De la viande de cheval dans des lasagnes « pur boeuf » ! En février 2013, ce scandale alimentaire défraie la chronique. Depuis six ans, bien d’autres affaires ont éclaté, comme celle du fipronil, cet insecticide retrouvé dans les œufs. A chaque fois, la même promesse des gouvernements : résoudre les failles dans les systèmes de contrôle européens sur la sécurité alimentaire. Alors que le procès Spanghero se déroule jusqu’au 13 février, des chevaux impropres à la consommation humaine continuent aujourd’hui de se retrouver sur le marché européen. Et les consommateurs français sont loin d’être épargnés.
Photo de Une : © Europol - Démantèlement d’un réseau criminel, en avril 2017, soupçonné de commercialiser en Europe de la viande de cheval impropre à la consommation humaine en falsifiant l’identité des animaux via la puce implantée dans l’encolure.
L’affaire n’a pas fait de bruit en France, bien que les consommateurs de l’hexagone soient concernés. En avril 2017, 65 personnes sont arrêtées en Espagne par la garde civile, dans le cadre de l’opération « Gazel », en coordination avec Europol et la participation des polices belge, italienne, portugaise, roumaine, suisse, britannique... et française. Elles sont soupçonnées de faire partie d’un réseau criminel organisé commercialisant en Europe de la viande de cheval impropre à la consommation humaine.
Deux abattoirs espagnols auraient introduit dans le circuit destiné à la consommation humaine, de la viande provenant de chevaux en « mauvais état », « trop âgés » ou étiquetés « impropres à la consommation ». L’organisation criminelle transformait la viande, puis falsifiait l’identité de l’animal en modifiant sa puce électronique, avant de l’expédier en Belgique. Ce réseau – accusé de maltraitances animales, de crimes contre la santé publique, de falsification, d’organisation criminelle et de blanchiment d’argent – aurait tiré de ces pratiques illégales quelque 20 millions d’euros de bénéfices. Des propriétaires d’abattoirs, des vétérinaires et des éleveurs sont dans le collimateur des enquêteurs. En octobre 2018, la cour suprême espagnole a enjoint le tribunal national à enquêter sur ce réseau.
Procès Spanghero : va t-on « briser le cercle infernal qui permet aux scandales alimentaires de s’enchaîner » ?
Au cœur de ce réseau, un homme attire l’attention : le néerlandais Johannes Fasen (ou Jan Fasen). Ce dernier aurait mis en contact les producteurs espagnols avec des acheteurs européens [1]. Or, ce même Johannes Fasen, patron de la société Draap Trading (anagramme de Paard qui signifie « cheval » en néerlandais), basée à Chypre, fait partie des quatre personnes qui comparaissent en France, dans le cadre de l’affaire des lasagnes « pur bœuf » contenant... de la viande de cheval. Alors que le procès s’est ouvert le 21 janvier au tribunal correctionnel de Paris et doit durer jusqu’au 13 février, Johannes Fasen ne s’est pour l’heure pas présenté au tribunal, du fait du contrôle judiciaire strict pesant à son encontre en Espagne [2].
Trois autres personnes sont poursuivies : Hendricus Windmeijer, négociant néerlandais, ainsi que deux anciens responsables de la société Spanghero - l’ex directeur Jacques Poujol et Patrice Monguillon, un ex cadre de la société. Ils sont poursuivis principalement pour « tromperie » et « escroquerie en bande organisée », et encourent jusqu’à dix ans d’emprisonnement. Pour Karine Jacquemart, directrice de l’association foodwatch France, ce procès doit être « un signal contre l’impunité et l’occasion de briser le cercle infernal qui permet aux scandales alimentaires de s’enchaîner avec un schéma quasi immuable : opacité pour les consommateurs, manque de traçabilité, sous-effectifs criants au sein des organes de contrôle ». Six ans après le « chevalgate », quels enseignements ont été tirés par les autorités sanitaires et gouvernementales ?
13,3 % des plats « pur bœuf » étaient positifs au cheval
Le 7 février 2013, les Français apprennent que des lasagnes Findus estampillées « pur Bœuf », vendues dans les supermarchés, contiennent de la viande de cheval. Le lendemain, l’entreprise Comigel, sous traitante de Findus, retire tous ses produits. C’est le début du « Chevalgate ». Comigel s’estime victime d’une fraude et met en cause la société Spanghero. Après avoir saisi près de 1500 factures, les enquêteurs de la Brigade nationale d’enquêtes vétérinaires et phytosanitaires (BNEVP) confirme les « faits de tromperie », l’entreprise Spanghero ne pouvant ignorer que la viande utilisée était du cheval et non du bœuf [3]. Cette conclusion est suivie de sanctions : Spanghero se voit signifier le retrait de son agrément sanitaire pour le négoce de viande dès le 14 février 2013 [4].
Outre Findus, plusieurs marques – Auchan, Carrefour, Cora, Grand Jury, Nestlé, Monoprix, Panzani, Picard, Ikea... – sont incriminées [5]. Dans le mois qui suit, la Commission européenne lance une série de tests ADN qu’elle cofinance à hauteur de 75 % : des plats préparés « pur bœuf » sont analysés dans toute l’Europe. La France se révèle être le plus mauvais élève européen avec 13,3 % des 353 analyses effectuées en France positives à la viande de cheval.
Coupes dans les effectifs de la sécurité sanitaire
Comment en est-on arrivés là ? Le 10 octobre 2013, un rapport du National audit office au Royaume Uni – l’équivalent de la Cour des comptes en France – estime que cette crise aurait pu être prévenue et mieux gérée si les services chargés des contrôles n’avaient pas vu leurs budgets réduits [6]. Aucun test sur la présence de viande de cheval dans l’alimentation n’a été réalisé en dix ans. En parallèle, le nombre d’experts dédiés à la sécurité sanitaire au Royaume Uni a diminué. La situation est similaire en France. Dans un rapport de février 2014, la Cour des comptes étrille l’insuffisance des contrôles, les irrégularités dans les inspections, le manque de moyens, l’absence de sanctions. « Ces enquêtes très utiles pour mieux connaître les filières, les fraudes et anticiper les crises demeurent trop rares depuis 2009 (…) et leur utilité est minorée », note le rapport. Nul doute pour la Cour : l’affaire Spanghero a été facilitée par la dégradation du réseau de sécurité sanitaire français et la baisse des contrôles.
Malgré ces alertes, la situation ne s’est pas améliorée ces dernières années, bien au contraire. « On a perdu 1000 équivalent temps plein en sécurité sanitaire de l’alimentation depuis 2010 », alerte en mars 2016 une inspectrice de la sécurité sanitaire des aliments. Il existe une programmation [des contrôles], mais nous avons de plus en plus de mal à la boucler du fait du manque d’effectifs. » Un constat partagépar Didier Herbert, du syndicat des vétérinaires contrôleurs en abattoir (Snuitam FSU) : « Nous sommes toujours en sous-effectifs, et le personnel dans les abattoirs est à flux tendu. Quand il y a un congé maternité ou un arrêt maladie, des agents non titulaires – des contractuels – sont mis sur la chaine sans formation. Tout est géré dans l’urgence, les directions n’ont plus aucune marge de manœuvre. »
« La DGCCRF (Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes) doit perdre 90 agents sur la période 2018-2019 » alerte Foodwatch, alors même que « le nombre des inspections sur la sécurité sanitaire des aliments est passé de 86 239 en 2012 à 54 000 en 2017, soit 37% de contrôles en moins ». Un rapport de la Commission européenne publié en septembre dernier sur le fonctionnement des contrôles menés par les autorités nationales entre 2014 et 2016 confirme que « toute nouvelle réduction des effectifs risquent d’influer négativement sur les niveaux et la qualité des contrôles ainsi que sur la capacité à réagir aux situations d’urgence ».
La commission européenne du côté des industriels
« Le scandale de 2013 a bien montré que la France faisait partie des pays qui ne disposaient pas de contrôles suffisants, analyse l’eurodéputé écologiste José Bové. La baisse des dépenses de l’État dans tous les secteurs, du fait de la politique d’austérité, aggrave le problème : les réductions d’effectifs entrainent automatiquement une réduction des contrôles. » Pour la journaliste Anne de Loisy, qui a méticuleusement enquêté sur ce scandale alimentaire, le coût de la prévention est pourtant très faible comparé à celui de la gestion des crises sanitaires : « Les États généraux du sanitaire conduits par le ministère de l’agriculture en 2010 ont rappelé que "un euro dépensé en prévention et surveillance, c’est 5 à 6 euros économisés dans la lutte contre les maladies et la réparation des préjudices". »
Suite au scandale des lasagnes Findus, Benoit Hamon, alors ministre délégué à l’Économie sociale et solidaire et à la Consommation, demande l’obligation d’étiquetage de l’origine de la viande sur les plats préparés. « Les représentants des industries agroalimentaires européennes se sont empressées d’affirmer qu’un tel étiquetage augmenterait les coûts de production de manière pharamineuse, et que les consommateurs supporteraient 90 % des coûts additionnels », rapporte Anne de Loisy, auteure du livre Bon Appétit !.
Selon l’UFC que choisir, « la Commission européenne s’empressa alors de reprendre à son compte ces chiffres, jamais démontrés ni vérifiés » [7] « Il y a un bras de fer entre les éleveurs et les transformateurs, et la Commission se range plutôt du côté de ces derniers, appuie l’eurodéputé écologiste José Bové. Les industriels de la transformation agroalimentaire avancent toujours les mêmes arguments : ce serait trop compliqué, trop coûteux, cela segmenterait le marché européen, ajouterait de la bureaucratie. »
Des circuits tout sauf « courts »
Un étiquetage sur l’origine des viandes dans les plats préparés a tout de même été mis en place en France depuis le 1er janvier 2017. Cette expérimentation prévoit, au moins jusqu’au 31 mars 2020 [8], que soient indiqués sur l’étiquette les lieux de naissance, d’élevage ou d’engraissement. Ainsi, les produits transformés avec 100 % de viande française ou 100 % de lait français sont étiquetés « Produit d’origine française ». Cet étiquetage n’est toutefois obligatoire que lorsque la part de viande est égale ou supérieure à 8 % du poids d’un produit préparé [9] et des limites sont pointées par plusieurs organisations. Une opération du syndicat des Jeunes agriculteurs menée le 19 avril 2017 dans des supermarchés parisiens révèle par exemple des modifications de recettes pour faire passer le taux de viande sous la barre des 8 %.
Les pouvoirs publics ont réservé la possibilité d’indiquer une origine plus vague « Union Européenne » à des cas particuliers de forte variabilité des approvisionnements ou encore lorsque les pays de naissance d’élevage, de collecte ou d’abattage sont différents. « Les fabricants se sont engouffrés dans cette brèche légale pour près d’un produit étiqueté sur deux », selon une enquête de Que Choisirpubliée le 3 avril 2017. Face à ses stratégies de l’industrie agroalimentaire pour contourner la réglementation, l’eurodéputé José Bové réaffirme le besoin de traçabilité de la viande entrant dans les plats préparés. Selon lui, « l’une des manières d’y parvenir, c’est d’obliger les opérateurs à une traçabilité par État. »
Cette traçabilité est d’autant plus nécessaire que le scandale de 2013 a révélé la complexité des circuits. Partie de Roumanie, la viande de cheval a d’abord été stockée aux Pays-bas, puis réceptionnée à Castelnaudary (Aude) par l’entreprise française Spanghero. Cette dernière l’avait achetée à un trader chypriote, l’ayant lui même acquise auprès d’un autre trader néerlandais. La viande a ensuite été revendue à une usine luxembourgeoise du français Comigel fournissant, entre autres, Findus. Plus de 4500 kilomètres ont ainsi été parcourus !
« La fraude est facile à mettre en œuvre »
Dans deux rapports successifs, sur la viande hachée en 2007 et la viande séparée mécaniquement en 2008, la Brigade nationale d’enquêtes vétérinaires et phytosanitaires (BNEVP) avait tiré la sonnette d’alarme, rapporte Anne de Loisy : « les courtiers ne sont ni connus des services de contrôle ni recensés dans le système d’information de la direction générale de l’alimentation comme un maillon de la traçabilité ». Après avoir réussi dès 2007 à identifier une cinquantaine d’établissements de courtage en viande, la BNEVP précisait : « Les courtiers sont difficiles à joindre car ils n’ont pas de locaux spécifiques et ne voient jamais les denrées. Les produits dans les ateliers de préparation des viandes proviennent de France et de toute l’Union européenne : d’Italie, d’Espagne, des Pays-Bas, d’Irlande et de Belgique. Les circuits sont assez complexes. (…) Les contrôles de ce type de circuit sont impossibles à réaliser, la fraude est donc facile à mettre en œuvre. »
La BNEVP recommandait de recenser les courtiers et de soutenir au niveau européen un encadrement de leur activité, afin d’améliorer la traçabilité des produits alimentaires. « Sept ans après leurs recommandations, force est de constater que rien n’a été fait », constatait Anne de Loisy.
« Ce qui s’est passé au Brésil au mois de mars 2017 montre que le marché mondial de la viande est gangrené, confirme José Bové [10]. Des morceaux avariés étaient vendus et incorporés à du minerai de viande. Le système tenait grâce à la corruption de certains agents des fraudes. Oui, je pense que le mot mafia n’est pas trop fort. Il s’agit d’une mafia mondialisée. » L’eurodéputé se refuse toutefois à des généralisations qu’il juge « dangereuses » : « De nombreux éleveurs et transformateurs font leur travail avec conscience. Acheter dans des Amap et retrouver le plaisir de cuisiner nous permettent de contrôler nous mêmes ce que nous retrouvons dans nos assiettes. »
La filière chevaline « totalement corrompue » ?
La viande de cheval demeure peu consommée en France – moins de 1 % de l’ensemble des viandes de boucherie – et est essentiellement importée du Canada, de l’Argentine et de l’Uruguay [11]. Mais en avril 2015, un communiqué de l’unité de coopération judiciaire de l’Union européenne (Eurojust), alerte sur l’introduction de « chevaux impropres à la consommation humaine » dans la chaine alimentaire. Ce mois-là, une vague d’interpellations simultanées a lieu dans sept pays de l’Union européenne [12]. Cette enquête, baptisée « affaire Bayard », a trait à de la viande possiblement contaminée par des médicaments, et vendue pendant des années dans des boucheries chevalines du sud-est de la France.
Selon le rapport d’enquête vétérinaire consulté par un journaliste du Monde, « l’organisation de ce réseau est inquiétante pour la santé publique. (...) La traçabilité de certains équidés n’est pas assurée, la modification des feuillets de traitements médicamenteux, les modifications des livrets ou passeports, les transpondeurs [puces] trouvés en double exemplaire sur un même animal ne sont pas acceptables pour des animaux destinés à la consommation humaine. » Toujours selon Le Monde : « Sur la base d’écoutes téléphoniques, les enquêteurs ont acquis la conviction que toute la filière serait corrompue par la fraude ».
« Le scandale (de la viande de cheval vendue pour du bœuf) a généré quelques mesures, observe Foodwatch : la création d’un réseau européen pour une meilleure collaboration entre Etats membres, le Food Fraud Network, la loi Hamon qui a presque multiplié par dix les amendes en cas de tromperie [13] ou encore la mention obligatoire en France depuis 2017 de l’origine de la viande dans les plats préparés. » Pour autant, six ans après l’affaire de la viande de cheval, l’association estime qu’ « il est impératif d’aller beaucoup plus loin. » La récente opération Gazel en Espagne confirme que les failles dans les systèmes de contrôle européens sur la sécurité alimentaire n’ont pas été comblées. Au détriment, toujours, de la confiance dans le contenu de nos assiettes.
Sophie Chapelle, avec Nolwenn Weiler et Simon Gouin
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