Par Roland Gori
De nos jours, le premier service que l’industrie apporte au
client est de tout schématiser pour lui. À partir de ce moment-là une
nouvelle colonisation des esprits, par l’extension du langage de la
technique et de l’économie à l’humain menace son humanité même.
L'humain se transforme en « capital » que l’on doit exploiter comme
« ressources », et auquel on apprend à « gérer » ses émotions, son
deuil, ses « habiletés sociales », ses « compétences cognitives », au
prétexte d’accroître ses « performances » et sa « compétitivité ». La
vie devient un champ de courses avec ses « handicaps », ses départs, ses
« deuxièmes chances » et son arrivée. Si la vie devient un champ de
course, alors à la manière d’Aragon on peut dire que « vivre n’est plus
qu’un stratagème », que « l’avenir ne sera plus qu’un recommencement »
et que l’homme tombe malade, malade de la logique et de la raison
instrumentale, fonctionnelle. Le divertissement lui-même prolonge le
travail, reproduit sa fragmentation, son automatisation, son aliénation,
dans les dispositifs de la marchandise et du spectacle. C’est ce
profond désarroi, subjectif autant que social, qui fabrique aujourd’hui
un nouveau malaise de la civilisation, pétri de peurs, de désespoirs et
d’ennui, qu’annonçait déjà Aragon lorsqu’il écrivait dans Le Cahier
noir : « voici précisément venir le temps de la grande résignation
humaine. Le travail-dieu trouve à son insu des prêtres. La paresse est
punie de mort. À l’orient mystique, on institue le culte des machines.
Les madones d’aujourd’hui sont des motobatteuses. À l’horizon, dans les
panaches laborieux des cités ouvrières, le miracle nimbé s’en va en
fumée. Personne ne laissera plus à personne une chance unique de salut.
Elle sonne, l’heure du grand contrôle universel. […] Je vois grandir
autour de moi des enfants qui me méprisent. Ils connaissent déjà le prix
d’une automobile. Ils ne jouent jamais aux voleurs. »
C’est cette « noyade sans exaltation », comme il la nomme, qui fait
aujourd’hui de l’homme un « capital humain, voilà le grand dogme qui
somnole au fond de toutes ces cervelles. On ne s’en rend pas compte,
mais cela revient à cela. » Ces lignes écrites au cours des années 1920
n’ont pas pris une ride. Il suffit de changer le mot « motobatteuse »
par « algorithme », « automobile » par « I-Pad » et tout y est. Les
universitaires n’ont plus d’autre choix que d’être comme l’exigeait
Madame Pécresse des « produisants » Nous sommes bien ici dans cette
société de la marchandise et du spectacle analysée par Guy Debord
écrivant : « là où le monde réel se change en simples images, les
simples images deviennent des êtres réels, et les motivations
efficientes d’un comportement hypnotique ». Dans cette civilisation des
mœurs « le vrai est un moment du faux. » Dans cette mythologie de la
raison instrumentale, Aragon dévoile ce qu’il nomme « un tragique
moderne », c’est-à-dire « une espèce de grand volant qui tourne et qui
n’est pas dirigé par la main. » Et si le volant n’est pas dirigé par la
main, c’est, et je cite encore l’Aragon du Paysan de Paris, parce que :
« L’homme a délégué son activité aux machines. Il s’est départi pour
elles de la faculté de penser. » Dans une telle société de l’ennui et de
la résignation, on est tous prisonniers, prisonniers de l’argent qu’on a
ou de celui qui manque, et la totalité de la vie sociale et intime se
trouve occupée, confisquée, par le spectre de la finance. À la misère
matérielle du peuple à laquelle Aragon fut toujours sensible, s’ajoute
la misère affective de la bourgeoisie.
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