C’est
un véritable cri d’alarme que lancent les experts du Conseil de
l’Europe ( GRETA ) dans leur rapport annuel sur la situation de la
traite des êtres humains en Europe. Avant l’exploitation sexuelle,
l’exploitation par le travail est devenue la forme prédominante de
l’esclavage moderne. Les premières victimes en sont les migrants.
L’esclavage
est-il en train de devenir une pratique florissante en ce début de
XXIème siècle en Europe ? On aurait presque du mal à y croire si ce
n’étaient les experts internationaux du Conseil de l’Europe qui en
fassent la démonstration, chiffres et centaines de documents à l’appui,
pays par pays.
A lire les 70 pages du rapport ( le 7ème ) que vient de rendre
public le GRETA (1), et qui porte sur l’année 2017, on se frotte les
yeux. Non seulement l’esclavage s’aggrave au cœur de l’Europe, mais les
chiffres officiels, nous disent les experts, sous-estiment gravement le
problème, et les poursuites ainsi que les condamnations, sont
pratiquement inexistantes, d’autant que la plupart des victimes
préfèrent ne pas déposer plainte ou témoigner, car elles dépendent des
trafiquants pour leur travail et leur logement. Résultat : la traite des
êtres humains à des fins d’exploitation par le travail reste largement
invisible. C’est, expliquent les enquêteurs du Conseil de l’Europe, «
l’un des aspects les plus problématiques de l’esclavage moderne. »
Une activité criminelle
Précisons d’abord que cette notion d’« esclavage » - ou de « traite
des êtres humains » - n’est nullement une métaphore ou une caricature
destinée à attirer l’attention sur l’un des aspects particulièrement
révoltant de l’économie moderne. Il ne s’agit pas non plus d’une notion
spécifiquement européenne puisqu’elle se réfère explicitement à
l’article 4 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, ainsi
qu’à d’autres instances juridiques internationales, comme l’Organisation
internationale du Travail ( OIT ), par exemple. Au regard des
conventions internationales, la traite des êtres humains n’est donc pas
une option économique comme une autre, c’est un crime.
La convention adoptée, dans sa version européenne, par le Conseil
de l’Europe est extrêmement précise et mérite d’être citée in extenso
car elle fait référence à de nombreuses situations concrètes dont on
entend régulièrement parler. L’esclavage désigne « le recrutement, le
transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la
menace de recours ou le recours à la force ou d’autres formes de
contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une
situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements
ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant
autorité sur une autre aux fins d’exploitation. »
Si jusqu’alors, la forme dominante de cette traite des êtres
humains en Europe, concernait l’esclavage sexuel, c’est désormais
l’esclavage par le travail qui domine pratiquement partout, tout
particulièrement au Royaume-Uni, en Belgique ou au Portugal, pour ne
citer que les pays les plus importants. Les experts du GRETA citent
également un pays qui a résolu le problème de manière originale. Il
s’agit de la Pologne, où la « servitude » n’est toujours pas mentionnée
expressément dans la loi comme type d’exploitation.
A la ville comme à la campagne
Si aucun secteur de l’économie n’est épargné par l’esclavage, il
est particulièrement répandu dans le bâtiment, l’hôtellerie, l’industrie
manufacturière - notamment le textile – mais aussi, le nettoyage,
l’agriculture, et la pêche. En bref, dans tous les secteurs clé qui
rapportent de l’argent. Dans tous les cas l’objectif est clair :
engranger des profits maximum en réduisant, parfois jusqu’à zéro, la
valeur de la force de travail, celle qui précisément permet de produire
de la valeur. La pratique de l’esclavage permet de surcroît d’obtenir un
avantage décisif par rapport aux autres concurrents opérant dans le
même secteur, ce qui, au bout du compte, incite tout le monde à adopter
les mêmes méthodes. C’est bien entendu la raison de fond qui explique
l’irrésistible ascension, aujourd’hui, de l’esclavage par le travail en
Europe.
A titre d’exemple qui révèle ce qui se passe dans de nombreux
autres pays et secteurs d’activité, le GRETA fait état de nombreux cas
qui ont réussi à parvenir jusqu’à la Cour européenne des droits de
l’homme. Par exemple, celui de 42 ressortissants bangladais qui
travaillaient jusqu’à 12 heures par jour, sans permis de travail, dans
une exploitation de fraises de Manolada, dans le sud de la Grèce, sous
le contrôle de gardes armés, et qui vivaient dans des huttes de fortune
dépourvues de toilettes et d’eau courante. Le 17 avril 2013, alors qu’un
groupe de ces travailleurs venait réclamer les salaires qui n’avaient
pas été versés depuis plusieurs mois, un des gardes armés a ouvert le
feu, blessant grièvement 30 d’entre eux.
« Avant cet incident, les autorités grecques connaissaient depuis
des années les conditions dans lesquelles des milliers d’ouvriers
vivaient et travaillaient dans des exploitations de fraises autour de
Manolada (…) mais aucune mesure concrète pour remédier à la situation
n’avait été prise, » explique le rapport. La Cour d’assises de Patras,
devant qui l’affaire avait été portée, avait d’ailleurs acquitté les
deux employeurs coupables.
Mais l’esclavage n’est pas le privilège des zones rurales éloignées
aux confins du continent européen. Il sévit aussi dans les beaux
quartiers des grandes capitales à la mode. Ainsi en 2015 à Londres, note
le GRETA, 75 cas d’esclavage domestique (employé.e.s de maison ) ont
été enregistrés par la police, dont 10 chez des diplomates !
Là encore, non seulement l’Etat ne fait rien pour améliorer la
situation, mais bien au contraire, il a tendance à l’aggraver. Les
experts du Conseil de l’Europe dénoncent ainsi le fait qu’au
Royaume-Uni, « le nouveau système s’appliquant aux employés de maison de
nationalité étrangère, fragilise la situation des employés de maison
migrants et risque d’accroître la traite aux fins de servitude
domestique. » Pire, selon de nombreux rapports émanant de la société
civile, lorsque des victimes d’esclavage par le travail ou d’esclavage
domestique, s’adressent à un commissariat de police pour déclarer qu’on
leur a ôté leur passeport ou que leur salaire n’a pas été payé, « elles
sont souvent éconduites, car ces faits sont souvent considérés comme
relevant du droit civil, » alors qu’il s’agit en fait bel et bien de
délits.
« La traite aux fins d’exploitation dans les secteurs des services
domestiques et des soins à la personne concernent plus fréquemment les
femmes, » conclut les experts du GRETA, « et est plus difficile à
détecter dans la mesure où elle s’exerce dans des domiciles privés où
les victimes peuvent être soumises à une exploitation à des fins à la
fois sexuelles et de travail. »
Les migrants, premières victimes
De nombreuses études menées dans plusieurs pays européens, reprises
dans le rapport du GRETA, montrent que ce sont d’abord les travailleurs
migrants étrangers qui sont victimes de l’esclavage par le travail en
Europe, mais pas seulement.
« Notre suivi, » explique la présidente du GRETA, Siobhan Mullally,
« montre que de plus en plus de personnes font l’objet de la traite à
des fins de travail dans des conditions révoltantes en Europe, à la fois
au sein des frontières nationales et au delà, » c’est-à-dire, partout
dans le monde où des entreprises européennes exploitent des personnes
dans des conditions qui relèvent de l’esclavage. L’actualité fait
apparaitre de temps en temps, souvent à l’occasion d’évènements
dramatiques, un bout de la partie émergée de ce tragique iceberg. Ce fut
le cas par exemple lors de l’effondrement du Rana Plaza à Dacca au
Bangladesh, qui a fait plus de 1 100 morts en avril 2013.
« Les travailleurs migrants, notamment saisonniers et en situation
irrégulière, ainsi que les demandeurs d’asile qui n’ont pas accès au
marché du travail sont particulièrement vulnérable à la traite aux fins
d’exploitation par le travail. »
A lire le rapport du GRETA, on ne peut s’empêcher - le mot est là
pour y faire référence – d’établir un parallèle entre ce que fut le
grand esclavage négrier, dominant dans les pays européens jusqu’au
XIXème, et de s’inquiéter qu’il ressurgisse aujourd’hui, sous des formes
ironiquement – et effroyablement – semblables.
Dans les deux cas, des hommes et des femmes arrachés à leur
continent – toujours le même, l’Afrique – embarquant sur des navires ou
des embarcations aléatoires pour des traversées à risque, au bout
desquelles, si ils n’en meurent pas, se profile l’esclavage.
Parmi les nombreuses pistes qu’explorent les experts du Conseil de
l’Europe pour tenter d’améliorer une situation en voie de dégradation,
il apparait, note le rapport que « la coopération avec les syndicats et
les ONG est essentielle pour s’attaquer avec succès au cas de traite aux
fins d’exploitation par le travail. »
(1) Le Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres
humains ( GRETA ) est l’organisme du Conseil de l’Europe chargé de
veiller à l’application de la Convention européenne contre l’esclavage.
Son premier rapport couvrait la période allant de 2009 à 2011.
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