Les
grands médias ont bien dû bousculer leur agenda et leurs certitudes
quand ont surgi les gilets jaunes à travers la France. Mais chassez le
naturel libéral, il revient au galop, à grand renfort de mépris de
classe.
Le
1er décembre. « Scènes de chaos » en plein Paris. Ses magasins sont
pillés, les commerçants hagards, les CRS épuisés. Pour entendre la voix
des manifestants, ce soir-là, il a fallu attendre la dix-huitième minute
du 20 heures de France 2 et subir les doctes analyses de Nathalie
Saint-Cricq sur ces « scènes de radicalisation ». D’un côté, la France
des éditorialistes, bien au chaud dans leur fauteuil. De l’autre, le
pays réel, celui des gilets jaunes sur les ronds-points, celui qui
souffre et se résout à le crier.
Au début, le mouvement a un gros capital sympathie dans
les médias. « Il y a eu une espèce de curiosité autour de cette
mobilisation issue des réseaux sociaux. Une curiosité qui s’est traduite
à la fois par des reportages sur les ronds-points, où on essayait de
comprendre qui étaient ces extraterrestres en jaune, et leurs
revendications, sachant que, d’habitude, on ne voit pas dans les médias
ces classes populaires », analyse Frédéric Lemaire, membre de la
rédaction d’Acrimed. Pour lui, « ce fut une forme de malentendu sur les
revendications, interprétées comme principalement antifiscales, avec une
curiosité mêlée d’une condescendance par les états-majors des grands
médias ». La deuxième phase ? « Une forme d’animosité croissante ». Ce
que sa complice Pauline Perrenot traduit par « ce qui était paternaliste
et condescendant est devenu mépris de classe ». Emmanuel Vire,
secrétaire général du SNJ-CGT, estime que « dès qu’il y a eu remise en
cause sociale, avec des revendications sur l’ISF et le Smic, dès que ça a
pété dans les quartiers riches, la peur a changé de camp. Et le propos
s’est axé sur les violences ». La conséquence : relais systématique de
la communication gouvernementale, injonctions à ne pas manifester,
accumulation de sujets sur le coût des dégâts… Le syndicaliste s’agace :
« Après l’allocution de Macron (le 10 décembre – NDLR), pas un seul
journaliste de plateau n’a relevé qu’il ne s’agissait pas d’une hausse
du Smic, mais de la prime d’activité, déjà prévue. C’est de l’enfumage
organisé. » Les gilets jaunes ont beau comprendre en temps réel que les
mesures annoncées sont de la « poudre de perlimpinpin », les
éditorialistes, eux, y voient « un bon coup de barre à gauche » et « un
virage social » (Bruno Jeudy), la réussite d’un « discours impossible »
dont se « moquent » les gilets jaunes « radicalisés » (Dominique de
Montvalon) ou encore « une intervention réussie » après laquelle « s’il y
a un acte V, il faudra en expliquer sérieusement la raison »
(Jean-Michel Aphatie).
« Nous sommes dans des enjeux de classes ! »
Car, c’est bien connu, le peuple « grogne », mais le
peuple n’y connaît rien en économie. Les éditorialistes, eux, si. Pour
Frédéric Lemaire, « c’est révélateur d’une double violence, celle des
mesures libérales imposées, et celle, plus symbolique, où l’on explique
aux gens pourquoi elles seront bonnes pour eux ». Pauline Perrenot
abonde : « Nous sommes dans des enjeux de classes. Tout ce que les
éditorialistes rabâchent sur la nécessité d’explications s’inscrit
là-dedans. C’est ce qui exaspère les gens. Car il n’est pas question de
pédagogie : ils revendiquent des mesures sociales qui vont à l’encontre
des mesures libérales prônées. » Ce n’est pas nouveau : lors des
dernières grosses mobilisations sociales, comme celles contre la loi El
Khomri ou la réforme de la SNCF, la petite musique a été la même. « Cela
fait vingt ans qu’à chaque grève de la SNCF, on désigne les usagers
comme otages des grévistes dans les médias », note, ironique, Vincent
Lanier, secrétaire général du SNJ. Frédéric Lemaire insiste : « La
présence des gilets jaunes dynamite les plateaux car ils arrivent avec
leur vécu, et montrent que tous ces rideaux de fumée qu’on leur avance
ne fonctionnent plus. C’est une forme d’irruption, contre le gré des
médias, dans un dispositif médiatique fait pour cacher la violence
sociale. »
Giesberg parlait déjà de « racket social » lors des grèves de 1995
C’est alors que certains grands médias sortent de leur
rôle et se veulent acteurs de la négociation entre le pouvoir et ceux
qui ont le mauvais goût de déstabiliser l’ordre établi. Sur BFMTV, dans
l’émission de Ruth Elkrief, les habituels chroniqueurs entourent un
gilet jaune, seul, qui est bien sûr recadré par ces « sachants », quand
il va trop loin dans ses revendications. Parmi ces têtes pensantes, des
députés LaREM ou Modem, des responsables de l’Express, l’Opinion, le JDD
ou l’indéboulonnable Franz-Olivier Giesberg, qui juge le mouvement
comme « un café du commerce national ». Le même parlait de « racket
social » en plein mouvement de grève de 1995… Pour Pauline Perrenot,
« un des rôles que se sont donnés les médias dans cette mobilisation,
c’est la sélection et la promotion de ceux qui auront le droit de
s’exprimer. Depuis le début, ils réclament des porte-parole pour pouvoir
synthétiser le mouvement et se l’approprier » et cherchent le «“bon
client” médiatique, qui se montre modéré ». Du 16 novembre au 17
décembre, dans la première matinale radio de France, celle de France
Inter, seul un gilet jaune, tout comme chacun des représentants des
oppositions de gauche et syndicales ont eu le droit à leur carton
d’invitation. Quand la droite a été interviewée à cinq reprises et le
PS, pas ses élus mais ses figures du précédent quinquennat, trois fois.
Et la majorité présidentielle ? Dix fois, rien que ça.
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