Kigali, Nyamata, Ntarama, Murambi (Rwanda), envoyé spécial.
Devant l’imposante grille du mémorial du génocide de Nyamata, à une trentaine de kilomètres au sud de la capitale, Kigali, le silence de plomb est subitement rompu par le bruit d’une moto soulevant un panache de terre rouge. Damascène Niyibizi en descend, souriant. « J’habite juste derrière, à quelques centaines de mètres », dit-il en désignant une des innombrables collines. Damascène avait 17 ans en 1994. C’est là, dans cette église, que reposent depuis trente ans les restes des membres de sa famille massacrés. « Mes parents et six frères et sœurs. Mon frère et moi sommes les deux seuls survivants. Pendant deux mois, nous nous sommes cachés dans les marécages et près des églises. »
Dix mille personnes étaient rassemblées là, pensant être en sécurité dans ce lieu sacré à la suite des violences « qui ont débuté dès mars ; ils disaient qu’ils allaient massacrer tous les Tutsis », se souvient Damascène. Lorsque les forces armées rwandaises et les milices Interahamwe sont arrivées au matin du 11 avril, les tueries ont débuté. En quatre jours, plus de 10 000 personnes assassinées. Dans l’église criblée des impacts de grenades et de balles, les vêtements disposés sur les bancs et la nappe de l’autel sont maculés de sang ; la crypte carrelée de blanc contient des dizaines de cercueils entrouverts d’où dépassent tibias, mandibules et crânes.
« Un esprit de réconciliation »
Aujourd’hui, les corps de 45 000 personnes tuées dans la région de Nyamata ont été rassemblés dans l’église ou dans les fosses communes aux abords du bâtiment. « Lorsque les massacres ont fini le 16 mai, quand le FPR (Front patriotique rwandais – NDLR) est arrivé, je me suis dit : « La vie va continuer. » J’ai voulu rester ici, et j’ai commencé à étudier », raconte Damascène.
Trois décennies se sont écoulées. Et comme nombre de survivants, Damascène vient se recueillir régulièrement. Il mesure le chemin parcouru par son pays : « La société rwandaise vit bien, l’unité et la réconciliation ont été fortes, il n’y a plus de problèmes de haine dans le peuple ; on fait tout ensemble. » Il positive, énumérant « les coopératives agricoles, les associations, les gacacas… »
Ces juridictions traditionnelles – prononcer « gatchatcha » –, sorte de tribunaux communautaires institués « dans un esprit de réconciliation », sont souvent citées en exemple par les Rwandais. Mises en place entre 2001 et 2012, elles ont permis de juger près de deux millions de personnes, à l’exclusion des hauts dignitaires et idéologues du génocide. Mais Damascène estime que si durant des décennies, jusqu’au génocide, « l’État divisait les Rwandais, aujourd’hui il nie parfois les peuples ». Ignore toute singularité, toute voix dissidente.
Pour les survivants, les enjeux de mémoire, de citoyenneté, de justice et de réconciliation sont centraux. Même pour celles et ceux qui n’ont pas de souvenirs directs, comme René Pacifique Amani, qui avait seulement six mois en avril 1994. Le voici sourire en bandoulière et sac à dos, sur le bord du terrain de basket bondé en ce dimanche après-midi, où un bâtiment voisin abrite le siège de son association. En 2016, René a créé One Hope One direction – Ihumure (Ohodi : un espoir, une direction – Ihumure se traduisant par « calme, quiétude »), qui œuvre pour les enfants des rues.
« C’est une réponse à l’histoire du Rwanda, car même si je ne connais pas tout, je sais que mes parents et grands-parents ont vécu dans un pays où tout le monde n’avait pas les mêmes droits », expose-t-il d’un ton calme. Son nom est à lui seul un symbole du destin rwandais : « Pacifique est mon deuxième prénom, et Amani, en kinyarwanda (la langue du pays – NDLR), ça veut dire paix. »
Les difficultés d’une société rwandaise encore traumatisée
Pourtant, l’histoire de René est loin d’être pacifique : toute sa famille est morte en 1994. « Mes parents, mes grands-parents, ma sœur. Je suis le seul survivant. On m’a raconté l’histoire plus tard. J’ai été recueilli par une famille de Congolais qui ont fui au Zaïre, car on leur disait que le FPR allait les tuer. Ensuite, une famille Tutsi m’a ramené à Kigali, où il restait ma tantine Emma, qui m’a élevé. »
René se souvient des sentiments qui l’ont envahi lorsqu’il a pris conscience du génocide, à 12 ans, à l’école. « J’ai eu un désir de vengeance, je voulais trouver les tueurs de mes parents. Puis, en grandissant, je me suis dit : « S’ils ont mis cette force pour préparer le génocide, alors on peut mettre la même force pour la paix… » »
Si son pays a fait du chemin, René voit tous les jours les difficultés d’une société rwandaise encore traumatisée. « Malgré la réussite ou la richesse, au cœur des familles, les problèmes sont toujours les conséquences du génocide. Ce n’est pas la pauvreté qui fait que ces enfants sont dans les rues – même au gouvernement, ils le pensent. Il est difficile de guérir de ce dont tu n’es pas conscient, et la société rwandaise ne veut pas penser aux causes. Notre expérience, c’est que c’est un problème mental : celui de n’avoir pas d’espoir. »
Avec Ohodi, René et les 25 membres de l’association ont pour projet de monter un centre – le terrain est trouvé, mais il manque des financements – où les gens pourraient parler, évoquer les traumatismes. « Car dans les familles, on ne parle pas aux enfants de ce qui s’est passé. Et puis dire quoi ? Chacun veut être du bon côté de l’histoire… »
Pour nombre de rescapés, s’approprier cette histoire n’est pas quelque chose d’évident dans un pays où la question mémorielle est tout entière prérogative de l’État et du régime issu du FPR de Paul Kagame, considéré par une grande majorité de Rwandais comme un sauveur – souvent au sens littéral du terme. A fortiori, quand on ne revient au pays que « depuis août dernier, comme un retour à la source », selon la formule qu’emploie Jeanne Allaire, après avoir vécu vingt-trois ans en France.
Ce Rwanda, trente ans après, est celui « d’une société qui a évolué sans moi ; pour l’instant, j’observe ». Vice-présidente d’Ibuka en France – Ibuka fédère les associations des rescapés du génocide, et est présente dans plusieurs pays –, Jeanne estime que la mémoire est précisément « le sujet qui me concerne : en France elle est portée par la société civile contre les autorités, mais avec une liberté de parole. Ici, c’est étatique, très organisé par les institutions, mais le Rwanda essaie une méthode qui est nécessairement différente ».
and elle est arrivée en France en 2000, grâce à une opportunité universitaire, « je ne connaissais rien de son rôle dans le génocide, je savais seulement que le monde nous avait abandonnés. J’y allais avec l’idée d’une nouvelle vie. Beaucoup de Rwandais m’ont demandé comment je pouvais vivre en France… mais rapidement, j’ai fait la distinction entre la France officielle et les Français », grâce notamment aux militants de l’association Survie, qui lui ont permis d’analyser, de « conceptualiser ».
Des jours de mort et d’effroi
De ce mois d’avril 1994, Jeanne Allaire se souvient avec précision les jours de mort et d’effroi. Des chants lugubres des tueurs, qui se déguisaient et chantaient dans les vallées les paroles de ralliement génocidaire : « Eyee Tubatsembatsembe » – « Exterminons-les ». Jeanne avait 16 ans. À cet âge-là, « on subit, on sait que c’est un choc, mais on ne l’analyse pas. » Jeanne et ses neuf frères et sœurs grandissent dans le village familial, près de la ville de Nyanza, l’ancienne capitale de la royauté située à une centaine de kilomètres au sud de Kigali.
Son père est tué à Kigali par la garde présidentielle dès le 8 avril, ses restes se trouvent aujourd’hui au mémorial national de la capitale – comme ceux de 250 000 personnes. Une de ses sœurs, qui habitait dans le nord du pays, a également été assassinée. Tous les autres ont survécu : « Deux morts, pourquoi ne pas considérer cela comme une chance ? » pense-t-elle aujourd’hui. Jeanne Allaire a survécu en passant environ un mois cachée dans les champs, avec une amie.
« Tout le poids du génocide, on ne sait pas le dire, même aujourd’hui. »
Jeanne Allaire
Elle se remémore cette première nuit passée chez un vieillard hutu qui avait refusé aux tueurs de fouiller la maison, avant de les mettre dehors : « Je ne sais pas s’il l’a fait de manière bienveillante, mais il nous a sauvé la vie. » Le cauchemar prendra fin après un dernier refuge à l’orphelinat Saint-Antoine, tenu par des prêtres italiens. « Tout le poids du génocide, on ne sait pas le dire, même aujourd’hui. Tout cela vous poursuit, les pensées, ce qu’on n’a pas compris, mon père, l’incompréhension, énumère Jeanne, les yeux dans le vide. Parfois, je me demande si ça s’est vraiment produit, d’autant plus quand je regarde mon garçon : comment est-il possible de découper un enfant qui joue et vous sourit ? »
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