dimanche 16 juin 2024

Élections européennes : la recomposition des territoires politiques ?


 En attendant d’y voir un peu plus clair à la fin de ce mois, Roger Martelli plonge dans ses tableaux pour y regarder de plus près la distribution territoriale des votes aux européennes.

La poussée du RN redistribue les cartes en grand, comme elles ne l’ont plus été depuis des décennies. Peut-être est-elle en train de clore le long cycle des élections de la Cinquième République. Que nous disent ces élections européennes ? Tout d’abord, que le RN n’est plus seulement le parti des villages.

La poussée du RN est bien sûr l’événement majeur de l’élection de dimanche dernier. On a largement commenté sa progression globale et la diversification croissante de son ancrage sociologique. Elle bouleverse d’ores et déjà la physionomie générale des territoires politiques.

Les élections de 2017 et plus encore celles de 2022 avaient installé une image forte : d’un côté un espace métropolitain que se disputaient la Macronie et La France insoumise ; de l’autre l’espace extra-métropolitain, celui des catégories populaires qui se sentent délaissées et qui trouvent dans le vote pour le Rassemblement national l’instrument d’un profond ressentiment et d’un sursaut, sur la base d’une protection avant tout nationale.

Le RN a certes le vent en poupe, en tête dans 457 circonscriptions et atteignant la majorité absolue dans plus de 5000 communes regroupant environ 4,2 millions d’habitants. Si l’on s’en tient à la gymnastique des chiffres, on sait que la mouvance d’extrême droite devance la coalition des gauches dans 347 circonscriptions et qu’elle est derrière elles dans 225. La voie vers la majorité absolue n’est donc pas irrévocablement ouverte à l’extrême droite française, pas plus d’ailleurs que celle d’une majorité relative.

L’image reste vraie, mais elle s’est modifiée de façon accélérée. Prenons par exemple la répartition des votes selon la taille de la commune. En 2022, le tableau était clair : le vote RN augmentait en même temps que diminuait la taille des communes et que leur profil populaire se faisait plus dense. Dimanche dernier, la répartition est la suivante :

Le vote selon la taille des communes
Tranche de communesNombrePopulation 2021Part de la population totaleAbstentionRECLFIRNEELVLREMLRPSPCF
Plus de 100 000409 972 64515,345,75,517,417,09,115,08,018,81,8
Entre 50 et 100 000785 218 8358,049,95,817,722,36,214,67,915,02,2
Entre 30 et 50 0001435 544 6058,549,85,516,026,35,614,27,014,22,4
Entre 20 et 30 0001924 626 9317,148,75,513,626,65,815,37,514,62,4
Entre 10 et 20 0005146 998 44410,748,25,610,031,85,015,27,213,82,5
Entre 5 et 10 0001 1628 057 03812,346,65,47,634,74,915,06,913,52,5
Entre 3500 et 50009694 031 3366,245,85,46,236,04,715,27,013,22,5
Entre 1000 et 35006 75112 158 57018,644,45,35,537,74,514,56,912,52,5
Moins de 100024 9448 772 26513,441,15,44,939,14,212,97,311,22,5
 TOTAL3479365 380 669100,0         


À la présidentielle de 2022, Macron et Mélenchon dominaient l’univers des grandes villes. En juin 2024, le tableau se complexifie. La France insoumise conserve une implantation plus solide dans les tranches au-delà de 30 000 habitants et diminue sensiblement au-dessous du seuil des 10 000. Le RN enregistre toujours une évolution inverse, son score moyen continuant d’augmenter au fur et à mesure que la population est moins élevée. Mais à l’exception de Paris et de la proche banlieue, il parvient à se partager l’aire métropolitaine à peu près à égalité avec le PS, LFI et le courant macronien. Et dès la tranche des 50-10 000, le RN entame sa course en tête. Quant au reste de la gauche, on constate que le PC poursuit sa marginalisation (on y reviendra un peu plus loin) et que le PS, s’il est très en retrait par rapport au RN, présente un profil assez remarquablement homogène, davantage que son concurrent insoumis.

La nouvelle carte du vote

Les évolutions des votes, entre 2019 et 2024, ont été importantes et territorialement différenciées pour la plupart des forces politiques. Cela se voit dans le tableau des évolutions départementales. Il distribue les résultats de part et d’autre de l’évolution moyenne de chaque force politique, en ne retenant que les 15 évolutions les plus fortes et les 15 les plus faibles ou les reculs les plus importants.

La France insoumise a progressé dans tous les départements métropolitains sans exception. Mais le plus gros de sa progression se trouve dans l’espace francilien, supérieure à 10% dans le Val-d’Oise, le Val-de-Marne, Paris et les Hauts-de-Seine, et explosant surtout dans la Seine-Saint-Denis, où la survalorisation justifiée de la cause palestinienne a trouvé écho dans une population discriminée, jeune ou moins jeune, passionnément tournée vers les souffrances incommensurables des gazaouis. En tout cas, le tableau des résultats départementaux impose l’image d’un espace francilien où la France insoumise prospère alors que le RN piétine (Seine-Saint-Denis) ou progresse moins que dans d’autres territoires.

En sens inverse, les Verts ont reculé partout, dans des proportions étonnamment voisines, que l’on soit dans des espaces de tradition industrielles ou urbaines ou dans des territoires marqués par la ruralité. Même les territoires du Centre et de l’Ouest, où les luttes écologistes ont été denses dans les périodes récentes.

Le PS progresse lui aussi dans tous les départements, plus vivement dans ses lieux de prédilection de l’Ouest et de la région parisienne, un peu moins dans les territoires de l’Est et du Sud-Est, où les souvenirs douloureux de la désindustrialisation violente entreprise après 1989 a laissé des traces, matérielles et mémorielles.

Quant au RN, il progresse évidemment partout, même si le cœur de la région parisienne, devenue chasse gardée de LFI, persiste à lui être moins favorable. Mais le butoir parisien est largement compensé par des progressions dans des départements restés longtemps répulsifs, comme la Corse ou même des territoires de tradition rebelle et résistance, comme la Corrèze ou l’Allier, anciennes zones de force du communisme rural.

Du coup la coloration politique des territoires bouge, au détriment des forces traditionnelles, à gauche comme à droite.

L’implantation de LFI est relativement déséquilibrée. Quinze départements seulement sont au-dessus de la moyenne nationale, dont la moitié en région parisienne, où 6 dépassent les 15%, avec le « carton » réalisé en Seine-Saint-Denis, qui met pour l’instant le mouvement insoumis à un niveau rappelant celui de la « banlieue rouge » à l’apogée.

L’implantation du vote socialiste est plus homogène, une quarantaine se trouvant au-dessus de la moyenne nationale. Deux ans après le Waterloo de la présidentielle, le PS a retrouvé une part de ses bases antérieures, dans l’Ouest, l’Occitanie, le massif alpin et surtout à Paris où, battu à plate couture par LFI en 2022, il se retrouve devant elle dans la plupart des circonscriptions. Aucun département n’a été au-dessous des 7%, ce qui l’éloigne un peu de l’archipélisation qui caractérise encore le vote insoumis.

Cette bonne santé relative contraste avec les malheurs du voisin communiste. Une nouvelle fois, malgré la bonne image de son leader et le capital de sympathie de sa jeune tête de liste Léon Deffontaines, le Parti communiste reste englué dans ses très basses eaux et, plus grave encore, son capital municipal se trouve menacé.

Quant au RN, à part l’exception francilienne, il n’est nulle part au-dessous des 20% d’exprimés. Il atteint la majorité absolue dans l’Aisne, dépasse les 40% dans 21 départements allant du Pas-de-Calais à la Corse du Sud.

Le communisme municipal assiégé

Outre une force militante affaiblie mais toujours plutôt conséquente, l’atout du PCF reste dans un réseau de municipalités plus riche que ne le suggèrent des résultats nationaux désormais résiduels. Entre 2014 et aujourd’hui, on décompte quelques centaines (autour de 700) de communes qui ont eu ou ont toujours un maire communiste ou apparentés. Ces communes administrent environ 3,5 millions d’habitants.

Or, bien loin de relancer la machine, ces élections européennes ont fragilisé une fois de plus l’édifice longtemps envié, la liste parrainée par Fabien Roussel reculant de 2,7% en moyenne dans l’ensemble de ces villes. La liste communiste dépasse certes de peu le seuil fatidique des 5%, mais reste bien loin des scores du PS (11,6%), de LFI (19,4%) et plus encore du Rassemblement national (31,3%).

 20242019Écart
ABST51,653,0-1,4
PC5,98,6-2,7
LFI19,49,310,1
PS11,65,85,7
Verts4,711,9-7,2
LREM9,816,4-6,6
LR4,14,9-0,8
RN31,325,36,0

La France insoumise est la principale bénéficiaire des évolutions. Elle progresse dans près de 140 de ces communes et parvient à des scores qui approchent ceux du PCF de la grande époque. Elle atteint le seuil de la majorité absolue dans 6 villes (le record revenant à La Courneuve avec 58,1% et elle se situe entre 30 et 40% dans 9 autres. Presque toutes se situent en région parisienne. C’est là que la formation insoumise enregistre ses progressions les plus spectaculaires, au-dessus de 30% dans 13 communes de la proche banlieue.

La progression moyenne du PS est moins forte (+5,7%), mais elle est plus régulière : alors que la FI recule avec plus ou moins d’intensité dans 476 communes, le PS progresse à peu près partout, ce qui souligne les effets des clivages à gauche, en tout cas en dehors de l’espace francilien.

Le plus préoccupant est dans la progression du Rassemblement national. Il atteint la majorité absolue dans 86 communes de gestion communiste, ancienne ou récente et se situe entre 30 et 40% dans une peu 200 autres. Le Nord et le Pas-de-Calais sont les plus touchés, le secrétaire national lui-même se trouvant menacé, avec un RN qui a obtenu plus de 50% dans sa circonscription dimanche dernier.

On assiste ainsi à un étonnant phénomène de distorsion qui affecte le cœur même du communisme municipal : percée fulgurante de LFI dans le foyer historique du communisme municipal urbain ; percée tout aussi fulgurante du RN dans les espaces de l’industrie d’hier et de la ruralité ou de la semi-ruralité. Tout se passe comme si, dans des écosystèmes bouleversés par la crise et les échecs passés, le PC se trouvait soumis à une double concurrence, en région parisienne par la France insoumise et ailleurs par un RN qui agrège toutes les inquiétudes et les rancœurs.

Bien des exemples passés, de 1958 à nos jours, ont certes montré qu’il n’y a pas de correspondance inéluctable entre résultats nationaux et contextes locaux. Mais la généralisation des menaces, même diamétralement opposées, suggère que le temps des vieilles habitudes est sans conteste forclos.

Le Rassemblement national a certes le vent en poupe, en tête dans 457 circonscriptions et atteignant la majorité absolue dans plus de 5000 communes regroupant environ 4,2 millions d’habitants. Si l’on s’en tient à la gymnastique des chiffres, on sait que la mouvance d’extrême droite devance la coalition des gauches dans 347 circonscriptions et qu’elle est derrière elles dans 225.

La voie vers la majorité absolue n’est donc pas irrévocablement ouverte à l’extrême droite française, pas plus d’ailleurs que celle d’une majorité relative. Tout dépendra, et de la solidité de la gauche rassemblée et de l’implosion d’une droite dont certains éléments méritent de moins en moins le qualificatif de « républicaine ».

Reste pour la gauche à transformer une potentialité numérique en dynamique irrésistible. L’histoire a montré que cela relève du possible. Mais on sait aussi que l’histoire ne se répète pas toujours…

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