mardi 26 décembre 2023

Luc Jacquet : « Aujourd’hui, porter la beauté du monde, c’est faire du cinéma politique »


 Les manchots Empereur prennent la pose © Cédric Gentil / Expédition Wild-Touch Antarctica

Voyage au pôle Sud, de Luc Jacquet, 1 h 22 min, France

Après « la Marche de l’empereur », récompensé en 2006 par l’Oscar du meilleur documentaire, le réalisateur Luc Jacquet retourne dans l’Antarctique et nous propose « Voyage au pôle Sud ». Un film poétique en noir et blanc et une œuvre d’utilité publique qui s’inscrit dans sa démarche de « médiation du cinéma, de la science et de l’enseignement ». En marchant au pas lent de l’explorateur, le spectateur apprécie la beauté et la rigueur de ces paysages glacés. Sans oublier d’observer, voire de caresser, ses compagnons de route, les manchots empereurs…

Vous retournez régulièrement en Antarctique. En quoi ce continent est-il magnétique ?

Ce magnétisme, on y est tous sensible. Toute personne qui pose le pied là-bas a envie d’y retourner. C’est un mystère. Et un paradoxe ! Car on est loin, on prend des risques, ça fait mal, il fait très froid… L’Antarctique, j’y suis allé plus d’une quinzaine de fois, j’y ai passé au total près de quatre ans de ma vie. D’une certaine manière, j’ai développé une variante grave à cette addiction ! Et puis il y a toujours cette « impossibilité » de raconter notre expérience. C’est insaisissable et tellement grand que c’est difficile à partager. Mais c’est bien l’objet de ce film. Je résume tous mes voyages et ceux d’autres explorateurs pour essayer de faire ressentir à ceux qui n’ont pas la chance d’y aller ce qu’on a vécu, et pourquoi on est fasciné par ce continent.

Vous retrouvez vos compagnons de marche, les manchots. Ils vous fascinent comme ils ont fasciné les spectateurs de « la Marche de l’empereur ». Comment l’expliquez-vous ?

L’incroyable esthétique de cet animal est une chose dont vous ne vous lasserez jamais : il est d’une beauté, d’une quiétude et d’une tranquillité incroyables. À chaque fois que j’y retourne, je suis toujours plus fasciné et j’ai l’impression d’avoir un privilège en côtoyant cette espèce animale. Leur absence de peur est extraordinaire : c’est un des rares animaux qui va se détourner de son chemin pour venir vous voir et passer un moment avec vous, puis repartir.

Vivre cela est une émotion qui dépasse tout. Et retourner se nourrir à cette source de paix absolue avec le règne animal et avec la nature fait un bien fou.

Dans « Voyage au pôle Sud », il n’y a presque qu’un personnage humain, vous, dans ce voyage. Pourquoi ce choix subjectif, voire intimiste ?

Ce film est tout sauf un documentaire. C’est un parti pris, je ne prétends pas raconter tout l’Antarctique. C’est un voyage subjectif, un choix d’artiste. L’important est ce que j’ai à vous faire partager à ce moment-là. Et ce choix est assumé jusqu’au fait d’incarner mon image avec une voix off qui dit « je ». La maturité m’a permis de faire cela, en sortant d’une forme de pudeur pour assumer mon message.

Est-ce que le choix de la solitude du voyageur sert à souligner la richesse du milieu naturel ?

J’aime la peinture classique chinoise où l’on voit de grands paysages et, en cherchant bien, on s’aperçoit qu’il y a un personnage tout petit en bas de la peinture qui, d’un seul coup, nous révèle l’immensité du paysage. Pour moi, la présence de cette silhouette humaine a surtout pour vertu de donner une forme d’échelle et de ramener le personnage à l’archétype : l’être humain. Ce n’est pas Luc Jacquet qui est important, c’est l’idée d’un voyageur qui entre dans des paysages bien plus grands que lui. Toute la difficulté de ce film est là : ne pas en faire un film égotique et demeurer dans le symbolique.

Vous insistez sur le silence, les temporalités lentes, le rythme du marcheur, etc. Est-ce un éloge de la lenteur en opposition à l’accélération de notre civilisation ?

Il y a un moment où cette accélération n’a plus lieu d’être ! Là-bas, en Antarctique, vous aurez beau vous exciter, vous n’irez pas plus vite que le vent ou que la glace qui va fondre ou non et vous laisser passer ou non… Le désir de maîtrise de nos sociétés n’a là-bas aucun sens. Le fait de se remettre dans ce mode plus organique, celui de la lenteur, de la capacité à avancer ou pas, ou à supporter le vent, transforme notre rapport au monde. Vous avez une intention mais son exécution est soumise au bon vouloir de la nature. Cela change tout.

Ce pôle Sud est-il comme l’inverse de notre monde dit « hypercivilisé » ?

C’est la vie réduite à l’essentiel. Quand vous êtes en Antarctique, vous n’avez pas le luxe de gaspiller votre énergie pour penser à autre chose que survivre. Cette épure est la métaphore exacte de ce qu’est l’art d’être vivant.

Vous faites le choix esthétique d’un film en noir et blanc, sauf une brève séquence bleutée de la glace. Pourquoi ?

L’idée est de sortir de la description des choses. Aujourd’hui, l’image se banalise à force d’images ! Si on va sur n’importe quel site Internet et qu’on tape « Antarctique », on va être submergé par un fil d’images plus belles les unes que les autres, mais dont l’accumulation finit par provoquer une sorte de nausée. J’avais envie d’aller plutôt dans des paysages du cœur, dans le sens des émotions et surtout sortir de la description. En effet, quand on fait des documentaires, on lutte en permanence contre ce rapport au réel. D’ailleurs, ce genre de film est en train de s’essouffler. Quand Cousteau filmait, la simple découverte suffisait à nous contenter, mais, aujourd’hui, ce n’est plus le cas : c’est la narration qui fait la différence et surtout l’étonnement. Car le monde a été vu et revu, on a désormais des images de tout. Maintenant, il faut raconter l’histoire.

Vous évoquez Magellan et les explorateurs pionniers. A-t-on encore aujourd’hui cet esprit d’aventure et d’exploration ?

Cet esprit d’aventure fait partie de la nature humaine. De nos jours, il est en train de se diriger vers l’espace, le nouveau Magellan, c’est Pesquet. Ce sont les personnes qui osent partir dans des stations spatiales… Aujourd’hui, ce désir d’exploration vieux comme Homère et Ulysse bute sur le fait que la Terre est archi-explorée et conquise. Notre rapport au monde s’inverse. Maintenant que la conquête est faite, il faut transformer le conquérant en gestionnaire. Ce n’est plus le même logiciel car on était plus pertinent dans la façon de conquérir que dans la manière de gérer !

Vous dites que vous faites du « cinéma d’acharnement, du cinéma politique »…

Oui, du cinéma politique. À notre époque, le simple fait de défendre des valeurs humanistes, des valeurs qui croient à la science, et qui essaient de porter la beauté du monde, c’est faire du cinéma politique. On est arrivé à une telle déliquescence de ces idées, à un tel affrontement de tous contre tous, que quelque chose, qui pouvait paraître futile et léger il y a dix ans, prend une portée politique. Aux États-Unis, on est en train de désenseigner Darwin, il y a les « platistes » (ceux qui croient que la Terre est plate – NDLR), cela fait froid dans le dos. Aujourd’hui, être dans le champ scientifique et rationnel revient à se placer sur un front politique majeur pour lutter contre les obscurantismes.

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