Par Roger Martelli
Les publications ont été légion pour évoquer la grande
figure de Jaurès. Il manquait toutefois une étude de sa pensée. C’est chose
faite : les éditions du Seuil publient un ouvrage important de l’historien
Jean-Paul Scot, sur Jaurès et le réformisme révolutionnaire.
Pourquoi avoir attendu si longtemps, pour disposer d’une
synthèse solide sur l’arrière-plan intellectuel et stratégique de celui qui fut
la grande figure du socialisme français d’avant 1914 ? Peut-être parce que son
œuvre est foisonnante, dispersée dans une multitude de discours et d’articles
publiés aux quatre coins de l’Hexagone. Sans doute aussi parce que Jaurès est
un personnage atypique.
Jaurès et la complexité
Dans la galaxie du socialisme international du début du XXe
siècle, Jaurès n’appartient pas à la gauche, ni celle du "pape" » de
l’Internationale ouvrière, l’Allemand Karl Kautsky ni, a fortiori, celle plus
radicale des "trois L" (Vladimir Lénine, Karl Liebknecht, Rosa
Luxemburg). Au tout début du siècle, quand le socialiste Alexandre Millerand
entre dans le gouvernement Waldeck-Rousseau, Jaurès est du côté des
"ministérialistes", quand toute la gauche socialiste européenne
vitupère la "trahison de classe". Et pourtant, cet homme étonnant,
venu tout droit du républicanisme modéré, gagné peu à peu au socialisme, au
départ minoritaire parmi les siens, va devenir la figure marquante du
socialisme réunifié d’après 1905. Il va rallier une partie des partisans de Jules
Guesde, se rapprocher des héritiers d’Auguste Blanqui, passer alliance avec
l’ancien communard Édouard Vaillant et dialoguer avec les "syndicalistes
révolutionnaires" de la CGT, pétris d’anarchisme.
Or la France est l’un des rares cas, en Europe, où la masse
des adhérents socialistes choisit après-guerre de se rallier au modèle
révolutionnaire russe des bolcheviks. Le "parti de Jaurès" d’avant
1914 a basculé du côté du "parti de Lénine". Les opposants de
l’adhésion à l’Internationale communiste, l’avocat Léon Blum en tête, ont beau
invoquer les mânes de Jaurès, l’esprit socialiste français d’alors préfère se
tourner vers Moscou. Or les dirigeants bolcheviques ne prisent guère Jaurès.
Trotsky le respecte mais s’en méfie, Lénine déteste sa rhétorique et le classe
du côté des opportunistes. Bref, pour ceux qui choisissent Moscou contre
Londres, il n’est pas bien vu de se réclamer de celui qui a incarné si longtemps
un socialisme parlementaire.
Les plus à l’aise avec Jaurès sont les anciens minoritaires
du Congrès de Tours, en décembre 1920. Mais ils vont faire du grand homme le
symbole de l’antibolchevisme : Jaurès, c’est l’antithèse de Lénine, celui qui
répugne au modèle insurrectionnel et préfère les vertus pacifiques du suffrage
universel. Voilà donc, par la force des choses, Jaurès tiré du côté de la
"réforme" et non de la "révolution". Sans doute les
communistes ont-ils par la suite, notamment après 1934, revalorisé à la hausse
la référence au député de Carmaux. Mais ils insistent alors sur le pacifiste,
sur le défenseur des ouvriers, ou sur l’historien de la Révolution française,
davantage qu’ils ne mettent en avant sa pensée politique profonde.
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