Le
CETA qui prend effet ce jeudi 21 septembre amène dans ses bagages un
tribunal arbitral qui va imposer la loi des lobbies d'affaires à notre
droit. C'est ce que nous avait expliqué la juriste Mathilde Dupré dans
un entretien... toujours d'actualité.
- L’accord économique et commercial global (AECG) UE/Canada prévoit une clause instituant un tribunal arbitral permanent. Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs de quoi il s’agit ?
Mathilde Dupré : « L'AECG, plus connu sous l'acronyme anglais de CETA est un accord de commerce et d'investissement. Il crée ainsi de nouveaux droits et privilèges pour les investisseurs canadiens et prévoit notamment d'instaurer une juridiction d'exception devant laquelle ces derniers pourront contester des mesures nationales et/ou européennes qu’ils jugeraient incompatibles avec les clauses de protection des investissements.
Ce type de tribunal d'arbitrage existe déjà dans le cadre de nombreux traités internationaux et il a permis à des investisseurs d'attaquer des régulations sociales, environnementales ou sanitaires. C'est par exemple par ce biais que l'entreprise Transcanada a poursuivi les États-Unis suite à l'abandon du projet d'oléoduc Keystone XL pour 15 milliards de dollars. Selon les Nations Unies, 770 plaintes ont été recensées et près de 60% des cas connus ont conduit à une compensation par l’État attaqué, et donc par le contribuable.
Avec le CETA, nous nous apprêtons à ouvrir ce dispositif à tous les investisseurs canadiens en Europe mais aussi des investisseurs d'autres pays qui sont basés au Canada. Par exemple 80 % des multinationales étasuniennes actives en Europe disposent de filiales au Canada et pourraient donc s'organiser pour pouvoir bénéficier de ces nouveaux droits.
En réponse à la contestation croissante à l'égard de ce mécanisme, l'Union européenne a prétendu avoir procédé à sa réforme, en instituant un tribunal permanent. Si quelques améliorations ont été apportées en matière de procédure et de transparence, cette pseudo réforme n'a pas modifié les règles du jeu ni comblé les failles de ce dispositif. »
- Cela signifie-t-il que le droit et la législation européennes et donc de la France, votés par les élus du peuple (Assemblée Nationale et Sénat) ne font plus la loi face à ce tribunal ?
« La mise en place d'un tel mécanisme est lourde de conséquences. En théorie il ne permet pas aux investisseurs de demander aux États de retirer les lois adoptées mais dans la pratique, les compensations financières en jeu sont tellement astronomiques qu'on observe un véritable effet dissuasif sur les élus et les gouvernements.
Pour prendre des exemples, cela signifie qu'il deviendra à l'avenir quasiment impossible ou très risqué de légiférer en Europe pour interdire le glyphosate, renforcer les règles contre les perturbateurs endocriniens, dénoncer le traitement de faveur de la part de certains paradis fiscaux européens à l'égard de grandes multinationales ou bannir le pétrole issu des sables bitumineux. »
- Comment ça va se passer, exemples à l’appui, en cas de différends entre l’état français et un investisseur étranger ?
« Les investisseurs canadiens ou même étrangers qui se verront accorder ces nouveaux droits pourront menacer directement la France de poursuites quand des projets de mesures vont à l'encontre de leurs intérêts. Et si le gouvernement ou même des collectivités locales décident malgré tout de mettre en œuvre ces mesures, une plainte sera déposée contre l’État français pour exiger des compensations.
Ce système est tellement lucratif pour les investisseurs qu'il existe désormais des fonds privés qui se sont spécialisés dans le financement de ces poursuites et se rémunèrent sur un pourcentage de l'argent public obtenu. »
- Et si l’investisseur étranger ne se conforme pas au droit national notamment en matière d’environnement, de droit du travail, du principe de précaution ?
On désigne ce système par un terme technique et en apparence neutre : le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États. Mais en réalité, seuls les investisseurs peuvent porter plainte contre les États. Ces derniers, dans le meilleur des cas ne perdent pas mais ils ne gagnent jamais. Et l'inverse n'est absolument pas possible. Or c'est bien cette asymétrie totale qui est insupportable.
Les droits des investisseurs sont inscrits dans le marbre de ces traités et ils peuvent être défendus dans des juridictions supra nationales d'exception sur la base de règles qui leur sont très favorables. En revanche, leurs obligations restent très limitées, ne dépassent pas les frontières des États.
Quant aux victimes des catastrophes humaines ou environnementales que peuvent provoquer parfois leurs activités aux quatre coins du globe, elles n'ont pas accès à la justice ou très difficilement. »
- Quid du droit du travail des salariés tant nationaux que de ces investisseurs ?
Dans ce domaine, tous les efforts internationaux pour renforcer les règles en matière de respect du droit social, de l'environnement ou des droits humains peinent à se concrétiser.
Il y a par exemple des négociations en cours au niveau des Nations Unies pour élaborer un traité contraignant sur les entreprises multinationales et les droits humains mais l'Union européenne et la France rechignent à y participer.
Cela illustre bien la situation de deux poids deux mesures dans laquelle nous sommes. Pour les victimes de violation des droits humains, on voudrait nous convaincre de devoir épuiser toutes les voies de recours locales avant de pouvoir remonter vers la justice du pays de la société mère ou donneuse d'ordre ou vers des instances internationales. Pour les investisseurs, il apparaît impensable de leur demander d'aller devant les tribunaux nationaux ou il faudrait au moins qu'ils aient le choix entre les tribunaux nationaux et une juridiction taillée sur mesure pour eux. »
- En clair il s’agit d’un système visant à protéger les investisseurs étrangers autrement dit le commerce ou le libre-échange ?
« Cent sept députés ont déposé un recours au Conseil constitutionnel contre le CETA notamment au motif qu'il ne respecte pas le principe d'égalité devant la loi. En effet, les investisseurs canadiens en Europe et les investisseurs européens au Canada se verraient accorder des privilèges au détriment des investisseurs nationaux.
NDLR : le 31 juillet le Conseil constitutionnel a jugé le CETA compatible Lire sa décision Cependant, pour Mathilde Dupré la-decision-du-conseil-constitutionnel-ne-clot-pas-le-debatEn résumé, de tels dispositifs bénéficient en priorité aux plus grandes entreprises multinationales au détriment des entreprises de plus petite taille. Près de 65 % des PME en France estiment sans surprise que ce mécanisme favorisera les entreprises étrangères et pourrait limiter la capacité du gouvernement.
Par ailleurs, des juristes de plusieurs pays s'accordent à dire que le CETA pourrait affecter aussi l'intégrité de nos démocraties, de nos systèmes judiciaires et les conditions de délibération et d'élaboration des lois.
Enfin il fait peser une menace importante sur le principe de précaution tel que définit dans l'UE et en France et sur lequel reposent de nombreuses règles de protection des citoyens. »
- Selon vous l’arbitrage apparaît comme un outil d’application du droit adapté au monde du commerce et plus rapide qu’une procédure juridictionnelle ?
« Il n'existe aucune étude économique qui atteste d'un lien quelconque entre l'inclusion d'un tel mécanisme d'arbitrage dans les traités et le niveau des investissements.
Par ailleurs, il n'y a aucune raison valable d'étendre ce système qui avait été pensé au départ dans le cadre d'accords avec des pays dont la justice pouvait être défaillante à tous les accords en préparation. Et le recul dont nous disposons aujourd'hui, avec l'explosion du nombre de plaintes qui a atteint près de 770 cas fin 2016 devrait nous inviter à bannir ce mécanisme.
Plusieurs pays, comme l'Afrique du Sud ont annoncé leur volonté de renégocier leurs accords en ce sens.
Certains pays comme le Brésil ont même toujours refusé d'y avoir recours. Pourquoi voudrions nous au contraire en Europe étendre ces droits à un nombre toujours croissant d'investisseurs ?"
- Quel impact cela peut avoir sur l’économie, l’environnement, la qualité alimentaire, le droit des citoyens en France comme tout pays membre de l’UE ?
"Il est tout à fait possible de négocier des accords de commerce et même d'investissement sans ce dispositif. Si la France ratifie le CETA, elle s'expose à de nouvelles poursuites de la part des multinationales canadiennes ou étasuniennes qui sont respectivement les premières et les cinquièmes utilisatrices de ces tribunaux d'arbitrage.
Et sur la base de la jurisprudence existante, on peut raisonnablement envisager qu'une grande partie des mesures nécessaires pour lutter efficacement contre le changement climatique, conformément à nos engagements dans l'Accord de Paris, pourraient faire l'objet d'attaques de leur part.
Sur l'alimentation, nous avions déjà été attaqués par le Canada dans le cadre de l'organisation mondiale du commerce sur nos règles en matière d'OGM ou d'hormones.
Les industriels canadiens auront désormais de nouveaux outils supplémentaires pour multiplier ce type de procédures qui pourraient conduire à l'affaiblissement de nos normes. D'autant qu'il faut savoir que rien que pendant les négociations du CETA, l'UE a cédé plusieurs fois sous la pression des lobbies canadiens, en guise de gage de bonne volonté notamment sur le projet de Directive sur la qualité des carburants ou sur l'importation de bœuf trempé dans l'acide lactique. »
- Votre conclusion ?
« Le Canada a été l'un des pays riches les plus attaqués via l'arbitrage, dans le cadre de l'accord de libre échange nord américain.
Les organisations de la société civile ont été aux premières loges pour observer les effets réels de telles attaques et elles nous ont fortement mis en garde contre l'inclusion de ce dispositif dans le CETA.
Les économies nord américaines sont de ce point de vue tellement intégrées que le CETA ouvre des droits nouveaux presque à l'ensemble des plus grandes entreprises du continent.
On nous a souvent reproché d'être trop pessimistes mais je ne suis pas certaine que nous ayons véritablement pris la mesure des répercussions possibles. En tout cas, au regard des très faibles et surtout incertaines retombées économiques annoncées, il est complètement déraisonnable de signer un accord qui comporte de tels risques. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire