vendredi 11 janvier 2019

ÉDUCATION. UN « LIEN DE CONFIANCE » RENFORCÉ POUR MIEUX BÂILLONNER LES PROFS ?

La rédaction ambiguë de l’article 1 de la future loi Blanquer ouvre la possibilité de museler toute contestation des enseignants. Face à l’inquiétude grandissante de la profession, le ministre de l’Éducation nationale promet de réécrire son texte. Sans vraiment convaincre.
Devinette : quelle est la différence entre un professeur définitivement condamné par la justice pour agressions sexuelles sur mineurs et un enseignant qui, sur les réseaux sociaux, critique la politique de l’éducation, ses conditions de travail ou sa hiérarchie ? Aucune : ils sont tous les deux passibles de sanctions disciplinaires pour avoir porté atteinte au « lien de confiance » entre les citoyens et l’école. Délirant, ce parallèle a pourtant bien été fait par le ministère de l’Éducation nationale lui-même, dans l’étude d’impact de la loi « pour une école de la confiance », présentée en décembre en Conseil des ministres et débattue prochainement au Parlement. Et qui répond aujourd’hui, à tous ceux qui voient dans ce texte la manifestation d’une velléité de museler le corps enseignant, qu’il n’en est rien.

Un « devoir de réserve » qui n’existe pas

Pourtant, le projet de loi, dans sa rédaction actuelle, affirme dès son article premier que « par leur engagement et leur exemplarité, les personnels de la communauté éducative contribuent à l’établissement du lien de confiance qui doit unir les élèves et leur famille au service public de l’éducation ». Juste une vague déclaration de principe ? Pas vraiment. L’étude d’impact du projet de loi, un document établi par le ministère à destination des parlementaires, explique que « le gouvernement souhaite inscrire dans la loi la nécessaire protection de ce lien de confiance qui doit unir les personnels du service public de l’éducation aux élèves et à leur famille ».
Pour étayer sa position, ce texte invoque une décision du Conseil d’État. Celui-ci y pointe « l’exigence d’exemplarité et d’irréprochabilité qui incombe aux enseignants dans leurs relations avec des mineurs, y compris en dehors du service » et l’atteinte portée « à la réputation du service public » d’éducation, pour confirmer la radiation d’un professeur… condamné pour agressions sexuelles sur mineurs. Mais l’étude d’impact ne se gêne pas pour étendre largement le champ des « faits portant atteinte à la réputation du service public ». « Les dispositions de la présente mesure pourront ainsi être évoquées » dans les cas où des enseignants « chercheront à dénigrer auprès du public par des propos gravement mensongers ou diffamatoires leurs collègues et de manière plus générale l’institution scolaire ».
Pour Francette Popineau, porte-parole du Snuipp-FSU (premier syndicat du primaire), « on peut le lire comme si toute expression des enseignants, notamment sur les réseaux sociaux, pouvait être sanctionnée ». Elle n’est, de fait, pas la seule à faire le lien avec la grande expression du mal-être des professeurs telle qu’elle s’est fait jour ces derniers mois, tout particulièrement par le biais des réseaux sociaux. On pense au hashtag #pasdevague, à travers lequel des milliers d’enseignants ont exprimé leur colère face au manque de soutien de l’institution quand ils se trouvent confrontés à la violence et aux difficultés multiples de leur métier. On pense aux stylos rouges, qui fédèrent une colère plus générale de la profession… On pense aussi à des affaires récentes (lire page 5), comme cette professeur d’anglais de Dijon qui avait publié, sur un site local d’information, une tribune où elle ironisait vertement sur l’allocution télévisée d’Emmanuel Macron le 10 décembre. Convoquée au rectorat, elle s’est vue rappelée au « devoir de réserve » des fonctionnaires.
Interrogé mardi matin sur France Culture, Jean-Michel Blanquer a semblé manœuvrer en recul : « Je n’ai aucune intention de museler qui que ce soit », a-t-il martelé, s’engageant à « faire évoluer cet article 1 pour sortir de toute ambiguïté ». Mais il a en même temps répété : « Il y a un devoir de réserve, il existe déjà, donc je ne rajouterai rien à ce qui existe là-dessus. » Or… c’est faux. Fonctionnaires, les enseignants relèvent du statut de la fonction publique déterminé par la loi du 13 juillet 1983. Si celle-ci met noir sur blanc le respect de la laïcité, le « devoir de neutralité » et un devoir de discrétion professionnelle (c’est-à-dire ne pas dévoiler les informations qu’il détient) du fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions, nulle trace d’un « devoir de réserve ». Et pour cause : Anicet Le Pors, le ministre communiste qui porta le texte à l’époque, expliquait lui-même dans une tribune publiée en 2004 que « l’obligation de réserve ne figure pas dans le statut » des fonctionnaires. Au contraire : la loi expose en son article 6 que « la liberté d’opinion (leur) est garantie ». « En définitive, rappelait alors l’ancien ministre, la question est plus politique que juridique et dépend de la réponse à une question simple : le fonctionnaire est-il un citoyen comme les autres ? (…) Est-il un sujet ou un citoyen ? »
C’est bien à cette « question simple » que doit désormais répondre Jean-Michel Blanquer, en toute clarté et en levant toutes les ambiguïtés, lui qui est souvent pointé pour la « verticalité » – si ce n’est l’autoritarisme – de sa gouvernance. Faute de quoi, les enseignants – et au-delà, l’ensemble des fonctionnaires – seront fondés à se demander si ce gouvernement n’a pas l’intention de remettre en cause leurs droits. À commencer par celui de penser librement et de l’exprimer… comme tout citoyen.

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