Les
habitants de la ZAD, qu’ils soient « historiques » ou « nouveaux »,
revendiquent dans une plateforme rédigée en commun de pouvoir tous
rester et de faire de cette zone
un espace d’expérimentation d’une nouvelle gestion du foncier agricole.
Jean-Claude Moschetti/REA
Que
faire de l’espace occupé par les opposants à l’aéroport de
Notre-Dame-des-Landes à présent que le projet s’est scratché ? Sur
place, on plaide pour maintenir cette zone d’expérimentation sociale,
qui revendique l’indépendance sans chercher l’autarcie.
Évidemment,
en deux ans, Étienne a déjà eu quelque envie de se tailler en vacances.
De raccrocher les gants et de se sortir les mains de la terre, de garer
le tracteur et d’oublier quelques jours ses légumes.
Bref, de souffler et d’aller voir ailleurs. Un bonnet de
laine vissé sur le crâne, la mine dégoulinante qu’affichent, les hivers
pluvieux, ceux qui travaillent dehors même quand ils parviennent à
éviter les gouttes, le jeune homme ne se raconte pas d’histoire : dans
la vie, il faut savoir faire des pauses.
Seulement les siennes ont toujours tourné court. Non par
manque de temps, mais de sens. « Parce qu’il n’y a qu’ici que je me
sente vraiment en prise avec ma vie », explique-t-il. « Ailleurs, tout
me semble plus… contraint. Ici, que l’on bêche, que l’on cuisine ou que
l’on conduise un tracteur, nous le faisons par choix et dans la
perspective de construire quelque chose. Ici, le moindre de nos gestes
est politique. » Étienne a la vingtaine avancée, une barbe dorée et,
après avoir longtemps théorisé sa société idéale, a des appétits de
passage à l’acte. Il est de cette génération de militants qui, ces
dernières années, a débarqué dans ce qui est devenu l’un des bocages les
plus célèbres de France – celui de Notre-Dame-des-Landes, préempté par
l’État à l’époque où germait sa vocation d’y construire un aéroport.
Étienne est ce que l’on nomme communément un « zadiste »,
de ceux qui, aujourd’hui, postulent au droit de rester sur place afin
d’y faire mûrir ce qui a été semé en près de dix ans d’occupation.
Étienne est un cas de conscience pour les décideurs et, plus
globalement, pour ceux qui s’interrogent sur ce qu’il convient de faire
de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, à présent que le projet d’y
transférer l’aéroport Nantes-Atlantique est officiellement enterré (lire
ci-dessous).
La ZAD, un large triangle de bocages inviolés, perlés de fermes et de hameaux...
Faut-il la rendre à l’État, son légitime propriétaire,
qui, depuis trois semaines, multiplie les déclarations pour dire qu’il
la reprendra, fût-ce manu militari ? Ou faut-il la laisser à ceux qui
l’habitent illégalement depuis 2009, mais revendiquent la légitimité de
leur lutte et de l’expérience sociale qui en a décliné ?
Sur place, la question est bien évidemment tranchée.
Samedi, une manifestation est annoncée : le projet d’aéroport envolé,
une nouvelle bataille s’engage, visant à défendre la zone à défendre
qui, d’outil de combat, s’est muée en objet à préserver, dont l’utilité
collective est revendiquée.
« La ZAD n’est pas un espace sans contrôle ni État de
droit », résume Kévin (1), membre du collectif presse, qui nous
accueille ce matin-là dans le vaste chalet de bois baptisé « la
Cabane », servant d’espace commun à une dizaine de résidents. « C’est
une zone de densification des luttes, un outil à notre disposition pour
nourrir d’autres batailles. » Toute communauté a son histoire. La genèse
de celle-ci se lit dans le paysage, rayé de haies et carrelé de prés,
gras, épais, dégorgeant d’humidité. Un large triangle de bocages
inviolés, perlés de fermes et de hameaux, que seules quelques routes
cabossées sillonnent, comme des canaux sillonneraient un marais. Ici,
rien n’a changé depuis 1974, l’espace est resté dans son jus, préservé –
c’est tout le paradoxe – par le dessein d’y ériger, un jour, un
complexe aéroportuaire.
Le temps a passé et est arrivée la bataille contre
l’aéroport, entamée à mi-chemin des années 2000, après la relance du
projet, lequel validait, à terme, l’expulsion contre l’indemnisation des
habitants de la zone. Certains partiront. D’autres pas, dont le refus
de céder le terrain s’affiche encore aujourd’hui sur quelques façades de
maisons.
Plusieurs associations ferraillaient déjà juridiquement
quand, en 2007, celle des Habitants qui résistent, des dissidents
désireux de passer à une contre-offensive plus directe, appellent à la
rescousse les soutiens extérieurs. « Beaucoup d’habitants étaient
partis, les maisons étaient vides », explique Jules (1), la barbe poivre
et sel de la cinquantaine et l’œil malin de l’adolescence, accoudé au
comptoir de l’auberge des Q de plomb, QG culinaro-associatif où l’on
peut se ravitailler à prix libres. « L’idée était de les occuper pour ne
pas les laisser détruire. » Lui habitait le lieu-dit des Rosiers. « Je
n’étais pas militant écolo, mais j’avais trouvé ce coin dix ans plus tôt
avec ma compagne et les enfants. Nous étions bien. » Ils étaient
locataires : le propriétaire vendra la maison au groupe Vinci, et Jules
et sa famille deviendront squatteurs de fait.
L’autonomie et l’agriculture bio au cœur du projet
Les occupations par « ceux de l’extérieur » démarreront
vraiment à compter de 2009. « À nous, les “historiques”, les “nouveaux”
paraissaient décalés en termes de mode de vie et de stratégie », raconte
Marcel Thébault, éleveur de vaches laitières, installé depuis 1999 au
Liminbout, l’un des bourgs du bocage. « On se demandait s’ils allaient
assumer, et l’on ne partageait pas toujours leur façon de résister. »
Comme cette fois, lors d’une tracto-vélo (manifestation en tracteurs et
vélos), en 2011, où certains ont poursuivi un agent des renseignements
généraux. « Tous les médias se sont focalisés là-dessus, c’était
contre-productif… » Mais survint César, où plutôt l’opération « César »,
en 2012, et le débarquement violent des forces de l’ordre, visant à
déloger tout le monde. Les occupants se feront salement sortir des
maisons, dont beaucoup seront détruites. Inlassablement, ils reviendront
sur place, construiront des baraques, s’y réinstalleront. Jusqu’à ce
que les autorités renoncent. « Cette épreuve du feu a réuni tout le
monde », reprend Marcel Thébault. « Nous avons tous compris que si nous
avions gagné, c’est parce que nous étions ensemble, au-delà de nos
divergences. Cela a changé radicalement notre univers relationnel. » Et a
préfiguré la ZAD de 2018 et l’identité qu’elle se revendique. Celle
d’un territoire autonome mais inclusif, où les choix se tranchent en
commun, même si cela nécessite du temps et une confrontation de points
de vue parfois costaude. Celle, aussi, d’un lieu d’expérimentation
sociale et démocratique, libre de ses choix et de leurs sens. « Nous ne
visons pas l’autarcie, mais l’autonomie de décision », nuance Kévin,
installé à la longue table de bois qui remplit la cuisine de la Cabane.
« Nous voulons pouvoir discuter avec l’État, les collectivités ou les
entreprises, de tout ce qui touche à notre fonctionnement, qu’il
s’agisse du ramassage des poubelles ou de la réfection d’une route. »
Quitte à ce que le choix final soit de s’y coller soit-même. « L’an
dernier, nous avons organisé une journée des quatre saisons durant
laquelle nous avons réparé les nids-de-poule d’une route communale… »
L’idée d’autonomie se niche partout. Mais c’est dans l’organisation du
lieu et de ses productions qu’elle est la plus saillante. Ici, tout part
de collectifs auto-organisés, qu’il s’agisse d’habiter – souvent en
caravanes, rassemblées autour de maisons de bois, de pierre ou de métal,
érigées pour beaucoup depuis 2012 –, de travailler ou de penser. Et si
l’agriculture – bio, cela va sans dire – est au cœur du projet, ce qui
cherche à être réinventé, c’est d’abord le rapport à l’argent et au
collectivisme.
« Nous portons l’idée d’une agriculture communiste »,
tente de résumer Kévin, pour expliquer une visée générale qui l’a poussé
à prendre racine ici, au point d’y être devenu jeune papa par trois
fois. « J’étais venu passer quelques heures et je suis resté des années.
C’est comme de tomber amoureux : on ne se demande pas si cela va durer
une semaine ou la vie… ». Il était ferrailleur dans le bâtiment, en
banlieue parisienne : il est désormais vacher et travaille à la ferme de
Bellevue, où un troupeau de laitières a été constitué après 2012 pour
résister à l’expulsion. « Tous nos projets ont été engagés afin de
prendre à contre-pied la volonté de désertifier cette zone d’aménagement
différé, poursuit-il, mais ils portent aujourd’hui leur propre sens. »
Le lait tiré n’est pas vendu, mais partagé sur le « non-marché », où,
chaque vendredi, les aliments produits s’échangent à prix libres. Comme
d’autres productions – maraîchères, essentiellement – il sert également à
alimenter un réseau de ravitaillement des luttes, initié pendant le
mouvement contre la loi travail. Le principe est tout bête : nourrir, au
sens propre et via des banquets gratuits, les mouvements de résistance,
qu’il s’agisse de celui des migrants, à Calais, ou les piquets de grève
des postiers de Saint-Herblain. « Nous avons une énergie à maintenir
mais surtout à redistribuer, reprend Kévin, un capital de mobilisation
et d’organisation que nous pouvons partager. » L’idée de gratuité
continue néanmoins d’être questionnée. « Nous sommes beaucoup à penser
que l’agriculture a un coût », ajoute Étienne, abrité sous le vaste
hangar de la Vacherie, point de rendez-vous des rassemblements et
d’acheminement du matériel collecté. « Notre réflexion se poursuit sur
le juste équilibre à tenir, pour ne pas tomber dans un système de
marchandisation. » Parfois, les projets calquent ce qui se fait déjà
ailleurs. Une épicerie solidaire est en gestation, une Cuma (coopérative
d’utilisation de matériel agricole) a été constituée et un collectif de
gestion des espaces forestiers est à l’œuvre depuis 2010 –
l’Abracadabois – lancé avec la participation d’acteurs de la filière
afin de réguler les prélèvements et les plantations d’arbres. Mais c’est
la cohérence d’ensemble qui fait la singularité de la démarche.
« À l’autre bout de la chaîne, nous avons développé un
chantier école à Bellevue, qui nous a permis de former des gens à la
construction et de bâtir un hangar, depuis la charpente jusqu’à la
couverture », reprend Kévin. Artisanalement érigé, le lieu compte,
désormais, parmi ceux les plus remarquables du bocage.
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