Mai
68 est un de ces moments qui provoquent de vives tensions sur son «
héritage », en fait largement amputé et déformé. À l’aube du 50e
anniversaire et de son programme commémoratif, et face aux lieux communs
et aux instrumentalisations, l’historienne Ludivine Bantigny, maîtresse
de conférences à l’université de Rouen Normandie, publie « 1968. De
grands soirs en petits matins » (Seuil). Renouant avec une lecture
sociale et politique, elle y saisit l’événement à tous ses niveaux,
puisant à ses sources pour en restituer la vie, dans toutes ses
dimensions.
HD.
À l’aube du 50e anniversaire de Mai 68, qu’avez-vous souhaité apporter,
en tant qu’historienne, avec votre nouvel ouvrage, « 1968. De grands
soirs en petits matins » ?
HD. « 1968 est une marqueterie », écrivez-vous, « partout
quelque chose arrive » et « nulle part on ne rencontrera d’indifférent à
l’événement ». D’où votre recherche de tous les points de vue à partir
de la notion de protagonisme : que recouvre-t-elle ?
Ludivine Bantigny. Elle a été forgée par un
historien italien spécialiste de la Révolution française, Haim Burstin,
au sens d’« expérience personnelle de l’histoire en acte » : son
approche anthropologique montre que tout un chacun et chacune, les
individus ordinaires, deviennent protagonistes lorsque leur quotidien
rencontre l’événement et provoque leur engagement, sans forcément avoir
le « bagage » présumé nécessaire pour l’action politique. L’événement
crée de la capacité à agir, à se sentir légitime pour définir des
revendications et des projets. L’analyser invite à proposer une histoire
compréhensive, qui entend saisir chez l’ensemble des protagonistes les
motivations, les ressorts de l’action et les répertoires mobilisés –
ici, les manifestants et les grévistes, mais aussi les forces de
l’ordre, le pouvoir et les divers opposants à la contestation…
« D’emblée, le brassage social est un fait ; il se rapporte aussi au projet d’une société sans clivages. »
HD. Du côté des acteurs, des participants au mouvement, qu’en est-il de leur composition sociale ?
Ludivine Bantigny. Une certaine histoire a ancré
l’idée, devenue un cliché, d’un événement qui se serait déroulé en trois
étapes : d’abord les étudiants, ensuite le monde salarié, puis le
pouvoir qui reprend la main. Alors qu’à partir des archives et avec
l’apport d’une historiographie renouvelée, notamment en histoire
sociale, on voit que bien avant le début de l’événement entendu au sens
strict – le 22 mars 1968, le 3 mai, la « nuit des barricades » au soir
du 10 mai –, des brassages sociaux ont lieu. Dès 1967, de fortes
mobilisations créent des rencontres entre univers sociaux à travers des
actes de solidarité entre ouvriers, paysans, étudiants. Dès le 3 mai
1968, les archives issues des interpellations et des arrestations
attestent d’une gamme très étendue de métiers, de statuts, et aussi
d’une communauté d’âge. Ce brassage se rapporte aussi à un projet
politique : une volonté de sortir des identités assignées, à l’instar,
entre mille autres expériences, de ces étudiants qui réfléchissent à
l’Université mais, au-delà, à une société différente où seraient
surmontés les clivages entre manuels et intellectuels, où le travail
serait redistribué.
HD. Les revendications composent aussi un portrait de la France d’alors…
Ludivine Bantigny. En nous montrant « en creux »
le travail, les archives de la grève permettent de reconsidérer les «
trente glorieuses », notamment en termes de réalité des conditions de
travail et d’existence. Cinq millions de personnes vivent sous le seuil
de pauvreté, une réalité occultée de détresse sociale. La question de
l’emploi commence à être une inquiétude lancinante – concernant les
jeunes et leurs débouchés ; elle renvoie aux fermetures d’entreprises et
à la mise en concurrence, avec de nombreuses références au Marché
commun qui vient l’accentuer.
HD. Vous interrogez aussi l’événement d’un point de vue géographique…
Ludivine Bantigny. D’une part, il s’agit de
décentrer l’événement par rapport à ce que l’on en dit toujours,
concentré à Paris, en prenant à la fois l’échelle de l’ensemble du
territoire et du plus local. D’autre part, on ne peut pas considérer les
événements français sans le monde dans lequel ils prennent appui. Le
livre espère montrer comment opère, concrètement, cette dimension à la
fois internationaliste - une tradition réactivée et mise en pratique
– et internationale – les mouvements de contestation qui se développent
de par le monde sont mobilisés comme source d’inspiration. Elle est
aussi transnationale : des militants, aussi oubliés aujourd’hui que
cruciaux alors, franchissent les frontières : il y a une véritable
circulation et des transferts d’expériences. Sans oublier les étrangers
qui vivent et travaillent en France et s‘y mobilisent, confrontés à la
répression, aux expulsions – ce qui est largement méconnu –, comme ces
ouvriers espagnols antifranquistes reconduits à la frontière…
« Tous les protagonistes sont considérés : grévistes, mais aussi police, pouvoir, étrangers, opposants… »
HD. Autres protagonistes dont le point de vue est méconnu : les forces de l’ordre. Que révèlent vos recherches ?
Ludivine Bantigny. C’est en réaction à
l’intervention policière que l’événement 68 stricto sensu est déclenché,
et tout au long elles sont un protagoniste majeur. Mais rien n’est
lisse ni linéaire non plus de leur côté. Les archives montrent leur
désarroi, leurs doutes, à différents niveaux et égards : idéologique et
politique, quand les policiers ont le sentiment d’être « lâchés » par le
gouvernement alors qu’ils sont sur-sollicités et exposés à une
situation inédite. D’un point de vue professionnel aussi, par rapport au
contrôle de l’espace public, à leur équipement et à leurs armes,
notamment face au savoir-faire du camp adverse. Pour l’institution
policière, dans ses diverses composantes, l’événement a pu également
être un dévoilement.
HD. Mai 68 est souvent considéré comme l’année zéro du
féminisme ou encore un événement dans la révolution sexuelle : qu’en
est-il réellement ?
Ludivine Bantigny. Les sources montrent que de
très nombreuses femmes s’impliquent, avec ce paradoxe qu’elles
s’engagent comme telles mais voudraient aussi se faire oublier comme
femmes. Et elles sont confrontées à des contradictions de toutes sortes
(y compris en elles-mêmes, comme quand elles ne se sentent pas légitimes
pour prendre la parole) : les pratiques sexistes existent aussi au sein
d’un mouvement qui prône pourtant la fin des dominations et des
aliénations. Leur volontarisme est impressionnant au vu de ces multiples
contraintes. En outre, alors que des slogans du type « Jouir sans
entraves » sont attachés à Mai 68, la question des sexualités est peu
posée durant l’événement : globalement cela reste largement un tabou,
même si des groupes, minoritaires, commencent à en faire un enjeu.
HD. Face aux déformations et au dénigrement des projets
portés par le mouvement, vous choisissez, écrivez-vous, de les « prendre
au sérieux »…
Ludivine Bantigny. Il ne s’agit pas de faire, à
l’inverse, de « 68 » un modèle ou un fétiche. Je souhaitais montrer, par
rapport à tout ce qu’on a pu dire de supposés « petits-bourgeois sans
projets » dont on ne retient que la « pensée par slogans », que ces
slogans sont très importants, mais sont issus de tout petits groupes à
mettre en rapport avec l’immensité des revendications, pratiques,
projets, réflexions qui émanent de partout. Qu’il s’agisse des lycéennes
et lycéens élaborant des projets de réforme pédagogique d’une grande
maturité, de ce qui se passe dans l’Église ou encore chez les danseurs
et danseuses de l’Opéra de Paris, chez les artistes, les artisans, des
boulangers aux chauffeurs de taxi…
« À partir des revendications matérielles émanent réflexions, projets et expériences, souvent très élaborés. »
Et tout part du quotidien : c’est important car on a longtemps
opposé les revendications matérielles, salariales, à d’autres
aspirations - avec d’un côté supposément la CGT et de l’autre la CFDT.
Or c’est à partir des revendications matérielles qu’on tire des fils
vers l’élaboration d’alternatives à l’ordre social : avec les
augmentations de salaire on acquiert une dignité ; quand on met en
question les hiérarchies on en vient à imaginer une société sans
patrons, l’autogestion, on interroge le sens et le partage du travail…
cela va très loin. On part de l’ordinaire pour imaginer des
extra-ordinaires, et souvent de manière très construite, du plan local à
d’autres échelles. Or pour cela il faut du temps. Un temps que viennent
métamorphoser la grève et l’occupation : tout d’un coup, on a la
possibilité de se poser, discuter, réfléchir. L’événement, en son cours,
fait alors revisiter la définition et la conception du politique,
dépassant sa dimension politicienne et institutionnelle qui alimente
chez les personnes « sans responsabilités » le sentiment de ne pas être
concernées ni légitimes. L’événement ouvre à cette légitimité et montre
la politique dans son sens le plus fort, la capacité à faire société et à
prendre en charge ses propres affaires, en se les réappropriant. Ce qui
va inspirer les luttes des années suivantes. Ces expériences, dont le
point commun est d’élaborer un avenir hors du marché et de la
compétition, nous apprennent beaucoup sur les possibles démarches de
pensée et de pratiques – et cela peut nous inspirer encore aujourd’hui.
POUR EN SAVOIR PLUS
Une révolte étudiante contre les hiérarchies et les interdits,
quelques leaders iconiques et un héritage qui hante les débats
politiques : c’est essentiellement ce qui reste de Mai 68, dont le
caractère profondément politique et social – le mouvement ouvrier au
premier chef – a été évacué. Alors, que s’est-il passé dans le moment
1968 ? Pour le saisir, Ludivine Bantigny, s’inscrivant dans une
historiographie renouvelée, a réalisé un exceptionnel travail sur les
archives – de la grève, de la police, du pouvoir… Elle invite dans ce
livre indispensable à une immersion dans le vif de l’événement, son
évolution, ses tensions, sa complexité. Repeuplé de ses protagonistes
dans leur diversité, déployé dans ses échelles temporelles et spatiales
et, dans ce temps métamorphosé par la grève, la constellation des
pratiques et des idées élaborées pour « changer la vie », renouant avec
l’hypothèse de la révolution, il fait revisiter le politique. Maintenant
que l’histoire de l’événement est retissée, « 1968, écrit-elle, reste
une source d’inspiration ».
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