Expulsé de son logement il y a plus d’un an, l’agent de conduite tient debout grâce à son emploi à la RATP. Hors de ses heures de service, il s’ingénie à passer inaperçu.
Patrick Harnais est un monsieur Tout-le-Monde. Parka noire sur vêtements sombres, coupe argentée taillée au cordeau et phrasé posé, l’homme de 57 ans y met un soin particulier. « J’essaie de ne pas paraître ce que je suis », explique ce conducteur de bus récemment embauché par la RATP, après dix-sept années passées au volant des Transports rapides automobiles Transdev. Être comme tout le monde, c’est d’abord avoir un emploi. Professionnel passionné, il captive quand il raconte son métier.
Que ce fut sur les lignes 602 ou 603 entre la gare du Raincy et Corot, ou actuellement sur la 114 reliant Villemomble au château de Vincennes, la conduite nécessite du tact et de la tenue. « J’essaie d’avoir le sourire commercial et le freinage souple. Je suis responsable des gens qui montent dans mon bus, mais aussi du vélo que je croise, de la voiture derrière ou du passant qui traverse. Au volant, on doit regarder partout, toujours dans l’anticipation. Mes yeux sont comme des girouettes. »
Expulsé de chez lui « juste avant la trêve hivernale »
Patrick s’applique tellement à se fondre dans la masse qu’il en devient invisible. Question de dignité. Conducteur de bus le jour, l’agent est sans domicile fixe la nuit. « Je suis un SDF actif », précise-t-il. Expulsé de son chez-lui « juste avant la trêve hivernale » par un huissier secondé de la police le 20 octobre 2022, il a passé ces quatorze derniers mois à peaufiner ses stratégies pour devenir personne dès la fin de son service. Et ça marche.
Ce soir-là, aucun regard ne se pose sur cette silhouette sombre qui s’attarde aux alentours d’une grande place de l’Est parisien quand les passants filent d’un pas pressé se mettre au chaud. Habillé de vêtements superposés, il sait « comment faire avec le grand froid. C’est un acquis de (s)on service militaire ».
Lui va manger un mini-plat « à base de légumes » chez le traiteur asiatique, puis attend dans un bar PMU « à 2,50 euros le café », le regard souvent posé sur son téléphone « pour continuer à se cultiver », ou sort parfois les boules de pétanque sur un terre-plein endormi.
Passé minuit, il rejoint sans se presser son « trois mètres carrés » qu’il gare ensuite dans un coin d’un parking sécurisé. Assuré de n’être vu de personne, Patrick peut s’assoupir. Avant l’arrivée des conducteurs matinaux, il a déjà filé, rasé de près et toujours propre.
Jusqu’à ces derniers mois, cet homme droit au parcours professionnel sinueux (bachelier scientifique à 16 ans et demi, apprenti prothésiste dentaire, puis fabricant de prothèses oculaires et thanatopracteur avant d’entrer chez Transdev) n’avait jamais connu la galère.
« J’en ai ras le bol d’entendre ”je compatis“ »
Elle l’a enferré le jour où la facture des négligences de son couple lui a été présentée. Débiteur jusqu’au cou et dans l’attente du sort réservé à son dossier de surendettement, le conducteur a bien tenté de trouver de l’aide. « C’est votre problème, j’en ai rien à foutre », lui a rétorqué son supérieur direct chez Transdev.
L’assistante sociale de l’entreprise l’a aidé à présenter une demande de logement à Action Logement (ex-1 % Logement). Puis, une autre. Mais, faute de jugement sur son surendettement, les refus s’accumulent. Quant aux agences immobilières, il ne pousse plus leur porte depuis longtemps : « J’en ai ras le bol d’entendre des phrases types, du genre ”je compatis“. »
Dans les premiers temps, le néo-SDF a bien sollicité le 115 pour une place en logement d’urgence. Mais la Péniche du cœur s’apparente pour lui à un coupe-gorge et la chambre en hôtel social était déjà habitée « d’insectes avec des pattes longues comme ça ». « Je préfère dormir dans ma voiture. Parfois, un copain me dépanne avec un lit d’appoint et un duvet. Il a connu la même chose. »
Seul son métier lui permet de se tenir debout
Quatorze mois de ce régime à un repas et demi par jour et cinq heures de sommeil par nuit lui ont fait perdre une vingtaine de kilos et une bonne part de ses espérances dans le genre humain. Seul son métier lui permet de se tenir debout. Entrer à la RATP est pour lui comme un nouveau départ.
Pas tant dans l’espoir de trouver une petite place dans le parc immobilier de l’entreprise que pour échapper à Transdev et à « son organisation du travail bordélique ; à son matériel complètement pourri malgré des mécanos qui essaient de faire l’impossible avec ce qu’ils ont ; au chef qui me traitait de clochard. Nous étions trois SDF sur le dépôt. L’un y travaille toujours et habite ces temps-ci chez sa fille, l’autre est logé par sa nouvelle compagne et est passé comme moi à la RATP ».
À la régie depuis le 20 novembre, personne – collègues comme usagers – ne se rend compte de rien. Seuls son chef, un élu du personnel CGT et un assistant social sont dans la confidence. Fils de militaire élevé à la dure par ses grands-parents agriculteurs, Patrick a vu sa carapace s’endurcir. Mais des larmes coulent de temps en temps. « Cela me ferait tellement de bien d’être chez moi, tranquille. Je sais que je suis un grain de poussière. Je ne demande qu’un peu de compréhension. »
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