Des
fins de mois impossibles au sentiment d’être méprisés, tenus à l’écart
des décisions politiques, les gilets jaunes, qui manifestaient samedi à
Paris, exprimaient une aspiration profonde à la démocratie, à l’égalité,
à la justice sociale.
Ils
n’ont pas tous enfilé le gilet, mais le jaune se décline partout, avec
humour, en de multiples accessoires : bonnets, bottes, cirés, sacs à
dos. Sur le parvis de la gare Saint-Lazare, ce samedi matin, Parisiens
et manifestants venus de province ou de banlieue convergent dans une
ambiance bon enfant, entonnant les mêmes chansons, unis dans un même
slogan : « Macron démission ! » Sur le seuil de la gare, Jean-Philippe
observe avec satisfaction cette foule bigarrée. Ce musicien de 53 ans
vit à Melun (Seine-et-Marne). « Que des gens silencieux depuis si
longtemps manifestent enfin leur détresse et leurs espoirs, ça fait
plaisir, sourit-il. Il y a un vrai ras-le-bol, une vraie souffrance,
mais aussi un vrai désir. On ne peut pas contenir ça par la répression,
ça ne tiendra pas longtemps. C’est un beau moment dans la vie du
pays. »
« On ne travaille plus pour vivre, mais pour survivre »
En terrain familier, deux jeunes cheminots se joignent au
rassemblement. Ils refusent de donner leurs prénoms. Ils ont à peine
plus de 30 ans. Les raisons de leur colère : « Le pouvoir d’achat, en
priorité. » Le premier peut gagner jusqu’à 2000 euros en comptant les
primes, « mais ça ne suffit pas ». « Une fois que j’ai payé le loyer, le
gaz, l’électricité, déboursé 400 euros d’essence, il me reste à peine
de quoi me nourrir, calcule-t-il. Je n’ai plus de loisirs. Je ne peux
pas fonder de famille : je ne pourrais pas l’assumer. On ne travaille
plus pour vivre, mais pour survivre. » Il est entré à la SNCF voilà
trois ans, n’est pas syndiqué, n’a jamais participé à aucune grève,
aucun mouvement social. « Là, c’est pour la bonne cause. On a la
possibilité d’exprimer notre mécontentement, se réjouit-il. On nous
demande des efforts depuis des années. Maintenant ça suffit. Vous
devriez manifester aussi ! » Son collègue, lui, vit en couple, il est
père d’une petite fille. « À deux, on gagne 3 000 euros par mois. On ne
s’en sort pas. Le gouvernement doit réaliser que les gens n’en peuvent
plus. Il y a trop d’inégalités : les riches sont de plus en plus riches
et nous, on est délaissés. »
« Je suis une rien, je fais un métier de rien pour 800 euros »
Le cortège s’ébranle, emprunte la rue Saint-Lazare puis
tourne à droite, en direction du Printemps et des Galeries Lafayette.
Pas de vitrines de Noël aujourd’hui, les grands magasins se sont
barricadés. Les pancartes donnent le ton de la mobilisation : « Bloquer
l’économie », « Taxons les riches ! », « Démocratie », « Stop à la
finance au pouvoir », « Rétablissement de l’ISF ». Au carrefour,
impossible d’emprunter le boulevard Haussmann, bouclé par les rangées
bleues des blindés de la gendarmerie. De l’autre côté du boulevard, la
manifestation est vite prise dans une nasse, immobilisée.
Soudain, des groupes de gilets jaunes surgissent en
courant de la rue Joubert. Le jeu du chat et de la souris commence. Un
imposant véhicule blindé muni d’un canon à eau prend position à l’angle
de la rue de Provence et de la rue Caumartin. Les CRS bouclent tout le
secteur. Une dame toute petite, toute frêle, la soixantaine, les traits
abîmés par la vie, observe la scène avec effarement. « Je commence à
voir l’Espagne de Franco », souffle-t-elle. Immigrée espagnole, elle vit
en France depuis dix-huit ans, refuse de dire son nom, son métier.
« Écrivez que je suis une rien, que je fais un métier de rien, à temps
partiel, pour 800 euros par mois », grince-t-elle. « Je n’ai ni voiture,
ni permis, rien de tout ça. Je suis là pour le passe Navigo, qui est
passé à 75 euros. On n’arrive pas à la fin du mois, on ne vit plus, on
ne s’achète plus de vêtements. On veut dire nos douleurs. On ne veut
plus que ce soit la finance qui gouverne », explique-t-elle. Elle évoque
l’évasion fiscale, les délocalisations, l’austérité qui a mis les
peuples grec, portugais, espagnol à genoux. « On ne veut pas d’Europe à
ce prix ! » Puis elle égrène les amabilités de Macron sur les Français :
les riens, les fainéants, les réfractaires, les mafieux, les
alcooliques, les illettrés. « Je suis pacifique. Mais voir cette
répression, entendre qu’à la radio, à la télévision, ils n’ont que le
mot pédagogie à la bouche, comme des perroquets, ça me donne la rage. On
nous répète que Macron doit prendre de la hauteur avant de parler. Au
lieu de prendre de la hauteur, il ferait mieux de redescendre sur
terre ! » Avant de s’éclipser, elle se fait une promesse : « Pour samedi
prochain, je préparerai un cahier de doléances. »
Les grands boulevards sont impraticables. Un dispositif
aux allures militaires empêche toute jonction des cortèges formés dans
la capitale au fil de l’eau. Des groupes de manifestants marchent au
hasard, dans les rues reliant le boulevard Haussmann au boulevard des
Italiens. Des blindés foncent à toute allure vers le boulevard
Montmartre, d’où s’élèvent les premières volutes de gaz lacrymogène. À
l’orée de la rue Helder, des CRS plaquent au sol deux jeunes femmes.
Sans la moindre raison. Les hurlements d’un couple de touristes
américains perdus là les dissuadent d’en faire davantage. Hagardes, les
manifestantes maltraitées restent assises sur le trottoir. Elles sont
venues du Jura, avec un groupe de gilets jaunes. « Les coups, ce n’est
rien. Les grenades lacrymogènes, on s’y habitue. Ce qui fait mal, c’est
la politique qu’ils nous infligent », lâche, amer, l’un de leur
camarade. Le regard clair, barbe rousse de quelques jours, bonnet noir
et parapluie rouge à la main, il se nomme Julien. Au dos de son gilet
jaune, il a inscrit : « Non à l’oligarchie, oui à une vraie
démocratie. » Il a 36 ans, travaille comme grimpeur-élagueur pour 1 500
euros par mois. Il rêve de permaculture, voudrait construire une maison
passive – hors de ses moyens –, se montre intarissable sur la transition
énergétique, évoque les espèces d’oiseaux qui disparaissent. « On a
encore la possibilité de changer ça. À l’avenir, ce n’est pas dit »,
prévient-il. Quelle issue à la crise qui secoue aujourd’hui le pays ?
« Il faut réécrire la Constitution, renverser ce régime et rendre le
pouvoir au peuple, pour qu’ils cessent de nous traiter ainsi ! »
Ils vont revenir à Paris « jusqu’à ce qu’ils nous entendent »
Sur le boulevard, un gilet jaune agite un drapeau blanc.
Les blindés remontent en sens inverse en direction de la place de
l’Étoile. Des heurts ont éclaté avenue de Friedland. Une drôle
d’atmosphère baigne les quartiers chics, quadrillés de cordons
policiers. Sur la place Vendôme, palaces, bijouteries et boutiques de
luxe se sont claquemurés derrière des panneaux de contreplaqué. Des
grilles antiémeute barrent l’entrée de la rue du Faubourg-Saint-Honoré
et tous les accès vers l’Élysée. Un rassemblement compact se forme place
Saint-Augustin. Il est dispersé par une pluie de grenades lacrymogènes.
Les manifestants se replient sur le parvis de la gare Saint-Lazare, où
les mêmes scènes se répètent. Rue de Rome, Boula, écharpe rouge autour
du cou, s’insurge contre le traitement infligé aux lycéens de
Mantes-la-Jolie, sa ville. Ce commercial de 33 ans, fils de Marocains,
se dit « fier d’être gilet jaune et français ». « Nous avons grandi dans
la pauvreté, toutes nos révoltes ont été écrasées. Maintenant, c’est
toute la France qui expérimente ce que vivent depuis toujours les
familles immigrées de banlieue », expose-t-il. Réfugiés dans le seul
café du coin encore ouvert, Gaëlle et son fils Joey, venus de Cherbourg,
racontent leur journée d’errance à Paris. Année blanche, pour lui. Avec
Parcoursup, il n’a pas eu d’affectation à l’université. « Une école
privée, c’est trop cher. » Employée de Naval Group, Gaëlle subvient
seule à ses besoins et à ceux de son fils, avec un salaire de 1 500
euros par mois. « Oui, ce mouvement change des choses ! Il impose une
prise de conscience des injustices, des écarts sociaux », veut croire
cette quinquagénaire, outrée qu’on prenne « les gens du peuple pour des
larbins, juste bons à travailler, à payer et à se taire ». « Il faut
revenir aux valeurs de solidarité, d’entraide, de convivialité »,
s’enthousiasme-t-elle. Son fils ne pense pas autre chose : « L’argent ne
doit plus passer avant l’être humain. »
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