Victime du plus grand plan de licenciement depuis quarante ans, une partie des 10 000 salariés du distributeur de prospectus n’a pas reçu de salaire depuis juillet. Les syndicats et politiques pointent la responsabilité croisée des pouvoirs publics et des actionnaires, et redoutent des drames.
Sous l’impressionnante arche du bâtiment qui accueille le ministère de l’Économie et des Finances, rue de Bercy, les feuilles rougissantes des jeunes arbres côtoient les drapeaux de la Fédération du livre, du papier et des communications (Filpac) de la CGT.
Un gros baffle alimenté par un bruyant groupe électrogène crache une série de tubes dansants qui doivent se frayer un chemin jusqu’aux oreilles des équipes du ministère. Les passants, plongés dans ce camaïeu de rouge aux allures de kermesse, semblent loin de saisir le cauchemar qui lie les travailleurs vêtus de leur chasuble à l’effigie du syndicat.
Car, pour les quelques salariés de l’entreprise Milee, ex-Adrexo, spécialiste de la distribution de prospectus, présents à Paris ce mardi 8 octobre, ce n’est rien de moins qu’un drame qui se joue depuis cet été. Alors que cette société a été placée en liquidation judiciaire par le tribunal de commerce de Marseille, le 9 septembre, une partie des 10 000 employés qu’elle compte, en majorité des personnes âgées ou à temps partiel, attendent désespérément leurs salaires depuis plusieurs mois.
« On puise dans nos économies en attendant d’être payés »
Nadine1, engoncée dans sa veste couleur crème, observe le rassemblement un peu en retrait, adossée à une rambarde, l’épaule collée contre celle de son mari. Tous deux travaillent pour Milee, respectivement depuis quatre et huit ans, comme préparatrice et distributeur à Nancy.
La liquidation judiciaire de l’entreprise a brusquement interrompu tous les revenus du couple, qui a encore sa plus jeune enfant à charge. « Heureusement, on avait un peu de sous de côté, alors on puise dans nos économies en attendant d’être payés », explique calmement la préparatrice.
La situation est pourtant critique : le dernier salaire perçu par le couple date de juillet, et la situation les a contraints à revoir leurs projets de vie. « Nos économies devaient nous servir à payer notre déménagement très prochainement dans le Sud. Il est maintenant en stand-by », ajoute la Nancéienne.
« Mon homme va nous chercher à manger aux Restos du cœur »
Si Nadine et son mari tentent de faire bonne figure, et assurent dignement que leur frigo « encore plein » ne leur permet pas de se plaindre, certains de leurs collègues peinent à sauver la face. Marie-Ange, salariée à Roanne, laisse couler de nombreuses larmes derrière ses imposantes lunettes, secouée par des sanglots irrépressibles.
Mère de deux enfants, la distributrice, qui n’a pas reçu un centime depuis août, ne sait plus comment subvenir à ses besoins. « Mon homme, comme tous les mardis après-midi maintenant, va nous chercher à manger aux Restos du cœur », hoquette-t-elle.
Avec un salaire de 500 à 600 euros net par mois, son bas de laine est désespérément vide, et son moral au plus bas. « Tout ce qu’Éric Paumier (le directeur général de Milee – NDLR) m’a proposé, c’est un rendez-vous chez un psychologue. J’essaye de relativiser, les salaires seraient a priori bientôt versés par ordre alphabétique, mais c’est dur. On va finir comme les agriculteurs, on va se pendre quelque part », souffle-t-elle accablée.
Des salaires impayés depuis des mois
Contrairement à Marie-Ange, peu de travailleurs présents au rassemblement laissent leur émotion les submerger. Et pour cause : bien que Milee compte 10 100 salariés partout en France, de nombreuses personnes n’ont pas pu se rendre à Paris, faute de ressources.
En effet, une partie des employés concernés par un premier plan de licenciement, acté en juillet, n’ont pas vu l’ombre d’un euro depuis ce mois-là. Les autres, pourtant encore en activité jusqu’à début septembre, n’ont pas été payés depuis août. En cause, la lenteur des cabinets de liquidateurs et du régime de garantie des salaires (AGS).
Ce dernier a pour mission de mener à bien le licenciement des personnels en leur versant leur rémunération, mais aussi leur solde de tout compte et en leur remettant leur attestation employeur, condition sine qua non pour percevoir des indemnités de chômage. Le bruit court qu’il leur faudra attendre novembre, voire décembre pour voir ces tâches effectuées.
« Comment se fait-il qu’on laisse crever les gens comme ça en France ? »
Pour Alexandra Dupuy, avocate de la CGT dans cette procédure, la situation relève du jamais-vu. « Pour comparer, lorsque je me suis occupée des Scopelec, deux cabinets de liquidateurs ont été mandatés pour le licenciement de 2 500 personnes. Aujourd’hui, nous avons le même nombre de liquidateurs, mais pour 10 000 salariés. Alors, évidemment, il n’y a pas assez de moyens pour suivre les dossiers, faire les virements, transmettre les contrats de sécurisation professionnelle à France Travail ! » s’énerve-t-elle, à deux pas du ministère.
Et d’ajouter, en haussant la voix : « Le préjudice est extraordinaire pour les salariés. Comment se fait-il qu’on laisse crever les gens comme ça en France ? » Loin d’être une vue de l’esprit, cette hypothèse funeste est redoutée par les représentants syndicaux de la société de distribution.
« Si les sous ne tombent pas rapidement, on a peur que certains fassent des conneries. On a le cas d’une famille avec huit enfants qui ne peut plus se nourrir. On fait comment alors ? Il faut que les pouvoirs publics agissent », presse Sébastien Bernard, délégué syndical central CGT chez Milee.
Des choix stratégiques douteux
Avant d’en arriver à ce sinistre résultat, salariés et syndicats espèrent donc que leur présence devant le ministère va faire bouger les lignes. Ou en tout cas qu’elle permettra au gouvernement de saisir l’urgence de la situation et, pourquoi pas, de commencer à dresser la liste des responsabilités.
Puisque, si les fragilités de l’entreprise depuis plusieurs années n’étaient guère un secret de Polichinelle, l’heure est venue de faire les comptes pour les distributeurs lésés. En première ligne, ce sont les choix stratégiques des trois actionnaires repreneurs de Milee en 2017, dont Éric Paumier, directeur général et « serial entrepreneur passionné » selon sa propre description, qui interpellent.
Réunis dans le groupe Hopps, qui a racheté Milee pour un euro symbolique, les trois patrons ont pris, par exemple, la décision de vendre Colis Privé, filiale pourtant génératrice de revenus, pour 600 millions d’euros. Privé de sa vache à lait, Hopps a depuis accumulé les dettes, qui s’élevaient à 73 millions d’euros au 30 mai dernier, lorsque la société a été placée en redressement judiciaire.
Un véritable « drame social »
Bien qu’au bord du gouffre et dans l’incapacité de présenter son bilan comptable de l’année 2022 dans les délais légaux, le groupe Hopps aurait tout de même permis à Éric Paumier de se verser 70 millions d’euros de dividendes en 2023. La direction, à qui une mise en demeure a été adressée, n’a répondu aux salariés que par le silence.
« Le pire a sans doute été l’expérimentation Oui Pub », ajoute Samira Cheurfi, secrétaire fédérale de la CGT Filpac. Cette expérimentation, décidée par la loi et déployée dans 14 territoires, vise à interdire par défaut la distribution d’imprimés publicitaires non adressés pour lutter contre le gaspillage.
« J’avais dit à tout le monde que ce serait un drame social. Mediaposte, le deuxième gros acteur du marché, a réussi à réintégrer une grosse partie de ses salariés (4 700 – NDLR) vers La Poste, mais à Milee, que va-t-il se passer ? » déplore la représentante syndicale.
Plus uniquement une question de droit, mais une question de dignité
Se succédant au micro installé sous un petit barnum noir, rue de Bercy, plusieurs représentants politiques prêchent cette parole. « Il faut donner à La Poste les moyens d’embaucher les Milee », suggère Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, aux côtés de Léon Deffontaines et de députés FI.
Hilona, à moitié cachée par sa grosse écharpe et ses collègues, n’en est pas sûre. « Moi, je ne voudrais pas aller à La Poste, je voudrais complètement changer de métier. J’ai été trop déçue par Milee, par tous les retards de paiement des salaires depuis des années », soupire la préparatrice de Niort.
Elle n’a pas d’enfant à charge, mais un crédit sur le dos qu’elle craint de n’être plus en mesure de rembourser si les liquidateurs mettent trois mois de plus à la payer. Elle, et de nombreuses personnes présentes semblent partager le même avis : trouver une issue rapide à cette impasse n’est plus qu’une question de droit, mais aussi une question de dignité.
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