samedi 22 juin 2024

Quels sont les défis après la victoire de la gauche au Mexique ?

Le 2 juin 2024 restera une date marquante dans l’histoire politique du Mexique. Ce jour-là, 99 millions d’électeurs étaient appelés à participer à six scrutins simultanés à différents niveaux, tous à un tour. Au plan fédéral, en plus de la présidence de la République, 128 sièges de sénateurs et 500 sièges de députés étaient mis en jeu. Au plan local, les 31 États fédérés renouvelaient leur congrès locaux, mais également 1 900 conseils municipaux, tandis que 9 États élisaient leur gouverneur.

Au total, plus de 19 000 postes étaient concernés, faisant de ce scrutin le plus important jamais organisé au Mexique, deuxième économie latino-américaine et 10e pays le plus peuplé au monde.

Mais le caractère historique de cette journée tient tout autant à l’ampleur de la victoire de la gauche. Avec plus de 59 % des voix, Claudia Sheinbaum, physicienne de 61 ans, est devenue la première femme élue à la présidence du Mexique. La candidate de la coalition « Continuons à écrire l’histoire », composée du Mouvement de régénération nationale (Morena), du Parti du travail (PT) et du Parti vert écologique (PVEM) devance largement Xóchitl Gálvez de la coalition de droite regroupant le Parti d’action nationale (PAN), le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) et le Parti de la révolution démocratique (PRD), qui obtient 27,9 % des voix, et Jorge Álvarez Máynez du Mouvement citoyen (MC, 10,4 %).

La coalition Morena-PT-PVEM obtient également la majorité qualifiée des deux tiers à la Chambre et s’approche de celle-ci au Sénat. Avec des configurations électorales diverses, la gauche remporte les élections de gouverneurs dans six des neufs États en jeu, conservant notamment la ville de Mexico (CDMX), cœur économique et politique du pays, et faisant basculer le Yucatán, bastion traditionnel de la droite.

Un résultat inespéré, y compris pour les militants les plus enthousiastes, qui trouve principalement son origine dans le soutien de la population envers les politiques mises en œuvre au cours des six dernières années par le président Andrés Manuel López Obrador, communément connu sous l’acronyme AMLO. Dirigeant politique chevronné, AMLO est devenu en 2018 le premier président de gauche du Mexique, dans un contexte de crise politique et de décrédibilisation des partis néolibéraux, PAN et PRI principalement. Au cours de son mandat, présenté comme le début de la « Quatrième transformation » du Mexique (4T)1, celui-ci a mis en place des politiques autour de trois grands axes :

- La lutte contre la pauvreté : sous le slogan « Pour le bien de tous, les pauvres d’abord », le gouvernement AMLO a instauré des programmes sociaux en direction de différents secteurs de la population : étudiants et écoliers, familles, femmes seules, personnes âgées. Ces programmes ont bénéficié à 80 % de la population et constituent un complément de revenu non négligeable pour de nombreux foyers, qui regroupent fréquemment des bénéficiaires de plusieurs programmes. En parallèle, le salaire minimum a été augmenté de façon record. Ces politiques ont permis à 5 millions de personnes de sortir de la pauvreté au cours du mandat.

- Le développement des infrastructures et des capacités productives, afin de favoriser la création d’emplois et la souveraineté du pays. Parmi les projets-phares se distinguent la construction du « Train maya » dans le sud-ouest du pays, la réhabilitation et le renforcement des capacités de raffinement de pétrole (via notamment l’acquisition d’une raffinerie au Texas), ou encore le lancement du Train interocéanique de l’isthme de Tehuantepec, qui vise à devenir un corridor sec pour le transport de marchandises, en complément d’un canal de Panama saturé.

- La réforme et la « récupération » de l’État, face à la capture de celui-ci par les élites des partis traditionnels, à leur bénéfice, celui du grand capital et parfois du crime organisé. Le gouvernement a ainsi lancé un programme « d’austérité républicaine », visant à réduire les dépenses excessives et de lutter contre la corruption. Une politique bien perçue par la population, mais qui a parfois eu pour résultat l’affaiblissement de la capacité d’action de certaines institutions, alors que, dans le même temps, le rôle de l’État était réaffirmé.

En parallèle, un important effort d’information et de sensibilisation de la population a été engagé depuis la fondation de Morena en 2011, renforcé depuis 2018 par les « mañaneras », émissions télévisées, diffusées du lundi au vendredi à 7 h du matin, lors desquelles le président présente ses analyses et explique sa politique.

Ces politiques ont assuré un soutien important à AMLO, qui termine son mandat avec 60 % d’opinions favorables, un taux exceptionnel qui aura bénéficié à plein à la candidature de Claudia Sheinbaum. L’élection d’une femme à la présidence de la République montre à cet égard le changement culturel opéré au cours des dernières années dans un pays aux fortes traditions machistes.

 

L’ampleur inattendue de la victoire de la gauche ouvre une nouvelle phase de la vie nationale mexicaine.

En obtenant la majorité qualifiée à la Chambre, et en pouvant de façon réaliste l’obtenir au Sénat en gagnant le soutien de dissidents du PRI ou du MC, l’alliance Morena-PT-PVEM sera en mesure de modifier la Constitution, ouvrant ainsi la voie à des réformes de plus grande ampleur que celles réalisées jusqu’à présent. Morena souhaite ainsi réformer les systèmes judiciaire et électoral, considérés comme étant des places fortes des secteurs conservateurs, ce qu’il n’avait pas réussi à faire lors du précédent mandat.

Dans l’immédiat, le triomphe de la gauche acte l’effondrement du système des partis traditionnels et néolibéraux PRI-PAN-PRD, réduits à la portion congrue au Parlement et à quelques bastions locaux. Ancien parti référent de la gauche, rallié à la droite, le PRD risque même de perdre sa personnalité juridique et de disparaître. Mais cette défaite stratégique de la droite ouvre cependant la voie à sa recomposition, aidée en cela par le grand capital, les grands médias et les États-Unis. La forme de cette recomposition est pour le moment incertaine, mais elle pourrait voir le surgissement d’une formation d’extrême droite, inspirée des différents courants sévissant en Amérique et en Europe.

Sur le plan régional, la victoire de Sheinbaum va à l’encontre de la vague de droite menée par Javier Milei en Argentine et Nayib Bukele au Salvador. Elle constitue donc un appui non-négligeable, alors que les gouvernements de gauche sont confrontés à d’importantes difficultés, oppositions et tentatives de déstabilisation. Elle pourrait également ouvrir une nouvelle page dans les relations extérieures du Mexique et une plus grande implication envers l’Amérique latine et le « Sud global ».

Les relations avec les États-Unis auront elles aussi un impact déterminant, tant le poids du voisin du nord reste prépondérant à tous points de vue. Si la relation commerciale est prépondérante2, les sujets de tension sont nombreux (migrations et lutte contre le narcotrafic en particulier3). Les élections de novembre prochain sont donc scrutées de près par Mexico.

Alors que Claudia Sheinbaum prendra ses fonctions le 1er octobre, les perspectives sont donc vastes, les défis également. Entre « modération » et « radicalisation », quelle sera la voie choisie pour faire face aux immenses défis sociaux et environnementaux que connaît le Mexique ? L’enjeu d’une réforme fiscale se pose ainsi avec acuité : indispensable pour pérenniser les programmes sociaux et les politiques publiques dans des domaines tels que la santé, le logement ou l’éducation, elle est cependant considérée comme une ligne rouge par les grands capitalistes et il est révélateur que Sheinbaum ait déclaré lors de la campagne qu’une telle réforme n’était pas nécessaire. L’ampleur du rapport de forces politiques et le changement de mentalités au sein de la population mexicaine pourraient toutefois changer les paramètres de l’équation.

Alors qu’une vague néo-réactionnaire s’étend sur les deux rives de l’Atlantique, l’expérience de la 4T au Mexique représente un point d’appui important pour toutes celles et tous ceux qui cherchent à construire une alternative majoritaire de gauche.

Cyril Benoit

responsable du collectif Amérique latine-Caraïbes

Article publié dans CommunisteS, n°1001, 19 juin 2024.

 

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