La
direction du groupe Carrefour, premier employeur privé de France, doit
annoncer un vaste plan de restructuration le 23 janvier. Alexandre
Bompard a été propulsé à la tête de l'enseigne l'été dernier, avec pour
principal objectif de faire remonter le cours de Bourse. En attendant,
des informations parcellaires sont distillées en interne, mettant les
100 000 salariés sur les dents. La CGT estime que 5 000 postes
pourraient être supprimés...
L'opération
déminage a tourné court. La direction de Carrefour comptait annoncer à
ses salariés un plan de restructuration en décembre, mais elle a préféré
différer ses annonces à fin janvier. De peur de plomber l'image du
groupe à la veille de Noël ? Ou de gâcher les fêtes de ses salariés ?
Dans les deux cas, l'objectif est raté. La presse économique bruisse de
rumeurs au sujet d'une purge éventuelle et se perd en spéculations sur
le nombre de postes supprimés. Quant aux salariés, ils ont eu du mal à
digérer leur dinde aux marrons, malgré le report de l'annonce. « La
direction nous a pourri les vacances, peste Saliha, caissière à la
stationservice du Carrefour de Thiers (Puy-de-Dôme) depuis dix-sept ans.
Nos dirigeants jouent avec nos nerfs, en distillant les informations au
compte-gouttes. Les comités d'entreprise ont informé les gens dès
novembre du projet d'automatiser toutes les stationsservice du groupe,
mais sans donner plus de détails. En gros, on sait qu'on va perdre notre
poste, mais on ne sait pas quand, ni ce qu'on va devenir. »
« VRAIMENT OMNICANAL »
Alexandre Bompard, fringant énarque au carnet d'adresses épais
comme le Bottin mondain, est arrivé aux commandes du groupe en juillet,
avec une mission simple : faire grimper d'urgence le cours de Bourse. Il
doit donc annoncer un plan de transformation radicale dans les semaines
à venir. En attendant le grand jour, il se cantonne à des généralités,
formulées dans la novlangue managériale de rigueur. Carrefour doit donc
devenir « vraiment omnicanal » (c'està-dire se développer sur Internet),
« réformer et adapter » ses hypermarchés, sans oublier de « simplifier
son organisation pour gagner en agilité ». Amateurs de clarté, passez
votre chemin... Dans les couloirs, les rumeurs les plus folles
circulent. « Il y a une sorte de psychose qui s'installe, s'alarme
Sylvain Macé, représentant CFDT. Les gens sont extrêmement tendus. On
s'attend à des suppressions de postes, sans avoir les moyens de les
évaluer. La direction ne joue pas la transparence. »
Passer en locations-gérances ? 1900 euros en moins par an pour un salarié, soit plus d'un mois de salaire.
À partir des maigres éléments fournis par la direction et
d'informations glanées en interne, la CGT a tenté d'estimer la casse
sociale à venir. 5 000 postes pourraient partir en fumée, par différents
biais : passage en location-gérance de magasins jugés insuffisamment
rentables ; automatisation des stations essence ; réductions d'effectifs
dans les services administratifs ; ou encore abandon de certains rayons
considérés comme non prioritaires. Interrogée par l'« HD », la
direction n'a pas voulu commenter les chiffres avancés par la CGT. Les
autres syndicats du groupe craignent aussi une réduction de la voilure,
mais se refusent à la chiffrer.
En attendant, 100 000 salariés se demandent à quelle sauce ils vont
être mangés. Plusieurs mesures sont dans les tuyaux, comme
l'automatisation des quelque 180 stations-service des hypermarchés. La
pilule risque d'être d'autant plus amère que cette population est
fragilisée : en général, ce sont des salariés esquintés par le travail,
qui bossaient auparavant dans les rayons avant d'être recasés là à la
suite d'une maladie professionnelle.
Saliha peut en témoigner. Avant d'atterrir à la station-service de
Thiers, elle travaillait dans un rayon crémerie du groupe. Son dos n'a
pas résisté : « Je faisais lumbago sur lumbago, à force de porter des
caisses de fromage et de tirer des palettes de marchandise, le tout dans
le froid et à des cadences intenables. Mon médecin m'a prévenue :
"Changez de poste, ou vous finissez avec une hernie discale." Ça n'a pas
loupé, malgré le changement de poste. J'ai été arrêtée huit mois, j'ai
souffert le martyre. Et on a fini par m'envoyer dans une station-service
du groupe. Ça m'allait bien... Jusqu'à aujourd'hui. »
« On flippe. Retrouver du travail, c'est coton. J'ai un bac de secrétaire. Je n'ai jamais trouvé d'emploi. » VALÉRIE
Saliha se demande ce que la direction va lui proposer si son poste
saute : « Dans les stations, vous ne trouverez pratiquement que des gens
avec des restrictions médicales, qui ne peuvent pas soulever de charges
trop lourdes, ou rester debout longtemps... Où est-ce qu'on va les
envoyer ? » Les inquiétudes sont les mêmes d'un bout à l'autre de
l'Hexagone, quel que soit le type de magasin. Caissière en hyper dans la
banlieue de Mulhouse, Valérie prend l'air avec ses collègues, avant de
retourner travailler. « On flippe, résume-t-elle simplement. On flippe
pour nos places. Retrouver du travail dans le contexte actuel, c'est
coton. J'ai un bac professionnel secrétariat, mais je n'ai jamais pu
trouver un poste dans ma branche. » Valérie redoute d'être obligée de
changer de service en cas de restructuration : « J'adore le contact avec
les clients, c'est pour ça que je veux rester à la caisse. Aller
travailler dans les rayons, cela signifie se lever à 4 heures du matin
et parler à trois personnes dans toute la journée. Ce n'est pas mon
truc... »
60 % PRÊTS À DÉBRAYER
Parmi les réjouissances à venir, la direction a déjà annoncé en CCE
(comité central d'entreprise) son intention de passer au moins cinq
hypermarchés en location-gérance. Dans ce type d'opération, la gestion
du magasin est confiée à un repreneur, le locataire-gérant, qui exploite
le magasin contre le paiement d'une redevance. Pour le groupe, c'est
tout bénef, puisqu'il externalise les pertes éventuelles tout en
préservant son volume de ventes (et donc ses capacités de négociation
avec les fournisseurs). Pour les salariés, en revanche, c'est la purge :
les repreneurs ne sont pas tenus d'appliquer les accords collectifs de
Carrefour, mais seulement les minima de branches du secteur, bien moins
avantageux.
Dans un document interne, la direction a chiffré elle-même la
baisse de rémunération moyenne pour un salarié. Dans sa simulation, de
nombreux avantages passent à la trappe intéressement,
TicketsRestaurant, etc. À l'arrivée, le manque à gagner représente 1 900
euros par an, soit plus d'un mois de salaire ! Parmi les magasins dans
le collimateur du groupe, celui de Montluçon (Allier) se trouve aux
premières loges. Aussitôt connue la décision du groupe, les salariés du
site ont débrayé, à la veille de Noël. « Carrefour a déjà prospecté les
candidats à la reprise, explique Didier Blondet, délégué CGT du magasin.
Ce n'est pas l'exemple des Carrefour Market franchisés qui va nous
rassurer ! Là-bas, ils perdent tous leurs avantages : primes vacances,
jou r s de rep os s upplémentaires... » Il n'est pas évident que le
basculement en location-gérance passe comme une lettre à la poste. « Les
salariés sont très en colère, reprend Didier. En décembre, nous avons
fait un sondage parmi les équipes : 60 % voulaient débrayer. »
DU CÔTÉ DES CADRES
Colère pour les uns, fatalisme pour les autres. Les cadres du
groupe aussi sont concernés par le plan de restructuration à venir.
Certains anticipent déjà le plan de départs volontaires qui pourra leur
permettre de quitter l'entreprise dans de bonnes conditions : « Dans
l'encadrement, il y a toujours des candidats au départ, résume ce cadre
du groupe. Ce n'est pas le travail qui manque chez les concurrents... Et
puis avec "Carrefour" sur votre CV, ce n'est pas trop difficile pour un
cadre de retrouver du boulot ailleurs. »
Thierry Troin, cadre et représentant CFDT, ne partage pas tout à
fait la même analyse. Chez lui, c'est davantage l'amertume de l'« ancien
» qui domine : « Je suis entré à Carrefour en 1989 comme employé, à
l'époque où le groupe n'avait que 60 magasins en France et 20 en
Espagne. Il y avait une vraie politique de redistribution des bénéfices.
Depuis, Carrefour est devenu une multinationale focalisée sur sa
logique financière, qui pense moins à innover qu'à donner de l'argent à
ses actionnaires. » Alexandre Bompard, tout nouveau PDG, n'a pas été
nommé à la tête du groupe pour faire autre chose...
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