vendredi 5 janvier 2024

Israël- Palestine : pour la romancière Valérie Zenatti : « On ne peut renvoyer les deux peuples dos à dos »

Romancière et traductrice d’hébreu, Valérie Zenatti publie Qui-vive, son neuvième livreUn road-book entre la France et Israël sur les traces d’une professeure d’histoire-géographie déstabilisée par le chaos du monde.

Pour Mathilde, la narratrice de Qui-vive, tout commence par un double effondrement : la mort du chanteur-poète Leonard Cohen et l’élection de Donald Trump, survenues en 2016, à 24 heures d’intervalle. Quelques années plus tard, alors que le monde est entré dans le chaos provoqué par la pandémie de Covid puis la guerre en Ukraine, elle part en Israël à la recherche de visages inconnus et d’un autre rapport à l’Histoire.

Traductrice de l’œuvre d’Aharon Appelfeld, Valérie Zenatti a écrit pour la jeunesse les romans Quand j’étais soldate, inspiré de son service militaire en Israël, et Une bouteille dans la mer de Gaza, adapté au cinéma par Thierry Binisti. En littérature générale, elle est notamment l’autrice d’En retard pour la guerre et de Jacob, Jacob, prix du Livre Inter en 2015 et Dans le faisceau des vivants, prix France Télévisions de l’essai en 2019.

Ce livre est-il né d’une inquiétude ?

Plutôt d’une question que se pose Mathilde : comment vivre ? Le roman est né dans les mois qui ont suivi le confinement, avec le choc d’une réalité bouleversée de manière inédite et dont personne ne faisait rien. Quand je n’écris pas, je suis en état d’alerte. Dans ces moments, des personnages et des questions apparaissent, qui tiennent la route ou pas. J’ai senti que Mathilde s’entêtait.

Certaines évidences se sont imposées, comme son métier de professeure d’histoire-géographie. J’ai compris que cette question de comment vivre était liée au fait qu’elle avait fait de l’histoire une grille de lecture qu’elle se chargeait de transmettre. Et elle se retrouve face à un moment où le mouvement de l’Histoire devient pour elle indéchiffrable.

Comment est arrivée la figure du chanteur Leonard Cohen à travers un extrait du documentaire Birds on a Wire ?

Cette vidéo me fascine. À un moment, il quitte la scène et dit, « je ne peux plus tricher ». Et c’est ce que fait Mathilde en quittant la scène de sa vie. J’ai lu tous les poèmes de Leonard Cohen, ses romans, j’ai regardé des documentaires. Et j’ai compris qu’il pouvait accompagner ce questionnement face au monde. Mathilde n’a pas la foi, mais elle croit en l’Histoire. Après coup, je me suis aperçue que ce roman avait plongé ses racines dans tous mes autres livres, à mon insu. C’était presque une manière de réinterroger dans le vif de l’époque ce pour quoi j’écris depuis vingt ans.

Par exemple, les Âmes sœurs étaient aussi l’histoire d’une femme qui part. L’un des personnages disait : « Je me sens comme une chanson de Léonard Cohen égarée dans un congrès néonazi. » Je n’y ai pas pensé en écrivant mais j’ai été frappée de cette persistance de la poésie de Leonard Cohen en résistance à la plus grande brutalité, à l’obscénité.

Pourquoi avez-vous choisi d’adopter le regard d’une étrangère sur Israël, un pays que vous connaissez très bien pour y avoir vécu ?

Israël n’avait pas surgi dans mes romans depuis En retard pour la guerre, il y a quinze ans. En écrivant ce livre, je voulais poser un regard neuf sur tout, y compris sur ce qui m’est familier. C’est en scrutant un autre pays, d’autres façons de penser, un autre rapport à Dieu (même absent !) et à l’Histoire que quelque chose se met en action pour Mathilde. Quand j’ai su qu’elle allait partir, le centre de gravité du roman s’est déplacé irrésistiblement en Israël.

Il m’est apparu après coup que ce n’était pas anodin, il y a comme un lien souterrain qui court entre la pandémie, la guerre en Ukraine et finalement la guerre en Israël et à Gaza, même si elle est postérieure à l’écriture du roman. Le réel saute au visage de Mathilde et m’a envahie pendant l’écriture, à la fois comme un saisissement face aux mouvements de la vie et dans un pressentiment de catastrophe.

Ce voyage permet la rencontre avec des gens qui incarnent ce pays dans toute son étrangeté, sa diversité…

Ces personnages ont tous été très vivants en moi, parfois turbulents. Je les entendais parler en hébreu et je les traduisais en français. Leur point commun est d’avoir beaucoup de certitudes, ce qui est très courant en Israël. La force des problématiques existentielles est si déstabilisante que chacun, qu’il soit intellectuel ou pas, croyant ou pas, de gauche ou de droite, s’est forgé des convictions très ancrées pour ne pas perdre l’équilibre.

Comment les déchirures d’Israël se sont-elles intégrées à la fiction ?

En passant par le regard et l’écoute de Mathilde, les résonances de l’Histoire ont surgi. La poétique l’ouvre au politique, sa quête de justesse à la question de la justice. Je ne traite pas directement de l’actualité dans Qui-vive, loin de là, mais si on calcule bien, Mathilde parcourt Israël au printemps 2022, alors que le pays s’acheminait vers des cinquièmes élections en moins de trois ans. Le bouleversement qui se profilait était celui d’une réforme des institutions judiciaires qui a entraîné des déchirures internes sans précédent dans l’Histoire moderne du pays.

Il faut remonter au premier siècle pour trouver des antagonismes aussi violents au sein du peuple. J’ai été frappée par le fait que les tenants de cette réforme, qui se réclament souvent de la Bible, semblaient oublier que, selon ce texte, Israël ne devait pas être un État politique mais purement juridique. Il n’y avait pas de roi et il n’y a eu que des juges pendant, dit-on, quatre cents ans. C’est le peuple qui a réclamé un roi, pour être semblable aux autres.

Que ressentez-vous près de trois mois après l’attaque du 7 octobre perpétrée par le Hamas contre Israël ?

Toujours de l’effroi et une immense inquiétude. Les Israéliens et les Palestiniens doivent faire face à des questions existentielles qui se nouent à l’Histoire, à la guerre, à une perte de confiance abyssale. C’est trop grand, trop lourd pour des êtres humains. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles la religion, arrimée au nationalisme, a une si grande place. Ce qui me dévaste, c’est la somme de souffrance présente en Israël depuis le 7 octobre et l’ampleur de la destruction à Gaza, le nombre de morts plus élevé que dans toutes les guerres précédentes. Quand des êtres humains font face à tant de douleur et de désespoir quotidien, les questions politiques ne peuvent même pas être formulées. Or, il est littéralement vital pour tous que le politique reprenne sa place.

« Ce qui me dévaste, c’est la somme de souffrance présente en Israël depuis le 7 octobre et l’ampleur de la destruction à Gaza. »

Quelles nouvelles avez-vous des gens sur place ?

Je continue d’essayer de porter mon regard des deux côtés de la frontière. Ce n’est pas la position la plus confortable, ni la plus répandue, mais c’est la seule envisageable pour moi. Comme le dit Elias Sanbar, on ne peut renvoyer les deux peuples dos à dos car ils sont face à face. À Gaza, je connais les petits-enfants d’une amie palestinienne qui vit en France et dont le fils avait été tué par le Hamas en 2007. Ils vivaient avec leur mère mais leur maison a été détruite. Ils sont partis à Khan Younès, qu’ils ont dû quitter aussi.


 

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