C’est un homme au passé redoutable qui accède à la présidence de l’Indonésie à l’issue du scrutin du 14 février. Élu dès le premier tour avec plus de 57 % des voix, selon une estimation encore provisoire, Prabowo Subianto succédant à Joko Widodo est désormais à la tête d’un pays de 280 millions d’habitants à majorité musulmane, répartis sur quelque 17 000 îles sur une zone aussi vaste que les États-Unis. Ce résultat des urnes, entaché selon ses opposants de fraudes massives, suscite maintes inquiétudes et interrogations.
Ex-officier des Kopassus (forces spéciales indonésiennes), Subianto est accusé de crimes durant les sanglantes répressions au Timor oriental, dans les années 1980/1990, au terme d’une enquête de l’ONU réalisée en 2001. Il sévit encore en 1998 contre le mouvement populaire qui mit à bas la dictature suhartiste, faisant enlever et torturer des militants dont une dizaine n’a jamais réapparu. À la chute de Suharto dont il était le gendre, il est limogé de l’armée et s’exile durant cinq ans. De retour à Jakarta, l’ancien boucher du Timor, tout en reprenant des activités politiques, bâtit un empire commercial florissant grâce à ses connexions militaires et familiales. Il est à la tête du Groupe Nusantara qui possède des intérêts dans divers secteurs, tels que l’énergie, les ressources naturelles et l’agroalimentaire.
Longtemps privé de visa par les États-Unis et par l’Australie, il connaît un retour en grâce en 2009 lorsque le président Joko Widodo le nomme ministre de la Défense, lui offrant ainsi une nouvelle virginité politique et un statut international. On voit aujourd’hui les objectifs de la manœuvre. Widodo a imposé son fils comme colistier de l’ancien général après quelques manipulations juridiques. Le rejeton Widodo, n’ayant pas l’âge requis pour accéder à la vice-présidence, a bénéficié d’un petit coup de pouce de la Cour constitutionnelle présidée… par son oncle. Ce jeu de pouvoir en famille et entre amis a balisé la voie vers la victoire électorale du ticket ainsi constitué. Au cours de la campagne, l’ancien général a poli son image médiatique en s’affublant des habits neufs d’un grand père sympathique et a particulièrement courtisé la jeunesse. Plus de la moitié des électeurs indonésiens ont moins de 40 ans, et le silence entretenu sur les années noires de la dictature a escamoté les responsabilités de ses dirigeants.
Si, en janvier 2023, Widodo avait du bout des lèvres exprimé des regrets pour « la réalité des crimes » commis contre les communistes et l’ensemble des forces progressistes depuis le coup d’État de 1965, l’adoption en décembre 2022 par le Parlement d’un nouveau code pénal était de nature à nier les droits civils fondamentaux. Outre les restrictions de la liberté d’expression (interdiction des manifestations, restrictions des libertés académiques, etc.), ce code proscrit l’enseignement et la diffusion d’opinions politiques contraires à l’idéologie de l’État (Pancasila) et prévoit une peine de quatre ans de prison pour toute personne reconnue coupable de propagande « marxiste ou communiste ». Le Parti communiste d’Indonésie est toujours interdit et son activité strictement prohibée.
Dans ce carcan idéologique la « démocratie » indonésienne reste dominée par les mêmes figures puissantes et riches qui ont prospéré sous Suharto. Ce qui n’empêche nullement nombre de commentateurs de qualifier l’archipel de « troisième grande démocratie » mondiale et de célébrer son modèle de développement économique capitaliste particulièrement attirant pour les investissements étrangers. Ils ont atteint des sommets en 2022 avec 44 milliards de dollars, puis en 2023 avec 47 milliards de dollars. Près de la moitié d’entre eux se situant dans les secteurs des mines et de la métallurgie.
Dans le sillage de Widodo, Subianto, partisan de l’ordre, ne compte pas en rester là. Évoquant le choc provoqué par la pandémie de la Covid dont le pays ne s’est pas encore relevé - aggravation de la pauvreté et des inégalités -, de nouvelle lois anti-ouvrières criminalisant les militants et les grèves sont dans les tiroirs. Déjà en octobre 2020, le gouvernement s’est attaqué au droit du travail, aux salaires, à l’emploi et à l’environnement, provoquant une grève générale massive, suivie par un soulèvement en Papouasie et dans les universités.
D’autres interrogations subsistent quant à la tournure que prendra la présidence Subianto sur les questions internationales peu abordées au cours de la campagne électorale. En tant que ministre de la Défense, il a soigné ses relations diplomatiques et stratégiques avec les pays occidentaux - notamment par l’acquisition d’armes, de technologies militaires et la formation des forces armées indonésiennes. La France, qui cherche à renforcer sa position dans la région, en a notamment profité et a signé avec Jakarta, en 2022, un contrat portant sur la vente de quarante-deux avions Rafale. Restera-t-il dans les pas de son prédécesseur qui, au cours de ses deux mandats, s’était officiellement positionné sur une diplomatie multisectorielle ?
Dominique Bari
Article publié dans CommunisteS, n°984, 23 février 2024.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire