vendredi 4 janvier 2019

EXPLOITATION. LES HOMMES ASSERVIS PAR L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

Avec son programme informatique Watson, IBM prétend aider les travailleurs. Mais, à l’autre bout de la chaîne, les salariés se sentent diminués et dirigés par la machine. Privés de leur libre arbitre, ils craignent aussi pour leur emploi.
L’intelligence artificielle colonise peu à peu tous les secteurs économiques. En France, après le Crédit mutuel-CIC et Orange Bank, c’est la Société générale qui expérimente Watson, l’intelligence artificielle (IA) du géant de l’informatique IBM. « Au début, les collègues étaient plutôt contents, raconte Valérie Missillier, déléguée syndicale CGT du Crédit mutuel. Sous couvert de régler la surcharge de travail que nous dénoncions depuis plusieurs années – nous n’avons par exemple pas de créneaux horaires pour traiter les mails –, Watson nous propose une réponse automatique, adaptée à la demande du client. » L’intelligence artificielle reconnaît ainsi 90 % des demandes au travers de mots-clés comme « chéquier », « crédit », « assurance », « rendez-vous », « urgent »… Et rédige des messages personnalisés. Le conseiller peut les valider ou les modifier à loisir, ce qui lui fait gagner environ 10 minutes par jour. Mais difficile d’imaginer que le Crédit mutuel ait investi 40 millions d’euros, prix de sa licence Watson, uniquement pour soulager ses salariés. Peu après, l’intelligence artificielle a été programmée pour gérer toute seule des demandes de prêt à la consommation et des souscriptions à certains contrats bancaires. « Lorsqu’un client va saisir sa propre demande de crédit, Watson l’analyse et nous dit s’il y a des erreurs, puis il nous donne le “score” du client, calculé sur son risque », poursuit Valérie Missillier. Si l’intelligence artificielle traite également des demandes d’assurance automobile au Crédit mutuel, elle se retrouve désormais chez bien d’autres assureurs comme la Macif ou Axa. La procédure est simple. Le client envoie tous les éléments et la réponse de Watson est automatique. « Non seulement on fait travailler l’assuré, mais comme il atteste sur l’honneur que ce qu’il a rempli est juste, il en endosse en plus la responsabilité », pointe la déléguée CGT. En clair, le risque est transféré vers le client tandis que le conseiller bancaire passe de moins en moins de temps avec le public.

« Libérer 200 000 jours-hommes »

« On remplit des formulaires et l’ordinateur nous dit quoi faire. C’est lui qui commande de plus en plus. Nous n’avons presque plus de libre arbitre, déplore Valérie Lefebvre-Haussmann, secrétaire générale de la CGT banques. Certains collègues commencent à ignorer l’ordinateur pour reprendre un peu de contrôle », poursuit-elle. Pour ne pas inquiéter les employés, les directions des banques ne présentent jamais leur projet d’automatisation dans leur globalité. Dans les documents de formation interne au Crédit mutuel, les mots « Watson » et « intelligence artificielle » ne sont même jamais prononcés, seulement une « aide pour gagner du temps » ou « e-services ». Pourtant, la banque entend déployer Watson dans 100 % de ses lignes de métier, et Nicolas Théry, le président du groupe, a déclaré en mai dernier que le potentiel de cette IA va permettre de « libérer 200 000 jours-hommes, soit une économie de 60 millions d’euros », selon ses calculs. En attendant, dans les banques, les effectifs fondent. Les départs ne sont pas remplacés et l’angoisse monte. « Quand on sait que le stress généré par un plan de restructuration peut faire baisser l’espérance de vie de cinq ans, imaginez ce que ce serait si on disait aux 20 000 conseillers du Crédit mutuel : “Vos métiers, tels que vous les connaissez, disparaîtront bientôt, on ne sait pas quand mais bientôt”, ce serait un raz-de-marée ! » s’alarme Valérie Lefebvre-Haussmann. Le secteur a déjà perdu 100 000 emplois depuis l’arrivée du numérique. Les syndicats ne sont donc pas dupes des ravages que peut entraîner l’intelligence artificielle, d’autant qu’aucun plan de formation de reconversion n’est envisagé pour l’heure.
De l’autre côté de l’Atlantique, à Boston, dans les locaux de Watson Health, les développeurs d’IBM œuvrent à étendre toujours plus le champ de compétences de leur intelligence artificielle. Dans la banque et l’assurance, mais aussi les cabinets d’avocats, la police, les musées, les hôpitaux… Watson est déjà multifonctions. Le rez-de-chaussée de l’immeuble est ainsi consacré aux espaces de présentation, à grand renfort de réalité augmentée et d’écrans géants tactiles. Il s’agit d’en mettre plein la vue. « L’IA est comme une grande vague, soit on la prend et on monte avec elle, soit on coule », assène en guise d’introduction Jérôme Selva, responsable de l’« engagement client » chez IBM. À en croire le géant américain, l’intelligence artificielle est inévitable, c’est une fatalité. Elle va bouleverser le monde du travail et doit servir avant tout à « augmenter le salarié ». En visioconférence depuis son jet privé, Guillermo Miranda, vice-président d’IBM, prend moins de pincettes : « Notre responsabilité en tant qu’employeur est de créer des outils et de générer un marché. De votre côté, en tant que travailleur, c’est comme vous voulez. Mais assumez ! Il faut vous former tout au long de votre vie pour vous adapter à la machine. Faire de votre mieux relève de votre responsabilité. »

Des diagnostics médicaux !

Ce jour-là, les démonstrateurs étaient particulièrement fiers de présenter la finesse d’analyse de la langue française par Watson. En guise d’exemple, un téléopérateur reçoit un appel de client. En direct, la machine interprète les mots, émotions et intentions de celui-ci et suggère ses réponses au travailleur. Le potentiel coercitif de l’outil saute aux yeux. On imagine bientôt une voix numérique énoncer elle-même les réponses à la place d’un humain. Dans ces locaux de Boston, ce sont surtout les applications liées à la santé qui sont développées. Watson est ainsi capable d’analyser des radiographies – il s’est entraîné sur 30 milliards de clichés d’imagerie médicale –, mais aussi de naviguer dans un énorme corpus documentaire. Il lit les dernières publications scientifiques, est à jour sur les traitements expérimentaux, s’appuie sur des dizaines de milliers de dossiers médicaux et historiques de patients. Il est même en mesure de proposer plusieurs scénarios de traitements individualisés. « Pour entraîner Watson, nous avons acheté des données médicales à plusieurs cliniques privées, à des data brokers (courtiers en données – NDLR). Grâce aux dossiers médicaux des hôpitaux avec qui nous sommes en contrat, nous l’enrichissons au fur et à mesure, explique la démonstratrice. Mais ne vous inquiétez pas, ces données sont constituées par des experts, pour des experts… » Au-delà de la sensibilité de ces data de santé, IBM préfère communiquer sur les performances de Watson. En effet, qui peut s’opposer à des diagnostics plus efficaces ou à un meilleur traitement contre le cancer ? Même si « l’éthique est inscrite dans l’ADN d’IBM », promet, la main sur le cœur, le directeur de l’« engagement client », l’opacité est totale. Impossible par exemple de savoir si le leader informatique prévoit de passer des accords avec des laboratoires pharmaceutiques pour privilégier tel médicament plutôt que tel autre.
Face à ces risques, l’Ugict CGT (syndicat des cadres et ingénieurs) insiste sur l’exigence de maîtriser la filière de bout en bout : de la construction des puces jusqu’au code des algorithmes. « Pour cela, il faut ancrer la recherche et l’industrie dans les territoires mais aussi s’attaquer aux boîtes noires que sont les intelligences artificielles », tranche Marie-José Kotlicki, secrétaire générale de l’Ugict CGT. Le syndicat alerte sur la nécessité de contrôler ce secteur qui représente une menace importante pour de nombreux métiers et regrette l’absence de dialogue social sur ces questions. De son côté, la CGT ne manque pas de propositions : « La formation tout au long de la vie doit devenir une réalité pour tous, c’est une urgence économique et sociale, assène Marie-José Kotlicki. Cette technologie devrait servir à réduire significativement le temps de travail grâce aux gains de productivité. Une intelligence artificielle pour mieux et moins travailler est possible. »

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