Quand le ministre de l’Économie propose de simplifier la fiche de paie, tout le monde sent la douce odeur de l’embrouille. Bernard Marx vous la démontre.
Avec son incroyable talent littéraire, Bruno Le Maire nous avait averti : « Je ne vais pas ici mâchonner mon passé, comme un cheval fait grincer son mors quand il renâcle ».1 Voici donc qu’a jailli « un nouveau plan d’action : simplification », présenté le 24 avril par le ministre de l’Économie. 50 mesures pour cette année, entièrement à destination « des entreprises ». Autant de leviers, justifie-t-il, pour « créer plus de travail, plus d’activité, plus de prospérité dans notre pays ».
Parmi ces mesures, la seule véritablement grand public, annoncée avec tweet et trompette : la simplification du bulletin de paie, qui passera de 55 à 15 lignes.
Les différentes cotisations sociales salariales et patronales seront supprimées. Seuls figureront le salaire super-brut (toutes cotisations confondues), le montant global des cotisations patronales, le salaire brut (y compris les seules cotisations salariales), le salaire net et le salaire net du paiement de l’impôt sur le revenu. Les différents prélèvements sociaux resteraient néanmoins disponibles sur demande du salarié.
Une tactique éprouvée
La simplification administrative et la « débureaucratisation » sont de vrais sujets. Cela peut mener au mieux ou au pire. Les normes, les règles et l’administration publique ne sont pas que des coûts et du temps passé à y répondre. Ce sont des moyens indispensables pour faire progresser toutes sortes de « en même temps » : produire, consommer et en même temps moins polluer, moins détruire la biodiversité ; produire et en même temps garantir des droits sociaux.
« Un choc de simplification », tel est le point numéro 1 des propositions du Medef pour les élections européennes soumises aux candidats. Jordan Bardella, le nouvel ami du capital, a approuvé. Et Bruno Le Maire l’a également inscrit au fronton de ses nouvelles mesures : « Il y a un troisième objectif, c’est une nouvelle fois prendre la main en Europe sur un des débats majeurs des prochaines décennies : améliorer la productivité européenne, améliorer la productivité de notre économie européenne face à l’économie américaine et chinoise. Cela passe aussi par une révolution en Europe sur notre rapport à la norme, à la règle et à la régulation. »
En fait, c’est appliquer partout la tactique de la FNSEA dans la conduite du mouvement des agriculteurs toute entière concentrée sur l’allègement des normes et des règles. Cela n’améliore pas la rémunération des agriculteurs. Mais cela fait reculer la nécessaire bifurcation écologique de l’agriculture. Bref, la simplification comme un des leviers du dumping social et environnemental.
Regardons donc de plus près la soi-disant simplification de la feuille de paye, ce qu’elle révèle et ce qui va avec.
1. La fiche de paie actuelle ou le droit de savoir
La fiche de paie fournie obligatoirement et mensuellement permet de savoir la convention collective applicable, la qualification, la classification, la répartition du salaire versé entre salaire de base, heures supplémentaires effectuées et primes. La fiche de paie permet également de connaître les différentes cotisations sociales salariales et patronales et leur répartition selon les différents risques sociaux couverts : santé, accident du travail et maladie professionnelle, retraite, famille, chômage. Elle donne également le montant de de la CSG prélevé sur le salaire et le montant de l’impôt sur le revenu.
Au total, le salarié connaît ainsi le montant de son salaire brut, de son salaire net avant et après impôt sur le revenu. Bref, cela fournit entre autres des informations précieuses sur ce que « coûte » au salarié les différentes branches de la protection sociale, y compris la protection complémentaire santé.
Le bulletin de paie donne aussi les exonérations de cotisations sociales salariales et patronales sur le salaire versé lorsque celui-ci est inférieur à 1,6 fois le SMIC.2
2. La preuve… par le cas type
Bruno Le Maire a prétendu démontrer l’utilité de son projet par un cas type qui se voulait donc exemplaire. C’est dans le dossier de presse du ministère et le ministre l’a twitté en personne.
Sauf que le cas type affiche surtout que la fiche de salaire, c’est mieux avant qu’après la simplification à la Le Maire.
Madame Salariée occupe un emploi de chargée de clientèle en bijouterie. Elle a le statut d’employée et 10 ans et 7 mois d’ancienneté. Elle a effectué 10 heures supplémentaires. Elle est payée au smic soit, avec les heures supplémentaires, un salaire net avant impôt sur le revenu de 1424 euros. Elle est imposée à l’impôt sur le revenu au taux de 10%, ce qui suppose soit qu’elle double ses ressources par des revenus de la propriété, soit qu’elle est en déclaration commune avec un conjoint qui gagne trois fois plus qu’elle ! Et plus encore s’ils ont des enfants à charge.
L’Ugict-CGT a décortiqué le bulletin avant et après.
C’est édifiant :
- Le bulletin de paie non « simplifié » permet de voir que cette salariée ne touche pas la prime d’ancienneté obligatoire à partir de 3 ans dans sa convention collective. Pas le bulletin simplifié.
- Son bulletin ne mentionne pas sa classification alors que c’est obligatoire. Comment fait-elle pour savoir qu’elle touche le bon salaire ?
- De fait, elle ne le touche pas le bon salaire puisqu’en mars 2024 le salaire minimum de sa convention est de 1778€ et non 1766€.
- Le bulletin non « simplifié » permet de comprendre également pourquoi cette salariée est au smic. En bas, on trouve le total des cotisations normales employeurs, soit 758,07 euros, et la ligne en dessous les exonérations de cotisations sur les bas salaires 501,81 euros. L’employeur ne paye que 256,26 euros de charges sociales. Concentrées sur les salaires entre 1 et 1,6 fois le smic, ces exonérations fonctionnent comme des trappes à bas salaires. Tout cela disparaît comme par enchantement du bulletin simplifié.
3. Ça ne simplifie rien
Le travail à effectuer pour calculer les salaires est toujours le même. Et ce n’est pas plus compliqué d’imprimer les calculs dans le détail qu’en les regroupant.
D’autant que le salarié sera toujours en droit d’obtenir un bulletin de paie comme avant. Par contre, cela rend toutes les erreurs, voire les fraudes, encore plus difficiles à constater.
4. Un levier contre la Sécu
La clé de lecture de la feuille de paie simplifiée, c’est la mention « coût total employeur » sur la première ligne – en bleu avec un gros chiffre –, mais surtout sans détailler ce qu’il finance. Tout ça pour dire que le salarié est un coût pour l’employeur et pas un créateur de richesse. Et que la Sécurité sociale ça coûte un pognon de dingue qui empêche la « désmicardisation ».
La manœuvre est transparente. Ce qui va avec la simplification de la feuille de paie, c’est la volonté du gouvernement d’accélérer le grand remplacement des cotisations sociales par moins de protection sociale (chômage, retraite, maladie longue durée, etc.) et par plus de fiscalisation dans son financement. Tout cela au nom d’un salaire net plus élevé au bas de la feuille de paie mais sans augmentation du coût total employeur.
Comme le dit à raison Cécile Velasquez, secrétaire générale de la fédération des organismes sociaux à la CGT, derrière la « volonté d’invisibilisation du rôle des cotisations sociales […] c’est la remise en cause du financement de la protection sociale qui se joue ». Avec à la clé, notamment, l’éviction des représentants des salariés de sa gestion. Comme on le voit déjà en matière de couverture chômage.
En fait, Bruno Le Maire a déjà annoncé la couleur dans son livre-programme : transférer six points de cotisations sociales, soit 60 milliards sur la TVA. C’est-à-dire une brutale accélération et une transformation structurelle de la protection sociale française. Avec l’illusion de gains de pouvoir d’achat, mais une vraie aggravation des inégalités puisque la TVA pèse d’autant plus sur le revenu que celui-ci est faible. Et des menaces encore accrues sur l’évolution des prestations sociales mises en concurrence avec les autres dépenses financées par l’impôt.
4. De vraies simplifications ?
À l’opposé de la fausse simplification de la feuille de paie version Le Maire, l’économiste Bruno Coquet préconise « simplement de renommer les cotisations employeur pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des cotisations salariales assises sur le salaire ». La notion de cotisations employeur avait un sens à la création de la Sécurité sociale à la Libération. Mais plus aujourd’hui. Sur la feuille de paie il n’y aurait plus qu’une seule colonne de cotisations. Il n’y aurait plus qu’un salaire brut et un salaire net.
Au-delà, c’est la question du financement de la protection qui mérite un vrai débat, et non cette partie de bonneteau menée par le ministre de l’Économie.
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