptes et la justice pour Adama, ce 21
juillet, à 14 heures, en marchant à Beaumont-sur-Oise.
La sœur d’Adama, Assa Traoré, interpelle le président de la république
Dans cette lettre ouverte à Emmanuel Macron, publiée dans l’Obs ce 18 juillet, Assa Traoré s’exclame : « Je
ne demande rien, monsieur le président, madame la garde des Sceaux, que
ce dont vous êtes les garants. La justice. Le droit de savoir ce qui
est arrivé à mon frère. Le droit de comprendre ce qui a conduit à sa
mort. » Elle insiste également sur le fait que « ces questions
ne sont pas seulement celles d’une famille qui considère que la vérité
est une issue au deuil. Ce sont aussi les vôtres, celle de tout un pays
qui doit comprendre comment il est possible de mourir à 24 ans dans une
gendarmerie en France, au XXIe siècle, pour rien. Les principes
fondamentaux dont vous êtes les garants vous obligent. La vie d’Adama
Traoré, citoyen français, ne valait pas moins qu’une autre. Sa mort
mérite des réponses ».
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