Féru de latin et de grec ancien depuis l’enfance, Jean-Charles Naouri a dû passer de longues soirées à étudier l’ascension et la chute des empires. Il a probablement appris que, d’ordinaire, ces derniers meurent de l’appétit sans limite de leurs dirigeants : le sien ne fait pas exception. En ce début d’année 2024, le PDG déchu de Casino, géant de la grande distribution employant 200 000 salariés dans le monde (dont 50 000 en France), observe de loin le dépeçage de l’empire qu’il a patiemment fait grossir à coups d’endettement et de rachats inconsidérés.
Les « barbares » qui se partagent les dépouilles appartiennent au même monde que lui : ce sont des hommes d’affaires, moins érudits certes, mais plus patients, qui voyaient depuis des années le royaume de Naouri battre de l’aile et attendaient tranquillement leur heure. « Une occasion de ce genre ne se présente pas tous les ans, observe un bon connaisseur du secteur. Pouvoir mettre la main sur plusieurs centaines de magasins d’un seul coup, c’est le rêve de n’importe quel groupe de la grande distribution. »
Des sauveurs aux dents longues
Le « rêve » prend la forme d’un démantèlement en règle, sorte de mini-Yalta de la grande distribution, qui voit deux acteurs consolider leurs positions sur le dos d’un troisième. En grandes difficultés économiques, criblé par plus de 6 milliards d’euros de dette, Casino a été contraint de revendre la quasi-totalité de ses hypers et supermarchés pour survivre, sur fond de passation de pouvoir.
Deux « sauveurs » ont sauté sur l’occasion : Intermarché met la main sur 190 magasins (dont 31 devraient être revendus à Carrefour) et Auchan 98. Leur appétit s’explique par la course aux parts de marché à laquelle se livrent tous les acteurs de la grande distribution. Et dans un monde où il est de plus en plus compliqué d’ouvrir de nouveaux magasins, du fait des réglementations luttant contre l’artificialisation des sols, le plus simple pour s’agrandir est encore de racheter des magasins existants.
Cette course à la taille n’est pas seulement motivée par la recherche de chiffre d’affaires. En gagnant des parts de marché, les géants du secteur cherchent aussi à renforcer leur pouvoir de négociation par rapport à leurs fournisseurs (agriculteurs et industriels), afin de tirer les prix d’achat à la baisse. Derrière la reprise des magasins de Casino se profile un projet d’alliance entre Intermarché, Auchan et le groupe de Jean-Charles Naouri, pour créer une centrale d’achats commune. Avec cette centrale, les trois groupes pèseraient pratiquement 30 % de parts de marché en France, « doublant » ainsi le leader incontesté du secteur, Leclerc (24 %).
Comme dans tout partage de pouvoir, la géographie a son importance : l’emplacement des magasins rachetés ne doit rien au hasard. « Regardez les choix d’Auchan, indique Jean Pastor, délégué syndical central CGT et porte-parole de l’intersyndicale de Casino. Ils n’ont quasiment rien racheté en Bretagne, pour se concentrer sur le Sud-Est : vu qu’ils possèdent déjà un entrepôt là-bas, cela leur permet d’optimiser leurs coûts logistiques. Par ailleurs, les magasins sur la côte marchent généralement très bien : les gens sont moins enclins à regarder les tarifs quand ils sont en vacances. »
« Le Sud-Est est doté d’une démographie porteuse, dynamique, observe Pierre Marco, directeur du développement au cabinet d’expertise Secafi. Lorsque vous avez une démographie qui progresse deux fois plus vite sur un territoire, vous avez d’autant plus de chances de réaliser de la croissance. Si on se projette sur un horizon de cinq ans, l’opération sera probablement positive pour les repreneurs, même si la digestion risque d’être compliquée. »
Et si d’aventure l’Autorité de la concurrence force les deux « sauveurs » à revendre certains magasins, pour cause de monopole local, cela ne leur posera pas forcément des problèmes insurmontables. Dans les couloirs de Bercy, le ministère de l’Économie, il se murmure qu’Intermarché et Auchan auraient déjà prévu le coup.
Pour eux, l’essentiel était de racheter le plus de magasins possible pour fermer la porte à la concurrence et verrouiller les parts de marché. Si, dans un second temps, l’Autorité de la concurrence les pousse à en céder quelques-uns, ils pourront toujours tenter de les revendre à d’autres enseignes de leur groupe – par exemple, Decathlon dans le cas d’Auchan –, quitte à obliger les salariés concernés à changer de métier.
3 000 suppressions de postes ?
En résumé, c’est bien d’un Yalta qu’il s’agit, sans guerre mondiale en amont mais avec des morts à l’arrivée : les 50 000 employés de Casino dans l’Hexagone risquent de perdre des plumes. Pour commencer, tous ne seront pas repris. Près de 25 magasins Casino n’ont pas pour l’instant trouvé preneur, peut-être parce que leurs perspectives de croissance n’inspiraient pas confiance. C’est le cas de celui de Basso Cambo, un quartier excentré de Toulouse.
Situé en bout de ligne de métro, dans une zone destinée à être rasée puis reconstruite, ce magasin fréquenté par une clientèle désargentée fait figure de grand oublié du Monopoly. « Nous oscillons entre angoisse et amertume, explique Mustapha Kabti, délégué CGT. On espérait qu’Intermarché rachète notre magasin, nous découvrons que nous ne sommes pas sur la liste. 79 personnes travaillent chez nous. On ne sait toujours pas si on trouvera un repreneur ou si nous fermerons nos portes. »
Les salariés de Basso Cambo pensent à leur avenir, mais aussi à celui de leurs clients. « Nous sommes situés dans un quartier populaire, avec un panier moyen très faible, poursuit Thi Cu Setiao, collègue de Mustapha, elle aussi à la CGT. Nos clients sont des gens âgés, qui ont l’habitude de venir chez nous. Tous les matins, ils nous demandent si nous avons des nouvelles : ils sont inquiets de devoir aller beaucoup plus loin pour faire leurs courses. »
Ensuite, il y a tous les salariés des entrepôts et du siège du groupe Casino, qui ne savent toujours pas à quelle sauce ils vont être mangés. Au dernier comptage, moins de la moitié des 12 entrepôts seraient repris. Pour ce qui est du siège (2 000 emplois), les salariés redoutent un carnage, en dépit des propos rassurants du ministre Bruno Le Maire : après son démantèlement, Casino va être réduit à la portion congrue, et il y aura besoin de beaucoup moins de monde au siège pour le faire tourner. Depuis des semaines, les élus du personnel tentent de chiffrer la casse sociale à venir. De source syndicale, on estime qu’entre 2 500 et 3 000 emplois pourraient être supprimés dans l’ensemble du groupe.
Alerte sociale chez Auchan
Pendant longtemps, Auchan a plutôt fait figure de « bon élève » du secteur en matière de conditions de travail, en tant que groupe intégré (voir article ci-contre). Mais une enquête réalisée par la CFDT au printemps, dont nous avons pu consulter les résultats complets, jette un jour nouveau sur l’enseigne. « Devenu une machine à cash, Auchan en oublie le bien-être de ses équipes », assure le syndicat, qui pointe suppressions de postes et réorganisation du travail sans association réelle des salariés. La CFDT a interrogé 2 800 employés du groupe, pour un bilan accablant. 63 % des répondants constatent une dégradation de leurs conditions de travail, 28 % disent prendre des médicaments ou des stimulants à cause de leur activité, 84 % affirment que leur charge de travail a augmenté. Quant à l’avenir, il n’est guère plus reluisant : 83 % pensent par exemple qu’ils risquent d’avoir des difficultés à tenir leur poste jusqu’à la retraite. Contactée, la direction ne nous a pas répondu.
Les salariés repris par Auchan et Intermarché ne sont pas, pour autant, au bout de leur peine. « Si ton magasin est repris par un “intégré” comme Auchan, qui dispose d’accords nationaux relativement protecteurs, c’est un moindre mal, estime Guillaume Paré, représentant syndical CGT au CSE central de Distribution Casino France. En revanche, si tu te retrouves chez un franchisé Intermarché, cela n’a rien à voir en termes de conditions de travail. »
Régression sociale à tous les rayons
Chez Intermarché, en effet, chaque gérant de magasin gère ses équipes comme il l’entend. Les salariés de Casino savent que, passé un laps de temps, leur futur directeur pourra dénoncer la totalité des accords d’entreprise – plus généreux que la moyenne du secteur – qui régissaient leurs conditions de travail dans le groupe de Jean-Charles Naouri. Nathalie, déléguée syndicale dans un magasin du côté de Lyon, est en train d’en faire l’amère expérience.
Son magasin appartenait à Casino, avant d’être revendu à Intermarché le 1er octobre dernier, dans le cadre d’une première vague de cessions. « Lors de notre première réunion avec la direction, cela a été un choc, nous confiait-elle en janvier dernier. Nos patrons ont été très clairs : “Vous êtes trop payés, vous nous coûtez trop cher !” » Elle sait que sa nouvelle direction va chercher à s’en prendre aux « avantages » des anciens de Casino : huit heures de travail par jour (contre dix chez le franchisé), majoration de 50 % les dimanches (contre 20 à 30 % dans la convention collective), plannings décidés à l’avance et non du jour au lendemain, etc.
La question mérite d’être posée : cette paupérisation redoutée par les anciens de Casino préfigure-t-elle un mouvement de dégradation des conditions de travail plus général dans le secteur ? Pour tenter d’y répondre, il faut s’arrêter un instant sur deux « modèles » en plein essor, aux propriétés voisines : la location-gérance et la franchise. Dans les deux schémas, il s’agit pour un groupe de confier la gestion d’un de ses magasins (et de ses salariés) à un indépendant, contre le paiement régulier de redevances.
Dans le cas de la location-gérance, l’indépendant loue le fonds de commerce, alors qu’il l’achète dans le cas de la franchise. Depuis quelques années, ces modèles ont le vent en poupe dans le secteur de la grande distribution : jadis réservés aux « indépendants » (comme Intermarché), ils sont adoptés par des mastodontes, comme Carrefour.
« Pour un groupe, c’est extrêmement intéressant, résume un expert du secteur. Cela lui permet de “sortir” des effectifs de ses comptes, et donc de réduire ses frais de masse salariale. C’est aussi l’assurance de récupérer un flux financier régulier (les redevances), très apprécié des actionnaires, qui savent ainsi que l’argent tombera tous les mois. » Les sommes en jeu ne sont pas ridicules. Selon nos informations, Carrefour encaisserait, en moyenne, plus de 300 millions d’euros de redevances par an, depuis 2018, grâce à la location-gérance. Dans le même temps, 20 000 salariés auraient été éjectés hors du groupe, pour se retrouver chez un gérant.
Pour les travailleurs qui ont le malheur de se retrouver sous pavillon franchisé, c’est quitte ou double : les conditions de travail dépendront du seul bon vouloir du gérant du magasin. Bien souvent, ils perdront la plupart des acquis du temps où ils faisaient encore partie d’un groupe intégré. Il y a fort à parier que cette grande régression s’étende dans les années à venir jusqu’à des groupes qui paraissaient pourtant épargnés. C’est le cas d’un des deux repreneurs des magasins Casino : il y a quelques mois, la direction d’Auchan a laissé entendre que la moitié de ses 235 supermarchés pourraient passer en franchise, à plus ou moins long terme. C’est peu dire que la grande distribution n’a jamais fait figure de paradis social : les années qui viennent ne vont probablement pas redorer le blason du secteur.
De Naouri à Kretinsky : passation de pouvoir chez Casino
Deux générations, deux modes de management, mais une même ambition : le géant Casino est en train de quitter le giron d’un oligarque à la française pour passer sous la coupe d’un magnat tchèque. Jean-Charles Naouri, naguère tout-puissant PDG du groupe, a dû remettre les clés de son empire à Daniel Kretinsky, milliardaire en pleine ascension (lire aussi l’« HM » du 28 septembre 2023). La vente a été actée en juillet 2023, mais le consortium de repreneurs emmené par Kretinsky ne prendra officiellement les rênes du groupe que dans les prochaines semaines.
Pour Naouri, c’est la fin d’un parcours qui l’aura vu naviguer au cœur de l’oligarchie française, depuis la haute fonction publique jusqu’au secteur privé. Né en 1949, cet élève modèle passe par l’École normale supérieure (ENS) et l’École nationale d’administration (ENA), avant de décrocher un doctorat en mathématiques. Il intègre l’inspection générale des finances en 1976. Nommé, en 1984, directeur de cabinet du ministre de l’Économie socialiste Pierre Bérégovoy, il est l’un des grands artisans de la dérégulation du système financier français. Trois ans après, le « grand serviteur de l’État », comme l’encense alors une partie de la presse, passe dans le privé. Il entre à la banque Rothschild puis crée son fonds d’investissement, avec lequel il prend le contrôle d’entreprises en difficulté.
Entre 1991 et 1992, il met la main sur le groupe Casino, dont il mène l’expansion tambour battant, à coups de rachats d’entreprises et d’endettement vertigineux. Aujourd’hui, l’orgueilleux homme d’affaires doit abandonner les commandes d’un groupe en pleine déconfiture. « Challenges » nous apprend que sa fortune devrait fondre en 2023, en raison de l’effondrement du cours de Bourse de Casino, pour passer sous la barre de 50 millions d’euros. Mais le journal nous rassure : en 2022, le PDG a pratiquement fait doubler son salaire fixe, à 825 000 euros.
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