dimanche 30 décembre 2018

Immersion dans un congrès de formation de médecins sponsorisé par Big Pharma

Chaque année, 26 congrès « Preuves&Pratiques » sont organisés dans toute la France. L’occasion pour les spécialistes en vue des CHU locaux, qui ont souvent des liens d’intérêts avec les laboratoires, de présenter les traitements les plus récents aux médecins généralistes de la région, sous couvert de formation. Basta ! s’est invité à l’une de ces formations indirectement sponsorisées par les laboratoires : celle présentant le nouveau produit phare de Novartis contre l’insuffisance cardiaque, Entresto. Récit.
Le congrès Preuves&Pratiques, c’est l’arme de guerre marketing à peine déguisée des laboratoires pharmaceutiques. Tous les ans dans 26 villes différentes, histoire de quadriller l’Hexagone, cet organisme spécialisé dans l’événementiel médical invite les leaders d’opinion du secteur – généralement les professeurs du CHU local – à donner des conférences sur les nouveaux remèdes commercialisés par les labos aux médecins généralistes et internes de leur zone. Samedi 29 septembre 2018, c’est la ville de Châteaugiron, près de Rennes (Ille-et-Vilaine), qui accueille le congrès.

À l’entrée de la salle, les stands des financeurs de Preuves&Pratiques se succèdent. Essentiellement des entreprises pharmaceutiques (GSK, Merck, Sanofi, Mylan, etc.), classées du bronze au platine, selon la hauteur de leur apport. Cette année, c’est l’entreprise Novartis qui obtient la distinction suprême. Est-ce un hasard alors que le laboratoire suisse lance au même moment l’Entresto, un nouveau médicament contre les insuffisances cardiaques ? Au congrès Preuves&Pratiques, Novartis est partout. Y compris dans le petit sac rempli de prospectus de ces différents sponsors, grâce à un carnet de « fiches de correspondances entre médecins ». Siglé Novartis, ce carnet permettra de se transmettre entre confrères les traitements pris par les patients, et les incitera peut-être à la reconduction d’ordonnances. Mais le laboratoire pharmaceutique est aussi présent, à travers son nouveau médicament phare Entresto, dans les présentations PowerPoint des intervenants du Congrès.

Un intervenant à presque 1900 euros par mois…

Entresto apparaît en effet dans le support d’intervention d’Erwan Donal, cardiologue et professeur au CHU de Pontchaillou, à Rennes. Depuis la loi du 4 mars 2002 et le décret du 28 mars 2007, le médecin est obligé de déclarer ses liens d’intérêts avant chaque conférence. « Pas de liens d’intérêts conduisant à des conflits particuliers à ce jour dans le cadre de cette présentation », affiche quelques secondes l’écran, avant de mentionner quand même « une bourse de recherche de Novartis et General Electric Healthcare, de la formation/expertise pour Novartis, Bristol Myers Squibb, Bayer, Abbott ».
Erwan Donal sur EurosForDocs.
Ce que ne dit pas cette présentation en préambule, c’est la nature de ces liens avec l’industrie pharmaceutique. EurosForDocs, la plateforme simplifiée reprenant les données de la base Transparence santé (lire le premier volet des « Pharma Papers » : « L’argent de l’influence »), répertorie 535 liens d’intérêts entre le cardiologue et l’industrie pharmaceutique depuis 2012, avantages (repas, cadeaux, transports, invitation à des colloques, etc.) et conventions comprises (contrat d’orateur lors de formations pour le compte d’un laboratoire, etc.). En tout, l’industrie pharmaceutique a dépensé pour lui au moins 139 366 euros en six ans, soit 23 228 euros par an, ou 1 936 euros par mois. Et encore, 114 autres contrats sont mentionnés dont le montant reste secret, et qui n’entrent donc pas dans ce décompte.

… dont plus de 1000 euros par Novartis

En tête de liste : Novartis, avec 222 liens d’intérêts. Ce laboratoire a versé au cardiologue 73 445 euros (sans compter les 46 contrats au montant non révélé) depuis 2012, soit 12 240 euros par an. Ces liens financiers incluent des contrats réguliers rémunérés entre 400 et 1 500 euros et des invitations à des congrès. En novembre 2016, par exemple, Erwan Donal a été convié par le laboratoire à un congrès de l’American Heart Association à la Nouvelle-Orléans, aux États-Unis. Coût total des sommes que lui a consacré Novartis pour ce déplacement : 8 030 euros (6 175 de transport, 1 009 d’inscription au congrès, 739 d’hébergement et 107 de repas).
Campagne de Novartis.
À Châteaugiron, sur l’estrade du Congrès Preuves&Pratiques, le cardiologue vante le nouveau produit star de Novartis, Entresto, remède aux insuffisances cardiaques aux « effets assez incroyables » puisqu’il diminuerait la mortalité de 20 %. Ce nouveau médicament a pourtant obtenu un avis d’Amélioration du service médical rendu (ASMR) de niveau 4, donc « mineur ». En clair, il n’apporte que peu de nouveautés par rapport aux médicaments déjà existants. Mais parmi les blouses blanches, son efficacité fait l’unanimité. Dominique Dupagne, médecin chroniqueur sur France Inter, vent debout contre les conflits d’intérêts dans le secteur, la reconnaît lui-même. Ce qui n’empêche pas ce fils de cardiologue d’avoir été interpellé par la puissance de la campagne marketing déployée par son fabricant. « Il faut dix ans pour obtenir des parts de marché significatives car les médecins sont très lents à changer leurs habitudes de prescriptions. Dix ans plus tard, les génériques arrivent. D’où l’offensive marketing de Novartis », analyse le docteur. Une offensive marketing à grand renfort de campagne de sensibilisation sur l’insuffisance cardiaque… Et de sponsoring de congrès, donc.

La primeur de l’annonce de l’arrivée d’Entresto en pharmacie de ville

Erwan Donal est toujours au micro : il vante en Entresto une nouvelle classe thérapeutique qui correspond à « une révolution ». Il encourage les prescripteurs à « optimiser les doses pour obtenir l’effet maximal. L’augmentation des doses doit être le leitmotiv de tout médecin », insiste-il. « Pour l’instant, il est uniquement délivré en pharmacie hospitalière, pour encore quelques semaines », lâche-t-il à l’assemblée. Quand nous l’interrogeons à propos de ce mystérieux délai, il se rétracte : « Cela n’est pas officiel, je ne peux rien dire. » La réponse arrive neuf jours plus tard dans une publication au Journal officiel : celle-ci annonce qu’Entresto est à présent disponible dans les pharmacies de ville et remboursable pour les patients avec une insuffisance cardiaque de classe 2 ou 3. Le service communication de Novartis assure « en avoir été informé lors de la publication au Journal officiel ».
Le laboratoire a ainsi intérêt à toucher les cardiologues qui exercent en cabinet, prescripteurs des pharmacies de ville, le nouveau marché qui s’offre à lui, après avoir conquis celui des hospitaliers. Lesquels sont devenus entre-temps les relais marketing de l’entreprise pharmaceutique. La machine est bien rodée… Et elle rapporte. Dix jours après cette publication au JO, Novartis a relevé son objectif de chiffre d’affaires annuel, notamment « en raison des performances d’Entresto, dont les ventes ont plus que doublé au troisième trimestre », selon Reuters. Le groupe pharmaceutique suisse anticipe désormais une croissance de ses ventes d’environ 5 %, contre une fourchette de 0 à 5 % auparavant. Le marché est porteur : près de 1,5 million de Français souffrent d’insuffisance cardiaque selon la Société française de cardiologie.

« J’ai d’autres conflits d’intérêts. J’en ai avec tout le monde, donc je n’en ai pas »

Si Erwan Donal est si bien informé, c’est parce qu’il fait partie du « board scientifique Novartis » : il a été choisi par le laboratoire pour faire partie de la dizaine d’hospitaliers français à prescrire Entresto en premier, depuis trois ans, dans le cadre d’une autorisation temporaire d’utilisation (ATU) pour environ 300 patients. Le cardiologue a donné une dizaine de formations à ses collègues sur ce nouveau remède : d’où le pic de liens d’intérêts entretenus avec Novartis en 2016. Quand nous l’interrogeons à ce propos, il se raidit d’emblée. « Ce n’est pas parce que je promeus Entresto que je suis payé par Novartis. Je ne suis pas rémunéré par Novartis, affirme-t-il. Je fais des formations, je suis dédommagé pour mon travail. »
D’ailleurs, « j’ai d’autres conflits d’intérêts. J’en ai avec tout le monde donc je n’en ai pas », s’énerve-t-il. Une ligne de défense bien connue et documentée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). « Je les rencontre tous, aussi je ne suis influencé par aucun » est une « idée reçue », selon laquelle « l’exposition à la promotion de plusieurs entreprises neutralise les biais », explique l’organisation internationale dans un manuel pratique sur la promotion pharmaceutique. « Toutefois, cette stratégie ignore certains biais partagés par toutes les entreprises concurrentes. Par exemple, les entreprises pharmaceutiques font la promotion de leurs produits les plus rentables. Par conséquent, la promotion porte sur les médicaments nouveaux et coûteux plutôt que sur les produits anciens et génériques, quel que soit le meilleur produit. »

« Ce ne sont pas les laboratoires qui fournissent les présentations PowerPoint. »


« Qui vous a invitée ? »
, s’agace sa collègue pneumologue, Graziella Brinchault, qui intervient en binôme avec lui lors de la conférence. « Demande à relire l’article », lui souffle-t-elle, avant d’aller chercher les responsables de Preuves&Pratiques à la rescousse. Lesquels ne souhaitent pas voir cités de noms de laboratoires ou de médicaments dans notre reportage… Peu importe qu’Erwan Donal, lui, donne en toutes lettres dans sa présentation celui d’Entresto, au lieu de mentionner la dénomination commune internationale (DCI), c’est-à-dire le nom scientifique et non commercial, alors que depuis le 1er janvier 2015 la loi oblige les médecins à indiquer la DCI dans les prescriptions.
Extrait d’un diaporama présenté par un médecin.
« Les médecins peuvent préparer leurs propres présentations PowerPoint, ce ne sont pas les laboratoires qui les fournissent », se félicite Bruno Fourrier, animateur de Preuves&Pratiques. « N’allez pas imaginer que mon discours est dicté par Novartis, ajoute Erwan Donal. Je n’ai aucun lien avec Novartis quand je fais cette formation. »C’est Preuves&Pratiques, via l’Agence CCC, spécialisée dans l’événementiel médical, qui le rémunère 300 euros pour cette intervention en binôme de 35 minutes. Sauf que Novartis est bien le principal sponsor de ces congrès. « De fait, je suis un leader d’opinion, admet le cardiologue rennais. En tant qu’hospitalo-universitaire, je suis amené à faire de la formation, par le biais de Preuves&Pratiques mais aussi de Novartis. On fait notre travail d’enseignement, on n’est pas acheté par qui que ce soit, je n’en ai rien à faire que ce soient des laboratoires qui organisent la formation. »
Erwan Donal est loin d’être le seul cardiologue à recevoir de l’argent de la part de laboratoires pharmaceutiques. La cardiologie est la dixième spécialité la plus visée par le lobbying des laboratoires pharmaceutiques (lire notre analyse « Les labos soignent plus particulièrement les spécialistes du cancer »).

Le budget de Preuves&Pratiques, « secret des affaires »

En 2018, 5 500 blouses blanches ont assisté aux congrès Preuves&Pratiques, gratuitement. « Cela coûte plusieurs centaines d’euros par participants. Nous pourrions demander une participation aux médecins, mais le problème, c’est que les gens ne sont pas habitués à payer. Nos investisseurs industriels, qui tiennent les stands, nous permettent de financer entièrement les évènements », indique sans davantage de précisions Patrick Ducrey. directeur scientifique de Preuves&Pratiques. « Secret des affaires », avance-t-il.
Les financeurs Preuves&Pratiques sur EurosForDocs.
L’organisation de l’ensemble des congrès revient à un budget annuel estimé de 1,13 million d’euros pour tous les participants, selon notre estimation la plus basse [1]. D’après Patrick Ducrey, le directeur-scientifique de Preuves&Pratiques, Novartis, en tant que sponsor principal, finance ces congrès à hauteur de 15 à 20 %. Ce qui revient au minimum à 170 000 euros par an. Pourtant, le laboratoire pharmaceutique n’apparaît pas parmi les financeurs des congrès Preuves&Pratiques sur la base Transparence santé. « Ces congrès sont organisés par une agence événementielle donc cela n’entre pas dans le champ d’application de la base Transparence santé », nous répond le service communication de Novartis. Une stratégie de contournement via une société écran souvent utilisée par les labos (lire notre enquête « Loi de financement de la sécu : les députés médecins votent-ils sous l’influence des labos ? »).

98 % de la formation continue médicale financée par l’industrie pharmaceutique

Le congrès offre d’autres occasions d’amadouer les médecins. Entre deux conférences, un temps est pris pour les « actualités Preuves&Pratiques ». L’organisateur y propose de participer à un concours, dont le gagnant sera invité tous frais payés à un colloque qui aura lieu sur l’île Maurice fin novembre 2019 ! Et l’animateur d’enchaîner : « C’est maintenant l’heure de la pause, n’oubliez pas d’aller visiter les stands ! »
Ce jour-là, les trois quarts de l’assemblée exercent en profession libérale. Seulement 3 % sont des internes travaillant en hôpital. « À la faculté de médecine de Rennes, les étudiants sont sensibilisés au manque d’indépendance de ce type de formations », confie une médecin généraliste de l’auditoire [2]. Cette généraliste ressent le besoin de se mettre à jour, d’où sa présence au congrès, faute de formation publique équivalente qui serait organisée à proximité de son lieu d’exercice, condensée en une journée, avec des exposés efficaces comprenant des études de cas pratiques. C’est bien là que le bât blesse. Sans budget public, la formation médicale continue est financée à hauteur de 98 % par l’industrie pharmaceutique selon un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales.
« Mes amis médecins généralistes n’y prennent pas part, ils ne veulent pas être fichés sur la base Transparence santé », confie la médecin, qui était vierge de tout lien d’intérêt avant le congrès Preuves&Pratiques de l’an dernier auquel elle a assisté. « Je ne sais jamais quoi garder et quoi jeter après une journée de formation comme celle-ci, confie une autre jeune docteure. Je suis abonnée à la revue indépendante Prescrire, je peux procéder à des vérifications après coup. » « L’an dernier, le focus présenté dans le congrès Preuves&Pratiques sur Entresto était encore plus virulent », se souviennent les autres médecins qui ont partagé notre table [3]. C’était trois mois avant l’autorisation par la Haute autorité de la santé (HAS) du remboursement de ce médicament par l’assurance maladie.

Influence, opacité, prix exorbitants de certains médicaments, liaisons dangereuses avec les députés et les médecins… À travers des données inédites, des enquêtes et des reportages, les « Pharma Papers » mettent en lumière tout ce que les labos pharmaceutiques préféreraient que les patients et les citoyens ne sachent pas : les immenses profits qu’ils amassent chaque année aux dépens de la sécurité sociale et des budgets publics en instrumentalisant médecins et décideurs. Les « Pharma Papers » seront publiés par chapitres successifs au cours des mois de novembre et de décembre 2018.
Dans le troisième chapitre de notre enquête, nous révélons comment les laboratoires pharmaceutiques savent jouer sur tous les leviers pour défendre leurs intérêts.

Notes

[1Notre calcul est le suivant (basé sur les informations données par la direction de Preuves&Pratiques, avec comme référence le nombre d’intervenants au colloque de Châteaugiron) :
Location de salle : entre 3 000 et 50 000 euros
Rémunération des intervenants médecins : 300 euros chacun, soit 5 400 euros pour les 18
Rémunération totale des professionnels de santé intervenants (animateurs compris) : 17 300 euros pour les 40
Prix du repas par personne : 30 euros, soit 3 000 euros pour les 100 participants
= 20 600 euros en tout pour une journée de congrès Preuves&Pratiques, soit 206 euros par participants (fourchette basse avec une salle à 3 000 euros comme celle de Châteaugiron)
= budget annuel d’environ 1,13 million d’euros (pour les 5 500 participants à l’année).
[2Voir à ce sujet le classement du Formindep des universités de médecine les plus indépendantes vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique.
[3L’auteure de cet article a donc déjeuné aux frais de Preuves&Pratiques pour réaliser ce reportage en immersion toute une journée lors de ce congrès.

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